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Crise alimentaire : les impasses de l’agriculture industrielle mondialisée

Publié le 19.06.2020| Mis à jour le 05.01.2022

Dans l’ombre de la pandémie de COVID-19, qui affecte la quasi-totalité du globe, se dessine une des pires crises alimentaires du XXIème siècle. Dans ce contexte préoccupant, certains acteurs poussent encore et toujours pour la généralisation de pratiques agricoles dites industrielles, seules à même, selon eux, de nourrir la planète.


En France, un des principaux syndicats agricoles a utilisé la crise pour promouvoir les exportations agricoles françaises sous le prétexte d’une souveraineté alimentaire qui serait « solidaire »[[Que retenir du manifeste pour la souveraineté alimentaire solidaire de la FNSEA ?, Coordination rurale, 11 mai 2020.]].

C’est profondément méconnaître les mécanismes de cette crise alimentaire, qui devrait au contraire nous amener à vouloir reterritorialiser nos systèmes alimentaires.

C’est également refuser de voir en face la non durabilité et l’absence de résilience de ce modèle agricole industriel, tant pour les producteurs et productrices agricoles que pour la planète.

Les exportations françaises de lait déstructurent par exemple profondément les marchés alimentaires ouest-africains.

Qu’est ce que l’agriculture industrielle?

On peut définir cette agriculture industrielle comme une agriculture très fortement mécanisée et intensive, gourmande en capital et en intrants.

Elle repose sur des filières et marchés internationaux fonctionnant à flux tendus.

Ce modèle se révèle incapable de nourrir durablement la population mondiale : avant même la crise de la COVID-19, les chiffres de la faim étaient à la hausse depuis près de cinq ans et avaient retrouvé les taux de 2008.

Si ce modèle agricole industriel est capable d’assurer une forte productivité par hectare, il présente des impasses majeures qui hypothèquent notre avenir commun.

Les impasses du modèle agricole industriel

En se basant tant sur notre expertise, que sur les publications internationales et scientifiques sur le sujet ou les retours de nos partenaires, nous identifions trois grandes impasses structurelles vers lesquelles nous mènent actuellement le modèle agricole industriel et son internationalisation.

Une agriculture aux impacts sociaux destructeurs

L’agriculture industrielle est construite sur la rentabilité et le capital et non sur le travail et les personnes. Elle affecte durement les conditions de vie et les droits des populations locales et accélère la décomposition du tissu social.

Avec son discours centré sur le rendement des cultures, l’agriculture industrielle pousse vers toujours plus de mécanisation, toujours plus de spécialisation et de productivisme.

Les besoins en main d’œuvre sont moindres, et provoquent un fort exode rural.
Or, dans un certain nombre de régions, comme en Amérique Latine ou en Afrique de l’Ouest, l’industrie et les services ne sont pas suffisamment développés pour que les villes puissent accueillir cet exode dans de bonnes conditions.

Cette agriculture étant fortement destinée à l’exportation, elle élimine également le lien entre les personnes qui produisent la nourriture et celles qui la consomment. Elle détruit les mécanismes de solidarité locale : au Sahel, les outils ruraux de résolutions des conflits entre familles pratiquant le pastoralisme transhumant et celles pratiquant l’agriculture ont par exemple été fortement déstructurés par 40 ans de politique agricole industrielle.

L’utilisation massive de pesticides menace la santé des populations

En Amérique latine, des communautés isolées au milieu de grandes plantations fumigées par voie aérienne sont particulièrement exposées. Des cas de fumigations sur des habitations et des écoles ont par exemple été rapportées au Paraguay, en Argentine et au Brésil.

Le nombre de cas de cancers et empoisonnements divers chez les travailleuses et travailleurs agricoles ne cessent d’augmenter.

Cette réalité frappe tout particulièrement les femmes et les enfants. On constate un nombre croissant de déséquilibres hormonaux et de cancers de l’utérus par exemple, et de malformations graves chez les enfants[[Rapport de la première rencontre nationale des médecins des Peuples Fumigés en Argentine, Août 2010 http://www.reduas.com.ar/wp-content/uploads/2011/04/primer-informe.pdfn]].

Les droits des femmes sont fortement malmenés par le modèle agricole industriel

Le modèle agricole industriel vient occuper et contaminer des territoires qui étaient historiquement cultivés par les femmes pour la production d’aliments. C’est particulièrement le cas de Caazapá au Paraguay, qui était le premier département producteur de fruits et légumes du pays en 2002 et est devenu bon dernier en 2016 en raison de l’avancée du soja et du maïs OGM[[Atlas del agronegocio transgénico en el Cono Sur, 2020.]].
Se consolide alors une division sexuée du travail qui assigne les hommes au travail agricole et relègue les femmes à la sphère domestique, sans que l’ampleur de leur travail soit reconnue et encore moins rémunérée.

Beaucoup d’entre elles n’ont par ailleurs ni accès à la terre, ni aux crédits accordés au secteur agricole. Au Burkina Faso par exemple, les femmes en zone rurale sont systématiquement exclues des droits fonciers.

Lire aussi : Les femmes au cœur de l’agroécologie et de la réforme agraire en Afrique du Sud


L’avancée de l’agriculture industrielle va de pair avec une concentration foncière et un accaparement des terres

Les communautés paysannes, indigènes et traditionnelles sont expulsées des territoires qu’elles occupaient historiquement.

Au moins 26,7 millions d’hectares de terre agricole sont ainsi passés entre les mains d’investisseurs étrangers entre 2000 et 2016 dans le monde.

Au Brésil en 2019 près de 579 000 personnes ont été touchées par des conflits fonciers (expropriations, assassinats et tortures, menaces, pertes de moyens d’existence, etc.) .


L’agriculture industrielle produit une alimentation faiblement diversifiée et de mauvaise qualité nutritionnelle.

Dans un système qui promeut des aliments ultra-transformés, uniformisés et industrialisés, la malnutrition (sous et surnutrition) ne fait qu’augmenter.

Dans beaucoup de pays, les cas de surpoids, obésité, hypertension, diabète, et de carence en micronutriments et de sous-nutritions chroniques s’accroissent. Cela rend particulièrement vulnérable une grande partie de la population dans une situation de pandémie mondiale comme celle du coronavirus[[Unravelling the food-health nexus, IPES Food, 2017]].

Or les grandes multinationales agro-industrielles refusent de reconnaître cette réalité, pire, elles poursuivent en justice les Etats qui tentent de corriger le tir.
En 2009, le Mexique a été condamné par une cour internationale d’arbitrage à verser 77,3 millions de dollars au poids lourd de l’agro-alimentaire Cargill, pour avoir mis en place des mesures de lutte contre l’obésité.


Les impasses économiques d’une alimentation mondialisée

Sous perfusion financière, incapable de rémunérer correctement les producteurs et les productrices, et de résoudre le problème de la faim, l’agriculture industrielle n’est pas soutenable sur le plan économique.

La course aux grandes exploitations et au moins-disant réglementaire

L’agriculture industrielle fonctionne via des économies d’échelle mondialisées : étant donné le coût des investissements et intrants nécessaires à la production et commercialisation, la rentabilité n’est possible que pour les grandes exploitations.

Et encore, ceci n’est vrai que dans les pays où l’agriculture industrielle est subventionnée (en Europe, aux Etats-Unis ou au Japon par exemple) ou dans des pays dépourvus de normes sociales, économiques ou environnementales, comme c’est le cas dans un grand nombre de pays du Sud.

Au Paraguay par exemple, le secteur du soja bénéficie d’une imposition fiscale quasi inexistante, de forts investissements publics, et de normes environnementales très peu contraignantes.

En mettant en compétition tous les agriculteurs et agricultrices du monde, l’agriculture industrielle pousse à une course au moins-disant règlementaire entre les pays. Et ce au détriment de la santé, des conditions de travail des populations et de l’environnement.

Réduction des normes de protection du travail, contrats courts et précaires, augmentation du travail informel : ces pratiques sont aujourd’hui généralisées et accroissent la paupérisation des travailleurs et travailleuses dans le secteur agricole.

Certains secteurs passent exclusivement par un système de contractualisation asymétrique : au Vietnam plus de 90% du coton et du lait proviennent de productions contractuelles (où une entreprise a souvent des droits exclusifs et asymétriques sur la récolte d’une famille paysanne), tandis qu’au Mozambique 100% du coton et du tabac sont produits via ce type de contractualisation précaire [[CCFD-Terre Solidaire, « Accaparements de terre : situation à l’international, enjeux pour les pays du Sud et rôle de la France », Mission d’information commune sur le foncier agricole de l’Assemblée nationale, 2018; ActionAid, Contract farming and out-growers schemes. Appropriate development models to tackle poverty and hunger? Policy discussion paper, mars 2015]] .

Cette contractualisation se fait généralement au détriment des familles productrices, qui doivent supporter une grande partie du risque, sans protection sociale ou sécurité financière en contrepartie.

bagre.jpgL’agropôle de Bagré au Burkina Faso est une bonne illustration de l’agriculture industrielle basée sur des « pôles de croissance » promue par nombre d’Etats. Les paysans ont été déplacés et réinstallés sur le pôle ou ils cultivent le riz à raison de 1 hectare irrigué (en concession) pour 2 hectares non irrigués (dont ils étaient propriétaires). ©Patrick Piro/CCFD-Terre Solidaire


Il est faux de croire que les multinationales nourrissent le monde

Si les multinationales du secteur agro-industriel ne cessent de répéter qu’elles « nourrissent le monde », la réalité est toute autre : 60% des personnes souffrant de la faim dans le monde sont des paysans et paysannes.

Consultez notre infographie pour mieux comprendre la faim dans le monde :

Chiffres de la faim dans le monde 2018
Chiffres de la faim dans le monde 2018

Le problème de la faim dans la monde n’est pas un problème de production. Nous produisons actuellement suffisamment pour nourrir la planète. C’est un problème d’accessibilité financière (revenus trop faibles, volatilités des prix, etc.) et d’accès à des moyens de production et de commercialisation pour les personnes qui produisent la nourriture.

En raison de la déstructuration profonde des filières alimentaires qu’elle engendre, la crise de COVID-19 est un vif rappel de cette réalité.

Lire aussi : La pandémie de coronavirus amplifie la crise alimentaire au Sud


L’environnement : l’agriculture à la fois victime et bourreau

Peu durable, le système agricole actuel menace notre biodiversité et nous mène dans une impasse climatique.

L’usage des pesticides est exponentiel et en relation directe avec l’avancée du modèle agroindustriel centré sur une « optimisation » semencière résistante aux herbicides.

Ces pesticides, associés à une forte déforestation, impactent l’eau, l’air, la terre, et les écosystèmes.

Or la destruction des écosystèmes augmente le risque de maladies d’origines animales, tel que la COVID-19 ou Ebola.

Le système alimentaire agroindustriel et mondialisé représente un tiers des émissions de gaz à effet de serre.

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Tout ceci, alors que les impacts des dérèglements climatiques sont l’une des principales causes de pertes agricoles au niveau mondial et l’un des trois principaux facteurs expliquant la hausse de la faim.

Toutes ces impasses sont structurellement liées au fonctionnement de l’agriculture industrielle et de son internationalisation.

Des changements à la marge, ou de simples innovations technologiques, ne seront pas en mesure de les corriger : pour les résoudre il convient de transformer en profondeur notre système agricole et alimentaire.

Un modèle à bout de souffle… pourtant promu à bout de bras :

Alors que notre modèle agricole industriel ne parvient plus à cacher ses failles en temps normal, il est de plus en plus visible qu’il contribue à créer et à amplifier les crises de par sa vulnérabilité économique et sociale et son empreinte environnementale.

Ces impasses sont à l’origine des trois principales crises alimentaires du 21ème siècle : celle de 2008, de 2012 et maintenant de 2020.

Pourtant, alors que les vulnérabilités et faiblesses structurelles de ce modèle sont connues et documentées depuis des années[[Agriculture at a Crossroads, International Assessment of Agricultural Knowledge, Science and Technology for Development –IAASTD-, 2009.]], il continue d’être promu comme une solution de sortie de crise et comme un investissement durable pour les Etats . [[Voir entres autres les positions portées par la Nouvelle Alliance pour la Sécurité Alimentaire et la Nutrition (NASAN) du G8, celles du volet agricole du mouvement Scaling Up Nutrition (SUN), des déclarations du Forum Africain pour la révolution verte, de GROW Africa, de l’Alliance Globale pour l’Agriculture Intelligente Face au Climat (GACSA), ou plus récemment celles de l’Alliance de l’industrie semencière d’Afrique de l’Ouest (Asiwa) ou encore du tout récent Plan d’Investissement Extérieur Européen (PIE).]]

Sous l’incitation financière des pays du G7, de nombreux Etats ont par exemple tenté depuis les émeutes de la faim de 2008 de faire de l’hyperspécialisation agricole un modèle de réussite.

Sans succès : depuis cinq ans la faim augmente principalement chez les producteurs et productrices des pays les plus dépendants aux marchés internationaux agricoles. C’est par exemple le cas de la Côte D’Ivoire depuis 2015.

Alors pourquoi ce modèle, dont les impasses sont connues, continue-t-il d’être considéré comme LE modèle à promouvoir de nos jours ?

Serait-ce par manque d’alternative ?


Il existe des alternatives à l’agriculture industrielle

L’agroécologie paysanne, mise en œuvre avec succès par de nombreuses organisations paysannes, montre à elle seule la viabilité d’une agriculture et de systèmes alimentaires plus locaux et résilients.

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Une agricultrice vend sa production dans un « green market » en Thaïlande. Le partenaire du CCFD-Terre Solidaire, Towards Organic Asia, rassemble les initiatives locales d’agriculture biologique dans la région du Mékong pour promouvoir l’agro-écologie et la consommation responsable.

Le modèle industriel bénéficie du soutien indéfectible de nombreux Etats d’acteurs privés agricoles

Si le modèle agricole industriel est actuellement si omniprésent c’est en grande partie lié au soutien quasi indéfectible dont il dispose de la part de quelques Etats ayant fait de l’agriculture industrielle un modèle de rente.

C’est aussi lié au travail conséquent d’influence internationale qu’opèrent certains acteurs privés agricoles.
Ces derniers, caractérisés par leur faible nombre (quelques multinationales et fondations dominent largement le marché ) et par les liens étroits qu’ils entretiennent avec les pouvoirs publics, ont profité des crises alimentaires de 2007-2008 et de 2012 pour renforcer drastiquement leur rôle sur la scène internationale :
En devenant des acteurs clés du financement de la recherche (la Fondation Bill et Melinda Gates – pro agriculture industrielle, OGM et libre échange – est par exemple un des principaux bailleurs mondiaux vis-à-vis de la recherche agricole mondiale) ;
En intervenant de manière de plus en plus marquée dans les négociations internationales conduisant à l’élaboration de normes agricoles (Syngenta, une des principales firmes mondiales en agrochimie, est par exemple membre du Forum Economique Mondial et est un membre actif du Mécanisme du Secteur Privé du Comité de la Sécurité Alimentaire mondiale) ;
Et en créant ou finançant un grand nombre d’initiatives chargées de défendre leurs valeurs dans le champ public et auprès des gouvernements (l’Alliance pour une révolution verte en Afrique – AGRA -, en charge de l’organisation du futur Sommet des Nations Unis sur les Systèmes Alimentaires , a ainsi été créé par la Fondation Bill et Melinda Gates et la Fondation Rockefeller))[[Quel avenir pour la souveraineté alimentaire dans un cadre international de plus en plus libéral ? Cahier de l’atelier, 2019.]].

Les émeutes de la faim de 2007-2008 ont ainsi été suivies d’une véritable prolifération d’initiatives nationales et internationales et d’actions de promotion en faveur de l’agriculture industrielle.

Ces initiatives ont toutes bénéficié de la très forte connexion de leurs financiers avec la plupart des gouvernements et des agences internationales pour tenter d’assurer un consensus sur le modèle agricole à suivre : leur but est à la fois de tenter de minimiser les impacts négatifs de l’agriculture industrielle, bien souvent vus comme un mal nécessaire ; puis de promouvoir des solutions technologiques à la marge, qui ne remettent pas en cause ce modèle, sous le prétexte qu’il n’existerait pas d’alternatives.

Si le modèle agricole industriel se maintient en place et continue d’être vu comme une solution viable, ce n’est pas du fait du mérite ou de l’efficacité des solutions qu’il propose.

Au contraire, les rapports, notamment Onusiens, qui dénoncent les impacts de ce modèle dans un contexte d’augmentation chronique de la faim et de crises climatiques, n’ont jamais été aussi nombreux.

C’est bien le résultat d’une combinaison d’intérêts financiers de certains états et d’une stratégie d’influence des gouvernements et des instances internationales savamment orchestrée par quelques grandes entreprises du secteur agroalimentaire.

La crise alimentaire et nutritionnelle de 2020 (la troisième en 12 ans !) n’est qu’une illustration de plus de l’incapacité de ce modèle industriel et mondialisé à nourrir convenablement la planète.

Si l’on souhaite gérer correctement cette crise et se prémunir des suivantes, il est donc primordial de changer de logiciel : reterritorialiser nos systèmes alimentaires, adopter des pratiques agricoles agroécologiques et paysannes, et faire de la solidarité internationale un principe clé dans nos relations commerciales.

Valentin Brochard, chargé de plaidoyer souveraineté alimentaire
Floriane Louvet, chargée de mission partenariats Amérique Latine

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