Après l’acquittement de militaires croates, quel avenir pour ceux qui œuvrent en faveur de la réconciliation dans les Balkans ?

Publié le 23.11.2012

Le Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) vient d’acquitter en appel, le général Ante Gotovina, ancien commandant de l’armée croate et Mladen Markać, ancien commandant des forces spéciales du ministère croate de l’Intérieur alors qu’ils avaient été condamnés en première instance respectivement à 24 et 19 années d’emprisonnement.


Le TPIY les avaient inculpés de crimes de guerre et crimes contre l’humanité pour les meurtres de civils et soldats serbes ayant déposé les armes et le déplacement forcé de dizaines de milliers de Serbes de Croatie en 1995. Dans son jugement d’appel, le TPIY de La Haye ne retient plus l’idée que ces actes aient fait partie d’un projet d’entreprise criminelle et de purification ethnique à l’égard des Serbes de Croatie.

La justice internationale doit pouvoir faire son travail de manière indépendante et ne doit en aucun cas être rendue en fonction d’éventuels impacts dans les pays concernés. Mais elle se doit d’être compréhensible et conséquente. Or, les motifs de ce revirement sont des plus confus. Ainsi, le juge Fausto Pocar, qui a voté contre le jugement, déclare « je me distancie fondamentalement de l’intégralité du jugement en appel qui contredit tout sens de la justice ». « Je ne sais pas sur quelle base cette décision a été prise » réagit quant à elle l’ancienne Procureur du TPIY Carla del Ponte, « choquée par cet acquittement ».

Pour le CCFD-Terre solidaire, qui soutient depuis 1994 des associations locales engagées pour la réconciliation dans toute l’ex-Yougoslavie, il est essentiel de mettre en lumière certaines conséquences très préoccupantes de cette décision.

A Zagreb, les anciens combattants ont remis leurs vestes militaires et exultent en brandissant le drapeau croate, accueillant en triomphe les acquittés. A Belgrade, la presse serbe rivalise de reportages, d’images d’archives et de témoignages des souffrances d’anciens réfugiés de Croatie. Et le Président serbe Tomislav Nikolić, vient d’annoncer que la réconciliation serait dorénavant « difficile » ; son premier ministre adjoint a décidé quant à lui d’annuler une visite officielle en Croatie. Ces quelques faits illustrent le réveil des discours nationalistes et l’hostilité entre Serbes et Croates suite à cette décision du TPIY. Tout le travail de réconciliation mené par la société civile est menacé.

Depuis la fin des guerres yougoslaves, les gouvernements peinent à installer une véritable rupture avec les régimes au pouvoir dans les années 1990. Malgré cela, les organisations de la société civile des Balkans reconstruisent jour après jour un tissu social déchiré. En Croatie, en Bosnie-Herzégovine, en Serbie et au Kosovo, alors même que les guerres n’étaient pas terminées, elles se sont engagées en faveur de la justice internationale. Elles ont décidé de faire confiance au TPIY, de travailler pour la justice et la vérité et de mettre tout en œuvre pour collecter les preuves des crimes et des massacres. Si le TPIY a pu amasser, dès sa création pendant la guerre de Bosnie, quantités de témoignages, de preuves des crimes commis, c’est grâce au travail de ces associations malgré les intimidations politiques incessantes des nationalistes et les regards soupçonneux voire franchement hostiles de leurs compatriotes. Prenons l’exemple du Humanitarian Law Center (HLC), une association serbe créée par Natasa Kandić qui a convaincu de nombreuses victimes de livrer leurs témoignages devant le TPIY. Ou encore du réseau des Youth Initiative for Human Rights, une organisation partenaire du CCFD-Terre Solidaire, établi en Bosnie, en Croatie, Serbie et au Kosovo qui va au-devant des jeunes pour expliquer à quel point il est vital de connaître la vérité sur les atrocités commises pendant ces guerres. Pour lutter contre les préjugés et les peurs, ils rassemblent les jeunes de ces pays dans des endroits symboliques comme Srebrenica, Prijedor ou Vukovar afin qu’ils « ne grandissent pas en frères ennemis ».

Après cette décision du TPIY, les membres de ces associations sont, pour la toute première fois, en train de douter de la justice internationale. A contre cœur, elles ont pris leurs distances publiquement avec ce verdict. « Ce jugement, écrit le HLC, ne rend pas justice aux victimes. Il réduit les crimes de masses commis pendant et après l’opération militaro-policière Tempête à des incidents isolés. Ainsi, à partir de maintenant, personne ne critiquera les autorités [croates] pour leur réticence et leur échec à juger les crimes de guerre commis contre les Serbes ».

Que dire de notre organisation partenaire serbe Grupa 484, qui réalise un travail remarquable de sensibilisation de jeunes afin que les crimes des années 1990 ne puissent plus jamais se reproduire. Ses responsables sont sortis de leur habituelle réserve pour écrire « de nombreux aspects du processus de réconciliation sont compromis avec ce jugement. Cela empêche la possibilité d’une position équilibrée et commune vis-à-vis du passé récent et cela fissure les possibilités de construction de la paix, de la confiance et de la coopération dans la région. »

En Croatie cette fois, le Comité civique pour les droits de l’Homme a aidé pendant des années les familles serbes expulsées à recouvrer leurs droits et à faire reconnaître les responsabilités de l’Etat croate dans les exactions commises sur les Serbes. Le Comité est aujourd’hui déboussolé, et tente par tous les moyens de tempérer la liesse victorieuse croate.

Ce discrédit sur le TPIY est d’autant plus inquiétant, qu’il risque de s’étendre aux jugements rendus par le passé et aux décisions qui seront prises à l’avenir. Ce verdict restera comme une ombre permanente sur le travail patient des associations serbes, croates, bosniennes, kosovares qui agissent sans relâche pour la justice et pour la réconciliation. Comment expliqueront-elles aux familles de victimes la nécessité de croire dans la justice internationale et l’importance d’y prendre part ? Comment pourront-elles dorénavant sensibiliser les jeunes générations à l’écriture d’une histoire commune et à des relations sans rancœur ?

La réconciliation dans les Balkans ne se fera qu’à travers le travail de terrain de la société civile de la région. Il lui faudra du temps pour surmonter le choc et retrouver l’énergie nécessaire à la construction d’une mémoire commune de ce passé douloureux.

Julie Biro, spécialiste des Balkans au CCFD-Terre Solidaire
Article publié sur Le Huffington post

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