Ce n’est pas moi, c’est ma filiale !
Bousculées dans leurs pratiques qui couronnaient jusqu’ici l’impunité, les entreprises sont vent debout contre une proposition de loi déposée en novembre. Insufflée par des ONGs, notamment le CCFD-Terre Solidaire, elle suggère d’instaurer un principe de responsabilité des sociétés mères vis-à-vis de leurs filiales et de leurs sous-traitants.
« Nous n’avons jamais passé de commandes à ce fournisseur, nous sommes victimes de sous-traitance sauvage »… C’est ce qui se dégage des explications d’Auchan, dont des étiquettes de vêtements ont été retrouvées dans les décombres du Rana Plaza, au Bangladesh. Est-ce suffisant pour se dédouaner ? En avril 2013, l’effondrement d’un immeuble qui abritait des ateliers de confection faisait plus de 1 000 morts, principalement des ouvrières du textile. De nombreuses étiquettes de marques, notamment françaises, y étaient découvertes.
Autre continent, autre secteur d’activité, mais toujours le même cynisme. Perenco, une multinationale française de l’industrie pétrolière, exploite des gisements dans le Bas Congo en République démocratique du Congo. Mise en demeure par l’Inspecteur du travail à Muanda concernant, entre autres, l’utilisation abusive du personnel journalier par ses sous-traitants, l’entreprise a répondu qu’elle « n’engage[ait] pas directement cette catégorie de personnel ». « Le fait d’employer des travailleurs en passant par des sociétés de soustraitance [lui] permet de ne pas respecter les grilles salariales qu’elle s’applique [à elle-même], mais également de ne pas être responsable pour les accidents de travail », dénonce le rapport documenté « Pétrole à Muanda, la justice au rabais » du CCFD-Terre Solidaire[[Rapport Pétrole à Muanda : la justice au rabais, CCFD-Terre Solidaire, novembre 2013.]].
Pourtant, les textes internationaux sont implacables. Adoptés à l’unanimité par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies en juin 2011, les Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme exigent des sociétés qu’elles veillent au respect de ces droits par la mise en œuvre de procédures de « diligence raisonnable ». Une notion qui se traduit en termes juridiques par le « devoir de vigilance ».
Une notion qui vient du secteur financier
Quelles contraintes se cachent derrière ce terme ? « Le devoir de vigilance consiste en une obligation de mettre en place des mesures pour anticiper et empêcher les dommages liés à l’activité de l’entreprise », explique Antonio Manganella, chargé de Plaidoyer au CCFD-Terre Solidaire. Il s’agit donc d’une obligation de moyens et non de résultats. Ainsi, une entreprise est exonérée de sa responsabilité si elle peut prouver qu’elle a mis en place ces mesures préventives. Mesures qui peuvent se traduire par des études, préalables et indépendantes, d’impacts sociaux et environnementaux, par des consultations des populations concernées ou encore par la signature d’accords cadres internationaux avec les syndicats… Et ironie de l’histoire, « cette notion de devoir de vigilance vient du secteur financier qui, pour se prémunir de tout vice caché en cas d’achat d’une entreprise, a mis au point une méthodologie simple et efficace », souligne Michel Doucin, ancien ambassadeur français pour les droits de l’homme et aujourd’hui secrétaire général de la Plateforme RSE, établie en 2013 par le Premier ministre [[La plate-forme consacrée à la
responsabilité sociétale des entreprises (RSE) a été installée le 17 juin 2013 par le Premier ministre.]].
Mais alors, comment des entreprises comme Auchan ou Perenco, et bien d’autres, peuvent-elles échapper à leurs responsabilités ? Parce que ces textes internationaux n’ont toujours pas été transposés dans la loi française… C’est justement ce que proposent Danielle Auroi, Dominique Potier et Philippe Noguès, trois députés engagés qui ont déposé, à l’Assemblée nationale, en novembre 2013, une proposition de loi intitulée « Devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre » vis-à-vis de leurs filiales, de leurs sous-traitants et de leurs chaînes d’approvisionnement. « Nous ne sommes pas des révolutionnaires, s’exclame Danielle Auroi, nous demandons juste que les règles internationales soient appliquées en France. » L’objectif est clairement affiché : empêcher la survenance de drames, en France comme à l’étranger, et obtenir des réparations pour les victimes en cas de dommages portant atteinte aux droits humains et à l’environnement.
Une partie de bras de fer est engagée. Les organisations patronales ont émis de nombreuses réticences mais se gardent bien de les rendre publiques. Car pour l’instant, si les dirigeants d’entreprises et leurs représentants ont fait le choix de ne pas s’exprimer en public, ils usent de moyens de pression forts pour contrer le texte [[L’Association française des entreprises privées, le Medef et Emmanuel Faber, directeur général délégué de Danone, contactés par nos soins, n’ont pas souhaité répondre à nos questions.]]. Premier argument : une loi n’est pas nécessaire puisque nombre d’entreprises ont déjà chartes éthiques et codes de conduite. « En effet, on observe dans les entreprises une réelle prise de conscience des droits universels, note Dominique Potier. Certaines s’engagent dans des démarches volontaires, parfois pour des raisons morales, mais souvent pour leur image de marque ou pour des raisons de concurrence, notamment pour obtenir des marchés publics. Mais cela ne suffit pas, la loi permettrait d’intervenir sur toutes les entreprises, y compris les moins-disantes. »
Délocaliser au prix du sang ?
Autre point de friction, le risque pour la compétitivité française. « De quelle compétitivité parle-t-on, interroge Dominique Potier. De celle qui délocalise au prix du sang ? Si l’on pousse la logique de la compétitivité jusqu’au bout, l’esclavage vaut mieux que le salariat… Il y a des choses qui n’ont pas de prix. Un monde sans foi ni loi n’est pas favorable à l’entreprise. Avec cette loi, on entre dans un cercle vertueux où l’avance sociale et environnementale des entreprises françaises est défendue. Les exigences législatives peuvent enclencher une nouvelle compétitivité plus vertueuse. »
Angélisme, utopisme ? Pas si sûr… Le devoir de vigilance est déjà transposé dans d’autres législations. Au Royaume-Uni, il est présent en matière de corruption : « La société mère n’est donc pas responsable pour l’acte de corruption en lui-même, mais pour ne pas avoir fait le nécessaire pour [l’] éviter », stipule la proposition de loi déposée par les députés français. On retrouve aussi ce devoir de vigilance en Suisse, en Italie, en Espagne, au Canada et aux États-Unis. « Ces différents exemples prouvent qu’une telle législation n’entrave pas le dynamisme de l’économie », ajoutent les députés. Et surtout, la jurisprudence française elle-même plaide en sa faveur. En septembre 2012, dans l’affaire Erika, la Cour de cassation a reconnu la société mère « coupable pour les agissements de l’une de ses fi liales, sur la base d’un engagement volontaire en matière de contrôle de l’état des navires. C’est la négligence qui a été sanctionnée ».
Une consommation responsable
Cependant, l’entreprise doit-elle porter seule le poids de la responsabilité ? « Une consommation responsable est le complément indispensable à la responsabilité sociale des entreprises, estime Laurence Rossignol, sénatrice PS. Tant que les consommateurs ne diront pas stop à la consommation à bas prix, notre combat législatif ne pourra aboutir. » Petit à petit, la responsabilité des entreprises fait son bout de chemin à l’Assemblée. Depuis le 11 février, le principe du devoir de vigilance est inscrit dans la loi Canfin sur le développement. Certes, cette avancée est encourageante mais elle n’est assortie d’aucune contrainte. « Ce sera un combat très difficile, reconnaît Dominique Potier. Mais je crois profondément que nous pouvons le gagner grâce à une alliance forte entre élus, ONGs, syndicats et les quelques entreprises qui nous poussent, avec force, à aller de l’avant sur ce terrain, car elles sont elles-mêmes exemplaires sur ce sujet. »
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