La pression de l’agrobusiness sur les négociations climatiques

Publié le 03.04.2015| Mis à jour le 08.12.2021

L’impact des variations climatiques sur l’alimentation et l’agriculture a émergé comme l’un des thèmes forts du Forum social mondial 2015 à Tunis.
Dans cet échange, Maureen Jorand, chargée du plaidoyer sur la souveraineté alimentaire au CCFD-Terre solidaire, et Francis Ngang, secrétaire général d’Inades Formation*, évoquent la nécessité de soutenir l’agriculture paysanne pour lutter contre le réchauffement climatique.
Mais la pression de l’agro-business sur les négociations internationales sur le climat met à mal cette nécessité.


*Inades formation est une ONG panafricaine partenaire du CCFD-Terre Solidaire particulièrement investie aujourd’hui sur les enjeux de l’agriculture en Afrique

L’agriculture familiale et paysanne, acteur clé de la lutte contre le changement climatique

Maureen Jorand : Le secteur agricole est responsable de 22 à 27 % des émissions de gaz à effet de serre (avec la déforestation pour défricher de nouvelles terres, la production, le transport). Mais dans le même temps, il sera le premier secteur touché en raison de la modification des éco-systèmes. Les agriculteurs sont des acteurs déterminants pour la réduction des émissions et l’adaptation aux conséquences des variations climatiques. Or parmi les 842 millions de personnes qui souffrent encore de la faim, 70 % sont des paysans. Ce sont donc les personnes qu’il faut le plus soutenir, en orientant les investissements vers l’agriculture familiale et paysanne et en développant l’agro-écologie qui est plus qu’une alternative marginale. La FAO, les pouvoirs publics le considèrent de plus en plus comme un solution d’avenir.
Il faut aussi penser la changement climatique à une échelle intercontinentale. Une sécheresse aux Etats-Unis peut faire baisser le production de blé de moitié et multiplier son cours par deux sur le marché international, provoquant ainsi des crises alimentaires dans les pays du Sud.

Francis Ngang : On connaît déjà le problème de la désertification autour de la zone sahélienne. Mais effectivement, le problème est qu’on a rendu nos sociétés et nos économies dépendantes des importations. Les émeutes de la faim se produisent dans les grandes agglomérations qui sont dépendantes des denrées importées (riz, blé, sucre, lait en poudre…). En réintroduisant les productions de l’agriculture paysanne locale dans nos habitudes alimentaires, nous pourrions contribuer à atténuer l’impact du changement climatique. Depuis son assemblée générale à Nairobi en 2013, Inades Formation en Côte d’Ivoire s’est engagé à la promotion d’un système alimentaire fondé sur l’agriculture familiale et paysanne.

La COP22 sera celle de l’agriculture

Maureen Jorand : L’intégration de l’agriculture dans les négociations sur le climat a rencontré beaucoup de résistance. Notamment de la part des pays producteurs, les Etats Unis, l’Europe, la Russie, la Chine… dont le modèle d’agriculture industrielle est remis en cause.
Depuis l’année dernière, la question est désormais suivie par un comité scientifique, le SBSTA (Subsidiary Body for Scientific and Technological Advice), qui va aborder deux aspects : les systèmes d’alerte précoce, l’adaptation et la résilience des écosystèmes. Ses conclusions seront rendues avant la prochaine conférence. La COP22 (la Conférence des Parties annuelle à la Convention-cadre des Nations-Unies sur les changements climatiques) qui aura lieu en 2016 au Maroc, sera celle de l’agriculture.
Mais alors que l’agriculture rentre dans le champ des négociations, l’agro-industrie se positionne en parallèle avec l’Alliance globale pour une agriculture intelligente face aux climats, à l’initiative de quelques pays (la France, les Pays-Bas, les Etats-Unis…). Elle risque de court-circuiter les négociations et le rapport de force sera favorable aux plus gros producteurs qui imposeront leurs solutions.
Par ailleurs, le G8 a pris l’initiative d’une nouvelle alliance pour la sécurité alimentaire. Elle se concentre sur dix pays et son objectif est de sortir 50 millions d’Africains de la pauvreté. Sa stratégie est de « libérer le pouvoir du secteur privé en Afrique ».

L’initiative du G8 menace la sécurité alimentaire des petits paysans

Francis Ngang : L’objectif annoncé par la nouvelle alliance pour la sécurité alimentaire du G8 ne sera pas atteint en appuyant les géants du secteur privé. Il risque au contraire de renforcer la pauvreté. Son projet repose sur quatre principes :
– faciliter les acquisitions de terre au détriment des petits paysans,
– privatiser le marché des semences et le réserver aux grands semenciers,
– utiliser des intrants chimiques avec un impact négatif sur l’environnement,
– recourir à des OGM pour obtenir des variétés bio-fortifiées dont les effets sur l’environnement et la santé sont mal connus et qui instaurent des monopoles, alors qu’il existe des solutions naturelles pour obtenir une qualité nutritionnelle plus élevée (le mil, le sorgho qui sont aujourd’hui considérés comme des plats de pauvres).
Cette combinaison d’accaparement des terres, de privatisation des semences, d’usage de pesticides et d’OGM, avec l’ouverture du marché aux grandes entreprises étrangères va conduire 90 % des petits paysans au chômage et à l’exode rural. Sur la prochaine décennie, le défi sera d’empêcher les multinationales de capter toute la valeur ajoutée à tous les maillons de la chaine agro-alimentaire (de la production à la distribution).

Maureen Jorand : La nouveauté de cette alliance, ce n’est pas seulement le recours au secteur privé, c’est l’engagement exigé des Etats africains de modifier leurs législations. Une fois inscrit dans le Droit, le modèle agricole sera ensuite très difficile à faire évoluer. Cette option risque également de priver les Etats des recettes et d’affaiblir ainsi leur capacité à agir.

Francis Ngang : Le problème de cette stratégie, c’est qu’elle place l’approvisionnement en nourriture entre les mains d’entreprises étrangères, alors qu’il s’agit non seulement d’un droit fondamental, mais aussi d’un élément de sécurité nationale. Potentiellement, il s’agit d’une arme. Pour une raison économique ou géopolitique, une entreprise peut se retirer d’un pays. C’est d’autant plus déséquilibré que les grandes puissances, les Etats-Unis, l’Europe, se donnent les moyens de sécuriser leur approvisionnement en nourriture par des systèmes de subventions aux producteurs nationaux et par des stocks stratégiques.

Une tendance à la criminalisation des protestations

Francis Ngang : Dans la cadre du FSM, nous avons beaucoup débattu des fausses solutions pour faire face au changement climatique. Sous prétexte de lutter contre la déforestation et de fixer le carbone (les puits de carbone), des vastes forêts vont être privatisées, au détriment des populations autochtones qui les habitent, qui en vivent et qui les entretiennent. Cette tendance s’accompagne de la criminalisation des protestations.

Maureen Jorand : Les défenseurs des droits les plus visés aujourd’hui par la répression, sont ceux qui contestent l’accaparement des ressources naturelles. Un système d’alerte international va être mis en place pour signaler les violations.

Francis Ngang
: On peut citer les cas de sept leaders paysans éthiopiens emprisonnés, la répression des opposants à la déforestation pour planter de l’huile de palme, avec Herakles Farm, au Cameroun.

Maureen Jorand
: La lutte contre l’accaparement des terres, la préservation de l’accès à l’eau, le refus des fausses solutions, renvoient à la responsabilité des multinationales et à la nécessité de se diriger vers un traité international contraignant, l’un des autres sujets phare du FSM.

Propos recueillis par Thierry Brésillon, au Forum Social Mondial de Tunis

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