La lumière de l’art
Deux ateliers de la mémoire organisés au centre Bophana ont permis le passage de relais entre les aînés et des artistes d’une vingtaine d’années. Plusieurs d’entre eux ont fait leurs classes à Battambang, au siège de l’ONG Phare Ponleu Selpak.
À l’initiative d’une universitaire de la diaspora, Soko Phay-Vakalis, les « anciens », Vann Nath ainsi que Séra, cinquante ans, peintre et auteur d’albums de bandes dessinées, ont dialogué avec une dizaine de jeunes plasticiens, le temps de ces deux ateliers de création graphique. Des échanges qui ont stimulé l’imagination de la nouvelle génération – qui n’a pas connu le génocide – et donné naissance à une série d’œuvres de fiction aussi fortes qu’originales. Les bas-reliefs des temples d’Angkor sont fréquemment ornés de séduisantes nymphes célestes, les apsaras. Phe Sophon a repris l’une d’elles, mais lui a composé une tête de mort, réminiscence des propos mégalomaniaques de Pol Pot : « Puisque notre peuple a été capable d’édifier Angkor, tout lui est possible. »
Sou Sophy s’est, elle, attachée au sort des enfants sous les Khmers rouges. Ses dessins au charbon ou ses toiles, sombres mettent en scène des tout-petits criant famine ou décharnés devant un bol de riz. Sur l’une des toiles de Both Sorin flottent des bouts déchirés de krama, étoffe de carreaux rouges et blancs formant le foulard khmer traditionnel, qui suggèrent une mémoire en lambeaux.
Maître de conférences en arts plastiques à l’université Paris VIII, Soko Phay-Vakalis, qui a conçu et suivi ces ateliers, s’est réjouie de « la richesse du travail collectif » et d’une sorte de « transmission à rebours » à l’issue de ces deux rencontres organisées en juin 2008 et janvier 2009. Les jeunes artistes interrogeaient les archives et questionnaient Vann Nath et Séra pour combler leurs nombreuses lacunes historiques. Démarche initiatique : les adeptes d’une expression artistique en plein renouveau sont invités à « briser le silence des aînés ».
L’art, trait d’union entre le passé et le présent
Je retrouve plusieurs des jeunes participants à ces ateliers dans la ville de Battambang, dont ils sont originaires. Plus précisément au siège de Phare Ponleu Selpak (La lumière de l’art, partenaire du CCFD-Terre Solidaire). « J’ai été vraiment impressionné par Vann Nath, avoue Both Sorin. Il m’a longuement parlé de ce qu’il avait vécu à S 21. Je n’imaginais pas que la cruauté humaine puisse aller si loin. » Des pans insoupçonnés de leur histoire se sont révélés. « Ma famille a connu la déportation et son cortège de souffrances, dit Sou Sophy, mais elle ne m’a livré que des bribes de ce passé terrible. » « Je suis né dans un camp de réfugiés, complète Nov Cheanick. À présent, je me sens une responsabilité sociale. L’art, trait d’union entre le passé et le présent, peut aider à changer les mentalités. »
Tous ont fini l’école et bénéficiant d’une notoriété naissante, commencent à voler de leurs propres ailes. « Je divise en trois ce que je gagne, explique Pen Robit. Une part pour ma famille, une pour vivre et acheter le matériel de peinture et la dernière pour payer des cours d’anglais et de français. » « Moi, dit Sou Sophy, je mets de l’argent de côté, car j’aimerais ouvrir une galerie à Battambang, exposer mes toiles et celles de mes amis. » « Même si nous y attachons beaucoup d’importance, nous ne sommes pas focalisés sur le passé », poursuit Both Sorin. Il nous montre quelques tableaux de facture classique, esquisses de temples ou scènes de la vie quotidienne. « Les touristes qui nous rendent visite, explique-t-il, ont aussi envie de rêver. »
De la décharge aux feux de la rampe
Autour de nous, le mini village qui abrite Phare Ponleu Selpak (PPS) bourdonne comme une ruche. Phare scolarise 1 500 élèves issus de familles défavorisées des environs, dont 76 accueillis comme internes, et multiplie les activités culturelles : cirque, théâtre, musique, cours de hip hop, arts graphiques… L’un des pionniers de cette success story associative, Khuon Det, aujourd’hui directeur artistique de Phare, rappelle les prémices : les cours de dessin donnés en 1986 aux enfants réfugiés près de la frontière thaïlandaise, afin qu’ils surmontent les traumatismes de la guerre et de la vie en camp.
Un projet repris en 1994 à Battambang, notamment avec les enfants de la rue ou ceux qui triaient les ordures de la décharge. « Depuis toujours, insiste Khuon Det, nous essayons de détecter le talent artistique. Et nous y arrivons, même parmi les plus vulnérables des enfants ! »
La troupe de comédiens est mobilisée sur un projet d’envergure : la reprise de la pièce créée en 1985 par Hélène Cixous et Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil, L’histoire terrible et inachevée de Norodom Sihanouk. « C’est un autre volet de notre passé que nous tentons de nous réapproprier. On peut le voir comme un complément aux procès des Khmers rouges », glisse Khuon Det. De fait, le réquisitoire contre l’ancien roi est sévère. Même si l’ex-souverain n’entretenait pas d’illusion sur les Khmers rouges – « Quand ils n’auront plus besoin de moi, ils me cracheront comme un noyau de cerise », avait-il prédit – sa fatuité et sa rancœur contre le putschiste Lon Nol et ses soutiens américains étaient telles qu’il s’engagea dans une alliance avec « le diable ». Après une série de représentations au Cambodge, il est prévu que la pièce fasse une tournée en France, à l’automne 2011, et aux États-Unis en 2013.
Mais l’accent est surtout mis sur le cirque, école de solidarité. « Les acrobates doivent pouvoir pleinement compter les uns sur les autres, sinon c’est l’accident. » Fort d’une renommée croissante, le cirque de Battambang multiplie désormais les tournées à l’étranger, en France notamment. Lors de notre passage, des circassiens de quinze à dix-huit ans rodaient avec bonheur le spectacle « Où est-ce que le soleil se lève ? », métaphore chorégraphiée de la période khmère rouge.
Les pirouettes du destin
Sous le chapiteau, Phounam Pen, dix-neuf ans, arbore un sourire juvénile étincelant. Contorsionniste vedette de la troupe, elle a bénéficié d’un stage d’un an au Vietnam avant d’effectuer plusieurs tournées en France et en Allemagne. Elle semble rayonner de bonheur, elle revient pourtant de loin. « Mon père, traumatisé par les massacres de ses proches sous le régime des Khmers rouges, s’est mis à boire de plus en plus au fil des ans. Sous l’emprise de l’alcool, il frappait tout le monde à la maison. Heureusement, j’ai pu trouver refuge ici, à l’internat de PPS. Mon père est décédé du sida en 2002. Grâce au cirque, j’ai pu m’en sortir. Sinon, poussée par le désespoir, je serais sans doute partie en Thaïlande, comme deux de mes grandes sœurs. ».
Quand on lui fait part des dernières statistiques de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) : 731 ressortissants cambodgiens, victimes de trafics humains ou réduits en esclavage, en Thaïlande et Malaisie notamment, rapatriés entre 2007 et 2010, Phounam Pen laisse tomber, un voile sur le regard : « J’ai échappé de peu à ce destin. »
Bientôt, son visage s’illumine à nouveau. On la sent pleine de force. « En ce moment, je joue dans le spectacle Putho ! Il traite des relations actuelles entre garçons et filles, polluées par l’argent et même du sujet tabou de l’homosexualité féminine. » Elle éclate de rire : « Je ne sais pas ce que ma mère va dire ! »
S’emparer des défis sociaux
À proximité du chapiteau, un bâtiment en dur accueille le studio d’animation où quelques jeunes réalisent vidéos et dessins animés. « Avec le concours de l’association Oxfam-Québec, indique Chhunly Poy, nous venons d’achever un film de sensibilisation sur les risques de l’exil en Thaïlande pour les enfants et les adolescentes guettés par le travail forcé ou la prostitution. Vous pouvez le voir sur YouTube. » Un peu plus loin, une autre équipe tire le bilan de ses visites dans les prisons de Battambang et Sisophon et du travail de réhabilitation de jeunes trop accros à la yama, l’herbe locale, ou à l’héroïne. « Nous organisons des ateliers de musique ou de théâtre avec les détenus, expose l’un d’eux. Nous avons aussi pris des photos des prisonniers que nous apportons à leur famille, pour rétablir des liens souvent coupés. »
À l’instar des artistes de Phare, une fraction de la jeunesse cambodgienne n’hésite plus à revisiter le passé et à s’emparer des défis sociaux d’aujourd’hui. Avec pragmatisme. Ceux qui ont participé à « L’atelier de la mémoire » de Phnom Penh se souviennent avec émotion de la toile composée devant eux par Vann Nath. Une « peinture testament » intitulée Deux lotus. Ces lotus, qui symbolisent selon les croyances bouddhistes, la pureté et l’innocence, réussissent à survivre dans un environnement hostile. Surtout, une petite fleur grandit dans l’ombre protectrice de son aînée. Un vrai message d’espoir pour le Cambodge nouveau.
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