A Haïti, la démocratie locale à l’épreuve
Le projet Makon prend naissance en 2008 à Gros-Morne dans le nord d’Haïti. Une idée simple a priori : créer un espace de concertation réunissant les organisations de la société civile et les acteurs étatiques afin de favoriser le développement local. Un symbole fort : le « makon » en créole désigne les épis de maïs assemblés. Concrètement, la mise en œuvre représente un vrai défi … Enquête.
Jeudi 4 juin, la réunion mensuelle du « Gros Makon » est fixée à 10 heures dans une salle obscure de la paroisse catholique de Gros-Morne.
Elle débute avec une heure de retard par l’hymne national en créole : « Pour le pays, pour nos ancêtres, restons unis… ».
On compte une quinzaine de participants, exclusivement des membres de la société civile et des représentants des différentes sections communales.
La priorité de l’ordre du jour est l’organisation du festival annuel de la mangue de Gros-Morne, baptisé « Festi-Francisque ».
L’objectif : faire la promotion de cette mangue auprès des consommateurs et des distributeurs (voir FDM n° 276). Près de deux mois avant l’échéance, un jeune homme expose l’avancement de la recherche d’une aide financière et le projet de création d’une dizaine de commissions ad hoc (logistique, décoration, animation, presse…).
Très vite, les questions fusent et deux approches se dégagent : pour les uns, il faut de l’ambition, pour les autres, il faut rester pragmatique. « Qui se charge de trouver l’argent ? Avez-vous envisagé un plan B sans aide extérieure ? ».
Après une heure d’échanges enflammés, l’animateur rappelle un impératif : « Après avoir écouté les doléances, nous devons parvenir à une décision. » Par prudence, le groupe s’accorde sur la nécessité d’envisager un festival plus modeste en fonction des ressources disponibles et de l’échéance.
Avant de se séparer, comme il est d’usage, le groupe aborde les sujets en lien avec l’actualité. « Ma tête est chaude quand je vois que nous avons 70 candidats aux élections présidentielles et que désormais tout le monde se bouscule pour devenir conseiller ou magistrat (maire)… », lance un paysan.
La discussion reprend de plus belle : «Nous devons reconnaître nos propres divisions», confie-t-il. À l’issue de cette réunion, Garçon Marcel, coordinateur du Mouvement paysans de Gros-Morne, se montre optimiste : «C’est toujours comme ça, la tension monte vite, ça chauffe mais nous apprenons petit à petit à travailler ensemble. La démocratie ne se limite pas aux urnes le jour des élections !»
Une autre participante souligne l’ampleur de la tâche : «Le danger existe de se perdre dans des discussions sans fin, c’est chronophage et il faut le reconnaître, chaque organisation a son objectif, son calendrier et ses bailleurs de fonds.»
Un centralisme renforcé
Qu’en est-il des relations avec les autorités locales ? Dans un premier temps, les propos se cantonnent à des généralités.
Marcel explique : « Si on les invite, elles viennent et nous donnent leur accord, par exemple pour l’organisation du Festi-Francisque. »
Un leader paysan de la section communale de Rivière Blanche considère : « On ne peut pas compter sur les autorités locales, ça ne les intéresse pas ou alors elles estiment qu’elles n’ont pas de budget pour nous aider. »
Si la Constitution adoptée en 1987 établit le principe de démocratie participative et la décentralisation, dans la réalité, les organes délibératifs au niveau des collectivités territoriales ne fonctionnent pas, ou rarement.
On assiste au contraire à un centralisme toujours plus fort, notamment avec la nomination des maires par décret présidentiel depuis 2006.
Malgré ce contexte difficile, en présence de responsables locaux peu légitimes et sans moyens, l’initiative Makon de Gros-Morne perdure et s’organise sur la base d’une double dynamique : d’une part, les « Petits Makons » à l’échelle des sections communales, d’autre part, la réunion mensuelle communale baptisée « Gros Makon », réunissant les leaders locaux et les représentants des « Petits Makons ». La présidence est tournante, ce qui permet tous les trois mois à une organisation membre de s’investir davantage.
Mutuelles de solidarité et achat de semences
Durant l’épidémie de choléra, les Makons ont organisé des émissions de radio pour sensibiliser la population aux mesures d’hygiène. La pression exercée localement a permis d’obtenir la présence d’un médecin en une dizaine de jours.
À Lacul, le premier Makon sectoriel, le responsable insiste sur les résultats obtenus grâce aux petites mutuelles de solidarité qui facilitent l’achat et le stockage des semences. Tout récemment, le collectif a conduit les autorités à intervenir alors que des commerçantes sont régulièrement agressées au marché.
En 2011, une délégation des habitants de la commune de Limonade, au nord du pays, vient s’inspirer de l’expérience pilote. Aujourd’hui, on peut visiter leur centre de transformation du cacao. «En se mettant autour d’une même table, nous sommes parvenus à fixer nos priorités et à conduire des petits projets améliorant la vie quotidienne», indique un leader local de Limonade.
En cette année d’élections, une question sensible fait néanmoins l’objet d’une controverse : un membre du Makon peut-il se porter candidat, n’est-ce pas l’occasion de défendre une position politique plus affirmée ?
Le guide à l’usage des membres est clair sur ce point, il faut démissionner, le Makon est « apolitique ». Cependant, quatre mois avant les élections, qu’il s’agisse du président actuel du « Gros Makon » de Gros- Morne ou de Limonade, tous deux se portent candidats, à « titre personnel », précisent-ils.
Une hybridation des rôles qui pose question
Stevy Alfred se présente au poste du sixième Conseil d’administration de la section communale (Casec). Cultivateur, directeur d’école et maçon, il est par ailleurs pasteur de l’Église évangélique, responsable communal de l’association Tèt Kole [[Tèt Kole et le KNFP sont partenaires du CCFD-Terre Solidaire.]] et membre d’un parti politique. Quant à Bien-Aimé Henry-Claude, il se présente au poste de magistrat de Limonade. Cultivateur, directeur d’école et journaliste, il préside aussi le Mouvement progressiste de Bois de Lance. Face à cette hybridation des rôles, une question demeure, est-il possible d’établir un rapport de force entre la « société civile » et les acteurs politiques ?
Fleuristin Lionel, directeur du Conseil national de financement populaire (KNFP) est à l’origine des Makons. Conscient que l’expérience peut encore tâtonner et parfois susciter du scepticisme, il reste néanmoins déterminé : «Grâce au soutien du CCFD-Terre Solidaire, nous accompagnons les Makons depuis sept ans pour créer un réseau d’organisations et devenir force de proposition. »
Pour prouver l’importance de ces espaces, il prend l’exemple de la Caisse populaire de Gros-Morne, un imposant bâtiment situé au centre ville. «Les paysans sont à l’origine de cette caisse mais finalement l’initiative a été récupérée par l’élite locale qui l’a transformée à ses fins. Dans cette société profondément inégalitaire, l’initiative leur échappe une fois de plus.»
En cette année électorale, il reconnaît les limites de ce qu’il est convenu d’appeler la «société civile». «J’ai un grand regret, alors que ces élections devraient représenter une opportunité, en particulier pour les mouvements paysans, elles sont à présent une menace. »
Une blague circule à Port-au-Prince : « Vous mettez quatre leaders sous un poteau électrique et ils créent six partis politiques ! »
Le père Kawas François, responsable d’un centre de recherche Cerfas, également partenaire du CCFD-Terre Solidaire [[Centre de recherche, de réflexion, de formation et d’action sociale.]], souligne les acquis depuis la chute de Duvalier : le droit d’expression et le droit d’association sont effectifs.
Mais l’expérience démocratique dans un contexte d’extrême pauvreté rend les acteurs plus vulnérables à la corruption et à la défense des intérêts personnels.
Le jésuite s’exprime sans détour : « La politique est rentable en Haïti, on se sert et on s’enrichit vite ! En l’absence de garde-fous, on observe une lutte des élites pour contrôler les ressources, qu’il s’agisse des recettes publiques, de l’argent de la coopération internationale ou de la drogue. »
Ce reportage a été publié dans Faim et Développement d’octobre 2015 dans le cadre d’un dossier spécial sur les élections à Haïti.
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