Qu’est-ce qui a changé pour les multinationales ?
La fraude et l’évasion fiscales des riches particuliers ont été montrées du doigt par les gouvernements du G20 ; les paradis fiscaux aussi. Les entreprises avaient quant à elles réussi à rester en dehors des radars mais pour combien de temps ?
L’année qui vient de s’écouler a été marquée par des avancées majeures. Avec la loi Dodd-Frank*, votée aux États-Unis en juillet 2010 et les travaux en cours au sein de la Commission européenne qui envisagent sa duplication, l’exigence d’un reporting* financier et comptable des entreprises, pays par pays gagne peu à peu du terrain.
Ce n’est que justice. En effet, rien ne pourrait plus affaiblir les paradis fiscaux que de cibler leur client n°1, à savoir les entreprises multinationales. 20% des filiales des 50 plus grandes entreprises européennes sont en effet localisées dans les paradis fiscaux et si certaines correspondent sans doute à une activité réelle, la plupart de ces implantations de part et d’autre du globe permettent à l’entreprise d’aiguiller artificiellement ses bénéfices par le jeu du commerce, des assurances ou des dettes au sein du groupe.
SABmiller au Ghana et Mopani en Zambie : deux études de cas emblématiques pour mieux comprendre.
Les cas d’études ne sont pas choses faciles dans le milieu de l’opacité. Néanmoins, parce que pour les décideurs comme pour le citoyen, rien ne vaut une bonne illustration des mécanismes de la fraude et de l’évasion fiscales, des organisations de la société civile ont tout de même tenté, pour faire avancer le débat, de passer au peigne fin une partie des comptes de deux entreprises. Résultats garanti !
Dans un rapport publié en décembre 2010, l’ONG ActionAid a mis à jour les pratiques d’évasion fiscale développées par l’entreprise SABmiller, deuxième producteur de bière au monde et numéro 1en Afrique. Délocalisation de la marque et des activités de gestion aux Pays-Bas et en Suisse ; sous- capitalisation et endettement à Maurice ; bizarreries dans la chaîne d’approvisionnement…, ActionAid révèle un schéma complexe mais parfaitement légal de versements réalisés par les brasseries africaines SABMiller à d’autres filiales situées dans des paradis fiscaux. Le montant total de ces versements s’élèverait à 100 millions de livres pour l’ensemble des filiales en Afrique, générant un manque à gagner en recettes fiscales de l’ordre de 20 millions. Ces révélations ont provoqué l’émoi au sein des administrations fiscales des pays concernés qui prévoient d’utiliser cet exemple pour
mener des audits. Elles interrogent aussi directement la pertinence des standards de l’OCDE en matière de prix de transfert* qui se révèlent inutiles pour prévenir ce genre de manipulations comptables. Dans le même temps, plusieurs organisations dont Sherpa et Déclaration de Berne déposaient une plainte (ou « circonstance spécifique ») devant les points de contact de l’OCDE en Suisse et au Canada pour dénoncer les pratiques fiscales abusives de la mine de cuivre de Mopani, entreprise zambienne détenue à 73% par Glencore et à 17% par First Quantum. En effet, un rapport d’audit rendu public le 9 février 2011, relatait en détail les opérations qui permettaient de gonfler les coûts de production et de transférer artificiellement les profits dans d’autres filiales, notamment en Suisse. La mine de Mopani, officiellement déficitaire, comme un grand nombre de mines dans le pays, ne paye ainsi aucun impôt sur les bénéfices à la Zambie dont les revenus liés à l’exploitation du cuivre sont pourtant vitaux. Quelle sera la réponse de l’OCDE ? Affaire à suivre…
Nouvelles lois en France
Il faut certes commencer par faire justice au gouvernement et au parlement français qui ont fait quelques pas vers la transparence.
Avec la loi de finance rectificative adoptée à la fin de l’année 2009, Paris s’est en effet doté d’un arsenal législatif pour combattre la fraude et l’évasion fiscale de ses entreprises dans les paradis fiscaux : création de la notion de territoires non coopératifs, taxation à 50% (contre jusqu’à 33% auparavant) des sommes versées dans ces États et des intérêts et dividendes provenant des sommes qui y sont déposées, perte du bénéfice du régime mère-fille pour les filiales implantées dans ces territoires (le résultat des filiales ne pourra plus être reversé au groupe en franchise d’impôt : il sera surtaxé à hauteur de 50%), ou encore renforcement de la comptabilité pour les transactions avec ces territoires… En bref, les transactions avec les États ou territoires non coopératifs sont appréhendées et imposées de façon particulière depuis le 1er mars 2010.
Et grâce à l’introduction d’un nouvel amendement dans le projet de loi de finance 2011, les résultats du contrôle fiscal sur ces dispositifs devraient être rendus publics chaque année. C’est un pas important pour mesurer l’efficacité des mesures adoptées.
Le hic, comme pour les banques, c’est que toute l’efficacité du dispositif dépend de la liste française des paradis fiscaux de 2010, réactualisée discrètement en 2011. Cette dernière épargne tous les États de l’Union européenne ainsi que les territoires de la « liste grise » de l’OCDE ayant signé un traité d’échange de renseignements avec la France. In fine, l’ire de Paris se concentre sur 18 territoires anecdotiques. Selon l’étude du CCFD-Terre Solidaire, publiée en décembre 2010, sur les 4359 filiales que possèdent les 10 des 11 plus grands groupes français une seule est concernée ! Il s’agit d’une filiale de France Télécom en Dominique.
Pour sortir de cette impasse, il est indispensable de ne plus s’intéresser seulement aux territoires qui enregistrent les opérations financières opaques mais de plaider pour une approche plus large englobant les utilisateurs des paradis fiscaux et judiciaires et les intermédiaires financiers qui organisent ces activités. Pour accroître les chances de succès, les pays du G20 devraient exiger l’information à ceux qui la détiennent, au moyen d’un reporting financer pays par pays !
La portée décisive de la loi Dodd-Frank*
Une fois encore, les États-Unis n’ont pas attendu le G20 pour agir. Emboîtant le pas à Hong-Kong, cette loi adoptée le 21 juillet 2010 constitue un premier pas extrêmement intéressant vers le reporting pays par pays*. Elle contient une obligation pour les industries extractives cotées à New York de communiquer chaque année dans leur rapport à l’autorité des marchés financiers américaine (Security Exchange Commission) les paiements versés à chaque gouvernement hôte de leurs activités d’extraction. Cette mesure correspond à une demande portée depuis plus de dix ans par la société civile pour lutter contre la corruption. Elle permettra aux citoyens des pays en développement de demander des comptes à leur gouvernement quant à l’utilisation des revenus issus du pétrole, des gaz et des mines. Et à ceux du Nord, d’interroger leurs entreprises sur leurs activités à l’étranger. Reste à savoir si les intenses activités de lobby déployées par les entreprises du secteur pour détricoter cette mesure n’auront pas raison de la volonté du Congrès. Jusqu’à présent, elles ont permis de repousser à plusieurs reprises la publication des décrets d’application prévue initialement en avril 2011. C’est la raison pour laquelle le gouvernement américain cherche à promouvoir la duplication de cette mesure au sein d’autres places boursières.
L’Union européenne saura-t-elle aller plus loin ?
L’initiative américaine est venue accélérer considérablement les débats en cours au niveau européen sur le reporting pays par pays. Sous la pression de la société civile, la France et la Grande Bretagne ainsi que José Manuel Barroso et Michel Barnier se sont prononcés pour la duplication de la loi américaine au sein de l’UE.
Les associations de lutte contre la corruption et les associations mobilisées pour la justice fiscale travaillent ensemble à présent, pour convaincre les autres États membres et introduire des informations supplémentaires afin de faire de ce reporting pays par pays un réel instrument de lutte contre l’évasion fiscale.
Le texte de la Commission européenne est attendu dans les semaines à venir à l’occasion de la révision de la directive Transparence, qui définit les obligations de reporting pour les entreprises cotées, et de la 7e directive comptable, qui précise les règles comptables applicables à l’ensemble des entreprises multinationales européennes non cotées, ce qui devrait augmenter un peu le champ des entreprises couvertes.
Pour l’instant, la piste privilégiée serait celle d’une obligation pour les entreprises extractives et forestières de publier les paiements qu’elles versent aux gouvernements hôtes de leurs activités (éventuellement dans un format projet par projet). Aucune information supplémentaire ne serait exigée pour mesurer si les impôts versés correspondent effectivement au niveau de richesses produites dans le pays, ce qui revient à renoncer à faire de cette réforme une véritable mesure contre l’évasion fiscale des entreprises.
Le débat est loin d’être terminé. En l’absence de listes de paradis fiscaux dignes de ce nom, ce remède du reporting pays par pays commence à être mieux compris. Il fait l’objet de plus en plus de discussions au sein de certains groupes de travail techniques du G20 et il a même été réintroduit en juillet 2011 aux États-Unis dans une proposition de loi visant à lutter contre l’évasion fiscale (Stop tax haven abuse act).
Il faut dire que la période actuelle de disette budgétaire est propice au débat autour des obligations de transparence des entreprises multinationales. Et les premières études de cas démontrent que ce serait un moyen redoutable pour réconcilier la comptabilité des entreprises avec la réalité de leur activité industrielle et commerciale.
D’autre part, les réactions épidermiques à l’annonce de la loi Dodd-Frank et les efforts déployés par le secteur privé pour en retarder l’application ou pour empêcher les autres États de se pencher plus avant sur un reporting pays par pays complet, ne font que nous conforter dans l’idée que nous touchons au nœud du problème.
Reste à savoir si les chefs d’État et de gouvernements sauront se saisir de cette opportunité politique pour faire avancer la proposition.
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