L’eau : Comment la gérer au profit de tous ?
Dans l’absolu, la planète dispose d’assez d’eau pour répondre aux besoins de toute l’humanité. Mais les ressources sont réparties de manière inégale et plus d’un milliard de personnes n’ont pas accès à une eau propre. Pour garantir un accès à l’eau pour tous, des investissements colossaux sont nécessaires.
Le secteur privé est sollicité, mais l’arrivée des multinationales sur le marché inquiète ceux qui craignent l’appropriation au profit d’intérêts privés d’une ressource qui constitue le bien public mondial le plus vital. Comment garantir le droit à l’eau? Comment la répartir entre population, agriculture et industrie? Comment fournir de l’eau aux zones rurales? L’eau est au cœur des défis du XXIe siècle. Solidarité et contrôle citoyen sont les clés d’une gestion équitable.
De la femme africaine qui remplit son seau dans le marigot du village, à la famille vietnamienne s’abreuvant à un Mékong utilisé comme poubelle, des habitants des bidonvilles de Port-au-Prince se servant dans des canalisations éventrées à ceux de Jakarta qui voisinent avec des égouts à ciel ouvert, plus d’un milliard de personnes n’ont pas accès à de l’eau propre. Cinq millions de personnes en meurent chaque année. Deux fois plus que par le sida. Trente millions en sont gravement malades, de la diarrhée déclenchée par des coliformes fécaux au redoutable ver de Guinée qui fait éclater les chairs.
Depuis cinquante ans, les cris d’alarme se sont multipliés face à ce défi de l’eau qu’une démographie galopante rend sans cesse plus difficile. Rompant avec les incantations passées, le Sommet mondial sur le développement durable à Johannesburg, fin août dernier, a pressé les entreprises privées d’agir en partenariat avec le secteur public pour fournir d’ici à 2015 de l’eau potable et l’évacuation des eaux usées à la moitié de la population mondiale qui en manque. Car il y a désormais urgence et la stabilité de la planète en dépend.
Le problème ne tient pas, en effet, à la ressource en eau, en quantité largement suffisante sur le globe pour les besoins domestiques, mais aux investissements nécessaires pour la capter, la traiter, la distribuer, que ce soit dans un village indien du Nicaragua ou un quartier populaire de Buenos Aires.
« Des investissements très lourds qui s’amortissent sur des décennies », souligne Jacques Barraqué, directeur de recherche au Cnrs, spécialiste de la gestion de l’eau. Il faudrait injecter 100 milliards de dollars par an pendant vingt-cinq ans dans les pays en développement pour satisfaire les besoins, selon le Conseil mondial de l’eau, un centre international de réflexion impulsé par la Banque mondiale qui réunit des experts du secteur. Un chiffre colossal qui explique -libéralisme oblige- l’appel à la rescousse lancé aux investisseurs privés. Un groupe de travail issu du Conseil mondial de l’eau – le Panel pour le financement des infrastructures hydroauliques- dirigé par Michel Cmdessus, l’ancien directeur du Fmi entouré de grosses pointures de la finance aux côtés de quelques Ong, est donc chargé de mettre au point des solutions concrètes pour convaincre les multinationales de l’eau d’investir dans les pays « à risque » de l’hémisphère sud et de les présenter à un Sommet mondial de l’eau, prévu à Kyoto, en mars 2003.
Partenariat public-privé
Oui, mais… L’irruption des multinationales inquiète. Elle inquiète ceux qui ont en mémoire l’exemple Vivendi construisant un nouveau groupe avec les profits réalisés dans les services de l’eau avant de s’écrouler en provoquant d’impressionnants dégâts collatéraux dans la presse et l’édition française. Elle inquiète aussi ceux qui craignent l’appropriation privée d’une ressource naturelle, telle la Coalition mondiale contre la privatisation et la marchandisation de l’eau issue du courant « anti-mondialisation ». À l’origine de cette coalition, on trouve l’Association pour un contrat mondial de l’eau (Acme) qui s’appuie sur Le manifeste de l’eau de l’universitaire belge Ricardo Petrella. Selon son secrétaire général Jean-Luc Touly (un salarié de Vivendi passé par Attac) : « C’est un secteur public décentralisé qui doit fournir l’eau. Le secteur privé n’a rien à y faire. Qu’il se cantonne à la construction des canalisations. L’aide publique pourrait fournir les 10 à 15 milliards de dollars par an, budget suffisant si on ne cherche pas à exporter le modèle et les technologies européennes. On peut s’en tenir, par exemple, à des techniques rustiques d’assainissement, telles le lagunage pour l’épuration des eaux. Il est aussi possible, souligne encore Jean-Luc Touly, de diminuer la pollution de la ressource et donc son traitement coûteux, en révisant le modèle d’agriculture intensive, basé sur une consommation excessive d’engrais azotés, de pesticides qui migrent dans les nappes phréatiques.»
Pourtant, des politiques aux techniciens en passant par les Ong, il y a un indiscutable consensus pour un partenariat public-privé même si des garanties sont exigées contre toute dérive -et d’abord celle d’une hausse du prix de l’eau pour les plus défavorisés. Sur ce plan, à côté d’échecs évidents, il y a des « privatisations réussies », estime Raymond Jost du Secrétariat international de l’eau, en citant le cas de la Côte-d’Ivoire et du Sénégal, deux pays où opère la Saur, filiale de Bouygues : « C’est surtout, souligne-t-il, parce que l’État a su s’imposer, non sans peine, face à la multinationale et qu’il a inscrit comme priorité le branchement de l’eau potable des populations les plus démunies. »
Ondéo (ex-Lyonnaise des Eaux devenue filiale du groupe Suez) met en avant l’expérience de Buenos Aires avec la desserte des quartiers les plus pauvres via des bornes collectives. «Les dépenses en eau des ménages raccordés sont quarante fois moins élevées que lorsque la fourniture est assurée par des porteurs d’eau», assure Jean-Louis Blanc, directeur délégué auprès du directoire de Suez qui affiche la desserte de «9 millions de personnes pauvres sur 120 millions de clients».
Garantir l’accès
Pour le Gret (Groupe de recherche et d’échanges technologiques), qui a participé à la mise en place d’un réseau de bornes fontaines dans un quartier de Port-au-Prince « le débat entre État et secteur privé relève davantage du fantasme que de la réalité. La véritable question est: comment garantir aux populations pauvres un accès aux services dans des conditions économiques acceptables? 0r, constate-t-il, dans les pays du tiers monde, le secteur privé ne cherche pas à faire de l’argent sur le dos des pauvres, mais à limiter les dégâts dans les zones pauvres pour continuer à faire de l’argent. Le seul moyen pour rentabiliser, c’est d’augmenter la participation des riches. Par simple calcul économique réaliste, les entreprises privées sont amenées à redistribuer les richesses ».
Garde-fou contre les excès du privé, le contrôle des usagers est néanmoins revendiqué : « Les consommateurs, comme les pouvoirs publics doivent exercer un droit de contrôle », souligne Catherine Gaudard du Ccfd. S’assurer en particulier que l’aide publique en soutien à l’initiative privée ne serve pas à accroître les profits. Cela exige, selon Céline Trublin de l’association Agir Ici, « une véritable transparence des contrats de gestion de l’eau entre les entreprises privées et les collectivités locales. En France, on en est loin. Cela sera difficile aussi dans les pays en développement ».
Quand bien même, les groupes privés seraient en mesure de distribuer de l’eau potable à tous, y compris aux plus pauvres, ce progrès attendu ne concerne que les grandes métropoles des pays en développement. Le monde rural n’est pas un marché pour les grandes entreprises qui ne peuvent étaler les coûts sur un nombre suffisant de consommateurs. La « brousse » est la grande oubliée de l’offensive actuelle pour l’accès à l’eau, alors que 60 % de la population des pays du Sud y vit, en dépit de l’action des Ong qui complètent des financements publics ou privés (ceux des immigrés) forcément modestes à l’échelle des besoins.
Initiative originale
C’est là que des fonds supplémentaires sont incontournables et que se pose la question de leur origine. La réponse pourrait se trouver dans une initiative originale, et pour le moment sans équivalent, du Syndicat des eaux d’Île de France (Sedif) qui prélève l’équivalent de 2 centimes de francs par m3 d’eau consommée pour l’usage domestique en faveur des pays en développement. En quinze ans, 55 millions de francs ont été rassemblés permettant à 1,2 million d’Africains d’accéder à l’eau potable. Récemment, ce sont 100000 Vietnamiens de la province de Nam Dinh (nord de Hanoï) qui ont bénéficié de mini-stations d’épuration (250 000 francs par village).
« Si toutes les communes de la région pari- sienne faisaient comme nous, cela triplerait les sommes et le nombre de bénéficiaires potentiels », rêve Christian Cambon, vice- président du Sedif et de PS Eau (Programme solidarité eau). « Si ce système était généralisé au niveau de l’Ocde, c’est plus de 700 millions de factures qui pourraient être concernées », affirme, comme en écho, Guy Leclerc, coauteur d’une étude sur la problématique financière mondiale de l’eau publiée par le bureau d’études PriceWater-houseCoopers. « Une contribution moyenne de 10 euros par facture dégagerait un montant annuel de 7 milliards d’euros qui pourraient être reversés à l’institution financière chargée de collecter l’aide et de l’affecter aux projets.»
Une répartition inégale
La planète dispose, dans l’absolu, de 9 000 km3 d’eau douce et en utilise, toutes activités confondues, 5 200 km3.
Mais cette ressource est à, la fois inégalement répartie (dix pays se partagent 65 % de la réserve) et inégalement consommée: l’agriculture se taille la part du lion avec 65 % des prélèvements, devant l’industrie (26 %), les particuliers (9 %). La consommation d’eau pour les usages domestiques est elle-même inégale et varie en fonction du niveau de vie et de la ressource disponible: globalement, un Américain consomme 700 litres par jour, un Européen 200, un Haïtien 20. La quantité minimale nécessaire est de l’ordre d’une quarantaine de litres par jour et par personne, dont 2 à 3 litres pour la boisson.
En raison de l’accroissement démographique, la quantité d’eau douce disponible – constante- ramenée au nombre d’habitants diminue: 17000 m3 en 1950, 6000 m3 aujourd’hui, 4800m3 en 2025 avec 9 milliards d’habitants. Le seuil de 1700 m3 est celui du stress hydrique à partir duquel des pénuries peuvent être fréquentes, seuil atteint par certains pays ou régions, en permanence ou par cycle.(Source: World Resources Institute)
LE « MODÈLE » FRANÇAIS
La distribution d’eau dans le monde est assurée dans 95% des cas par des opérateurs publics (régie d’Etat ou régie municipale). La France est une exception. Le secteur privé y fournit l’eau potable à la majorité de la population par une délégation de service public: soit l’affer- mage par lequel la collectivité délègue la gestion, mais réalise les investissements, soit la concession où l’entreprise réalise les infrastructures en gérant l’eau. La participation du privé peut se faire également dans le cadre de sociétés d’économie mixte (à capitaux publics et privés). Elle peut enfin se limiter à la simple assistance technique d’une régie étatique ou municipale. Le régime français de la concession fait école dans le monde sous la houlette de deux géants de l’eau à la conquête de nouveaux marchés à l(étranger depuis le début des années 90: Ondéo (groupe Suez, ex-Lyonnaise des eaux, 60 000 salariés, 120 millions de personnes desservies dont 107 millions hors de France, dans les pays en développement notamment) ; Générale des Eaux (groupe Vivendi, 69 000 salariés, 110 millions de personnes dont 83 millions hors de France, en majorité en Europe et Amérique du Nord). Ils se définissent comme des « opérateurs de gestion de service public ». « Ce n’est pas la ressource naturelle eau qui est facturée, ce sont les prestations liées au cycle de l’eau: prélèvement, traitement, distribution, collecte des eaux usées, dépollution» affirme Vivendi dans une plaquette L’eau c’est la vie.
Une interprétation contestée par ceux qui refusent de voir un bien public mondial soumis à la logique du marché et voient dans ce modèle français une forme de confiscation d’appropriation d’intérêts privés.
Philippe Ortoli.
Article paru dans FDM 181
Raymond Jost, du secrétariat international de l’eau, défend l’idée d’une gestion de l’eau partagée entre les acteurs privés, publics et associatifs.
La » privatisation sociale de l’eau « , c’est le cheval de bataille du Sie (Secrétariat international de l’eau), une Ong canadienne partenaire du Ccfd, créée au début des années 90 par un éducateur de Montréal, Raymond Jost. Toujours entre deux avions pour défendre ses idées, il renvoie la logique marchande et celle du monopole d’État dos à dos et défend une » privatisation sociale de l’eau, combinant équité sociale, rentabilité et efficacité technique « . Les milieux sociaux défavorisés doivent être intégrés, insiste Raymond Jost, selon des logiques » ni caritatives, ni ségrégationnistes « . Pour Raymond Jost, les enjeux de la « privatisation sociale » sont la participation des usagers et celle des investisseurs » avec diverses modalités fiscales pour réduire les risques « . L’organisation des usagers doit être à la fois » associative et entrepreneuriale, dotée d’une reconnaissance légale et visant la durabilité sinon la pérennité du service « . L’objectif d’autonomie financière repose » sur le paiement du service à un prix compatible avec les ressources de la population, sur des financements publics, sur l’accès au crédit et aux ressources internationales « . L’exemple de Port-au-Prince, exposé lors de l’Atelier international sur la privatisation sociale de l’eau et de l’assainissement organisé par le Sie et le Gret à Montréal en octobre 1999, en est une bonne illustration. D’après le compte rendu de l’atelier, 24 quartiers de bidonvilles de la capitale haïtienne représentant plus de 500 000 habitants sont désormais connectés à l’eau potable via 143 bornes fontaines, selon une organisation qui ressemble fort à la privatisation sociale: financement des organisations internationales (Union européenne, Agence française de développement, Fonds d’équipement des Nations unies) ; partenariat avec un opérateur public de la ville (la Camep) ; gestion par des usagers.
Associations de quartier
Ce sont en effet des comités d’eau élus par des associations de quartier qui achètent l’eau à la Camep et la redistribuent aux consommateurs moyennant des bénéfices affectés à l’assainissement. Pour Bruno Valfrey, ingénieur dans le bureau d’études Hydroconseil qui a participé à ce projet avec le Gret, » on a créé une sorte de délégation d’un objectif de service public à une association d’usagers « . Le Sie veut mettre au point une » convention cadre internationale sur le partage et les usages de l’eau » et fait circuler une pétition pour soutenir ce projet. Les grandes lignes en seront élaborées à Kyoto en marge du Sommet mondial de l’eau par une assemblée » mondiale des sages pour l’eau « .
Raymond Jost défend les idées du Sie au Conseil mondial de l’eau et dans le Panel pour le financement des infrastructures hydrauliques où il est présent aux côtés de deux autres Ong, WaterAid (Grande- Bretagne) et Transparency International (Allemagne).
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