Accord de libre-échange ALECA : 9 risques identifiés par la société civile tunisienne

Publié le 15.05.2019| Mis à jour le 02.01.2022

L’Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA) en cours de négociation entre la Tunisie et l’Union européenne suscite de nombreuses craintes en Tunisie. Cet accord expose davantage l’économie tunisienne à la concurrence des produits et des investisseurs européens, notamment l’agriculture et les services, jusqu’ici protégés.
Les organisations partenaires que nous soutenons en Tunisie redoutent les effets sociaux de ce nouvel accord de libre-échange et une perte de souveraineté économique de la Tunisie.

1. Une concurrence inégale pour les produits agricoles et de pêches tunisiens

Selon notre partenaire l’Observatoire Tunisien de l’économie (L’OTE) « La majorité des produits agricoles et de pêche tunisiens exportés vers l’Union européenne bénéficient déjà d’un régime préférentiel (huile d’olive, dattes, thon, crevettes, tabac), tandis que les produits majoritairement importés de l’UE sont encore relativement protégés par des droits de douanes élevés (30% en moyenne) ».

En outre, la politique de subventions de l’UE lui permet de baisser artificiellement ses prix sur certaines productions agricoles. « L’effort de démantèlement tarifaire sera donc moins lourd pour l’Union Européenne et aura des conséquences plus faibles sur son marché interne car elle protège son secteur agricole avec d’autres outils. » explique L’OTE.

Par ailleurs, l’ALECA imposerait aux agriculteurs tunisiens une mise aux normes européennes. Tandis que le marché agricole et alimentaire tunisien serait totalement ouvert aux producteurs et distributeurs européens, l’accès des productions tunisiennes au marché européen serait soumis à des barrières non tarifaires (les normes sanitaires et phytosanitaires notamment).
Les effets de l’ouverture profiteraient donc essentiellement aux produits européens.

2. Une marginalisation de l’agriculture familiale et paysanne

Le secteur agricole représente 17 % des emplois, voire 45 % dans les régions de l’intérieur. Exposée à la concurrence des productions européennes, l’agriculture familiale et paysanne risque d’être extrêmement fragilisée.[[ 75 % des agriculteurs tunisiens possèdent moins de 10 hectares, n’occupent collectivement que 25 % de la terre agricole totale et ne produisent exclusivement que pour le marché local et national. A eux seuls, ces chiffres expliquent en très grande partie la dépendance alimentaire du pays, puisque une grande partie de la terre agricole produit essentiellement pour des marchés extérieurs.]]

Selon l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (UTAP), qui s’oppose à l’accord dans sa forme actuelle, 250 000 agriculteurs pourraient disparaitre.

3. Une perte de souveraineté alimentaire pour la Tunisie

La dépendance alimentaire de la Tunisie dépasse déjà les 55 % et une grande partie de la terre agricole produit essentiellement pour des marchés extérieurs.

Avec l’Accord dans sa forme actuelle, les secteurs des céréales et de l’élevage, considérés comme des « denrées alimentaires stratégiques », seraient menacés de disparition. L’agriculture tunisienne serait amenée à se spécialiser sur des produits moins essentiels, tels que les fruits exotiques, les fleurs coupées… au détriment de l’agriculture vivrière.

Le pays serait alors exposé aux fluctuations des prix agricoles qui pourraient renchérir brutalement le coût de l’alimentation. La Tunisie aurait encore moins la possibilité de déterminer son modèle agricole en fonction de ses besoins sociaux.

4. Un risque d’accaparement des terres

Les investisseurs européens auraient la possibilité d’acquérir les terres les plus fertiles, et d’y déployer des moyens de production importants. Cela risque d’accélérer la dynamique de concentration des terres et l’intensification de l’agriculture au détriment de la paysannerie garante de la souveraineté alimentaire.

5 . Une pression accrue sur les ressources naturelles

L’OTE rappelle que l’un des aspects de la souveraineté alimentaire est que « Les ressources naturelles, dont la terre et l’eau, doivent d’abord servir à nourrir la population ». Les exigences productivistes de l’exportation mettront plus de pression sur les ressources naturelles, notamment l’eau, alors que la Tunisie se classe 158e sur 180 pays pour la disponibilité des ressources en eau douce par habitant. Et la situation se détériore avec le changement climatique. Cette captation se fera au détriment des besoins de l’agriculture vivrière.

6. Des normes inaccessibles

En vertu de l’ALECA, l’agriculture tunisienne pourrait être contrainte d’harmoniser ses normes aux normes sanitaires et phytosanitaires européennes (SPS). Les principaux problèmes rencontrés par les agriculteurs et des agricultrices pour se conformer aux mesures SPS de l’UE sont : le faible accès à l’information sur les exigences SPS, l’insuffisance des délais accordés pour la mise en conformité aux exigences SPS, l’accès aux financement faibles, l’incompatibilité des exigences SPS avec les méthodes de production et marketing au niveau national, l’accès insuffisant à l’expertise technique et scientifique pour la mise en conformité. Des normes inaccessibles risquent de favoriser un accroissement du marché informel.

7. L’accès à la santé fragilisé

Le secteur de la santé souffrirait aussi de l’application de l’ALECA. Les grandes cliniques européennes pourraient venir s’installer en Tunisie et exercer en tout liberté. Dans son étude sur l’ALECA, le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) craint que cela n’accroisse « la différence entre le secteur public, qui se dégrade et le secteur privé qui n’est pas accessible à tous. »

D’autre part, pour le moment, les génériques produits en Tunisie et accessibles à bas prix couvrent 70 % des besoins du marché. Or l’ALECA permettrait d’allonger au-delà de 20 ans la protection des brevets et donc interdirait la commercialisation de nombreux génériques. Cela reviendrait à une forte augmentation des prix des médicaments et donc une accessibilité réduite pour les citoyens tunisiens. En revanche, les laboratoires tunisiens auraient dans les faits difficilement accès au marché européen.

8. Un mécanisme d’arbitrage qui permet aux entreprises de poursuivre les Etats, mais pas l’inverse

Comme d’autres accords de libre-échange, l’ALECA permettra à un investisseur étranger d’attaquer l’Etat tunisien devant une cour d’arbitrage privé pour faire annuler des mesures d’intérêt général (protection sociale, norme sanitaire, environnemental…). Ceci alors même qu’il est quasi impossible de faire reconnaitre la responsabilité des multinationales en cas de violation des droits humain ou de catastrophe environnementale.

Pour en savoir plus sur les tribunaux d’arbitrage, découvrir la pétition européenne « des droits pour les peuples, des règles pour les multinationales »

9. Une négociation sous contrainte

La Tunisie doit négocier dans une position inégale dans la mesure où elle est reçoit de nombreux financements européens dont certains sont liés à la perspective de la mise en application de l’ALECA.

Par ailleurs, la Tunisie est également sous pression européenne pour contrôler les flux de migrants clandestins à partir de ses côtes, voire pour accueillir un point de débarquement pour les embarcations interceptées en mer.

Pour aller plus loin

Thierry Brésillon

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