L’émergence d’un individu nouveau
Après dix-sept années passées en exil, Kamel Jendoubi, rentré en Tunisie, a été membre de la Haute instance, puis nommé président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections. Lors du colloque du CCFD-Terre Solidaire « Gouvernance et responsabilité, propositions pour un développement humain et solidaire », le 9 décembre, à Paris, il a décrypté les défis qui attendent les nouveaux acteurs de la société civile tunisienne.
« Les changements qu’a connus la région arabe nourrissent des interrogations quant à leur nature. Après avoir salué la révolution, beaucoup d’observateurs se montrent inquiets de la tournure politique, issue notamment du résultat des urnes. L’histoire nous a pourtant appris qu’il s’agit de processus lents, ponctués de moments de crise, d’instabilité, parfois à des dérives autoritaires ou des consolidations démocratiques. Ces changements, nous, militants associatifs des droits de l’homme, nous les avons rêvés, espérés, vécus… mais ne les avons jamais pensés.
Les grilles analytiques utilisées pour décrire la société arabe doivent être révisées de manière systématique. La logique de la stabilité et de la sécurité a montré ses limites et est toujours en porte-à-faux de l’évolution de la société. Les événements, quoique imprévisibles, ne sont pas nés du néant. Ils sont le fruit d’une évolution sociale lente.
Les révolutions ont levé le voile sur un environnement humain en changement, porté par des tendances lourdes, comme la transition démographique, l’urbanisation, le développement des NTIC (Nouvelles technologies de l’information et de la communication), qui ont fait émerger de nouveaux acteurs et modes de contestation sociale. À travers ces évolutions, c’est le constat de l’émergence d’un individu nouveau attaché à sa dignité et à sa liberté qu’il faut mettre en lumière.
Parmi les nouveaux acteurs de la contestation, il faut prendre en compte l’apparition d’une génération nouvelle et nombreuse qui se démarque par de forts taux de scolarisation y compris des femmes. Ces changements sont très importants au niveau socio-économique et interrogent autant l’impact du processus de rupture générationnelle sur la société que celui de la nouvelle place donnée aux femmes. Le phénomène des diplômés chômeurs illustre cette évolution. Tous les ans, 80 000 diplômés sortent de l’Université en Tunisie et seuls 20 000 accèdent à l’emploi.
Une carte politique totalement transformée
L’émergence de ces nouveaux acteurs, que sont les jeunes, les femmes et les chômeurs, que l’on croyait soumis à la dictature et à l’indifférence, a surpris. Cette nouveauté réside dans leur rôle politique et les modes d’expression qu’ils utilisent. Héritiers d’une culture militante estudiantine, ils ont souvent une culture radicale et investissent l’espace public à la recherche de dignité. De plus, les cyberactivistes ont forgé certaines pratiques qui ont jeté un pont entre l’individuel et le collectif, entre le local et le global. La carte politique tunisienne s’est totalement transformée avec ces nouveaux acteurs.
Il faut également souligner le rôle essentiel joué par les syndicalistes, ceux des sections locales, qui se sont largement différenciés des décideurs. Militants de base, ils ont eu la capacité de transformer des mouvements locaux en mouvements visibles. Les avocats ont joué également un rôle déterminant et leur soutien à la révolution s’est manifesté à la fois à titre individuel et militant mais également en tant que corps constitué. Enfin, le tableau serait incomplet si l’on omettait les artistes de la région, rappeurs, peintres, acteurs, écrivains qui ont travaillé le terrain de la contestation depuis de nombreuses années, non sans difficultés.
Il importe de considérer l’ensemble de ces groupes et individus comme des acteurs qui luttent pour une société démocratique. Il me semble qu’il faut, d’une part, soutenir ces forces citoyennes mais sans trop affaiblir l’État. Cela passe nécessairement par la mise au point de mécanismes qui protègent la démocratie et les droits et libertés fondamentaux indépendamment du pouvoir en place. D’autre part, la question sociale doit être intégrée au processus démocratique pour ne pas le bloquer. À ce titre, il faut souligner que l’économie n’apparaissait pas dans les débats en Tunisie. Elle s’invite désormais par des biais divers : la corruption, le constat de la profondeur des inégalités sociales et régionales. La révolution a permis aux Tunisiens de redécouvrir la pauvreté car les chiffres étaient truqués.
Après la période révolutionnaire, la question est désormais de savoir quelle sera la place de la société civile, au sens large, dans la transition démocratique. Les défis et combats qui s’ouvrent à nous sont nombreux : l’égalité des relations hommes-femmes, la rupture des générations, les réformes constitutionnelles, la question sociale, l’institutionnalisation de la volonté du peuple, la question de l’histoire et de la mémoire, et celle du pluralisme et de la diversité.
Cette société civile, multiple et variée, composée d’organisations, certaines très récentes et d’autres beaucoup plus anciennes, doit apporter sa contribution aux projets nationaux à travers le débat, le dialogue avec les institutions nationales et les interlocuteurs internationaux. Il est vrai que les ONG des droits de l’homme ont un rôle spécifique pour aider à traduire en justice les auteurs de discriminations, de violence politique.
Il y a également des situations nationales très différentes, les changements ne peuvent pas être exportés même si le combat commun en faveur de la démocratie doit se perpétuer. Les échanges entre les différents acteurs de la région pour dégager les similitudes et leçons à tirer me paraissent, à ce titre, essentiels.
Face à cela, il s’agit pour nous d’apprendre à vivre dans un environnement très fluctuant, tout en engageant une réflexion profonde sur le chemin à suivre sur le moyen et long terme. »
Kamel Jendoubi
Faim Développement Magazine n°263 janvier-février 2012
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