Contrôle tes frontières, d’abord !

Publié le 15.10.2012| Mis à jour le 08.12.2021

Les pays d’émigration subissent le chantage à « l’aide au développement » pour sous-traiter le contrôle des frontières de l’Europe. Focus sur des accords imposés par l’Union européenne et ses États membres, qui ne s’embarrassent pas des droits de l’homme.


Des femmes et des hommes abandonnés en plein désert par les autorités marocaines ou algériennes ; des demandeurs d’asile croupissant dans un centre de rétention ukrainien… Loin des yeux, loin du cœur. La France s’en frotte les mains. Or, ces situations inhumaines sont la conséquence de la politique d’externalisation du contrôle des frontières qu’elle impose, comme l’Union européenne, aux pays d’émigration ou de transit. Avec un chantage à la clé : l’aide au développement est progressivement subordonnée à leur acceptation d’endosser le rôle de gendarmes de l’Europe.

En France, la sous-traitance se systématise avec les « accords de gestion concertée des flux migratoires et de développement solidaire ». Un premier volet exige que les pays signataires réadmettent leurs ressortissants en situation irrégulière, voire toute personne qui a transité par leur territoire. Le point est crucial car un tiers des procédures d’éloignement échouent faute de laissez- passer consulaire [[Lorsqu’un étranger en instance d’éloignement n’a pas de passeport, la préfecture doit solliciter un laissez-passer auprès du consulat du pays dont il est supposé être le ressortissant.]]. Il les oblige aussi à intensifier la surveillance de leurs propres frontières pour bloquer les migrations à la source, quitte à se faire assister par la France sur le budget de l’aide au développement, comme dans l’accord avec le Sénégal[[ L’accord avec le Sénégal prévoit la prise en charge de la modernisation de la police sénégalaise – avec la mise en place d’unités mobiles de patrouille sur le littoral – par le Fonds de solidarité prioritaire (FSP), un outil de lutte contre la pauvreté du ministère des Affaires étrangères.]].

Un second volet censé favoriser l’immigration légale et un troisième prévoyant des projets de développement complètent le marché. Quatorze accords de ce type ont été signés avec des États africains, des pays des Balkans et la Russie. Le gouvernement français table sur vingt d’ici 2013[[Pays signataires par ordre chronologique : Sénégal, Gabon, République du Congo, Bénin, Tunisie, Cap- Vert, Maurice, Burkina Faso, Cameroun, ancienne République yougoslave de Macédoine, Monténégro, Serbie, Liban, Russie.]]. « Cette conditionnalité de l’aide au développement est inacceptable », insiste Nina Marx, chargée de mission Migrations internationales du CCFD-Terre Solidaire. Outre le fait que projets de développement et maîtrise de l’immigration figurent dans le même contrat, certains chiffres sont troublants. Ainsi, entre 2008 et 2009, le Sénégal, signataire a reçu 146 millions d’euros d’aide de la France contre 70 millions pour le Mali, qui résiste.

Rapports de force

Les avantages de ces accords en matière de migrations légales restent marginaux comparés au dispositif de droit commun. « Ce sont des miettes offertes aux gouvernements pour qu’ils puissent amadouer leur propre opinion publique, estime Claudia Charles, juriste au Gisti, association partenaire du CCFD-Terre Solidaire. D’où l’âpreté de certaines négociations. » Comme celles commencées, il y a douze ans, entre l’Union européenne et le Maroc. Car ces accords ne sont qu’un des instruments de la mise en oeuvre de ce que l’Europe appelle l’« approche globale de la question des migrations ». Treize pays, dont la Russie et le Pakistan (4), sont liés de manière similaire avec l’UE et les États membres multiplient les arrangements bilatéraux. L’Espagne a signé des accords de réadmission avec huit pays africains dont le Maroc, dès 1992, et le Mali en 2007. Des accords d’autant plus inquiétants qu’ils se négocient dans la plus grande opacité.

Ces partenariats passés avec les pays tiers – qui n’ont pas tous signé la Convention de Genève sur la protection des réfugiés, comme le Pakistan ou la Tunisie – produisent un effet domino. Les pays de transit concluent à leur tour des accords avec leurs voisins. « La France, qui ne peut reconduire les Afghans vers un pays en guerre, les renvoie au Pakistan, quitte à ce que ce dernier les rejette en Afghanistan », résume Clémence Racimora, de la commission Solidarités internationales de la Cimade. Qu’importe si ces pratiques sont contraires aux accords sous-régionaux qui confèrent libre circulation des personnes, comme ceux de la Cedeao (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest)… Dans ce contexte de refoulements en chaîne, les centres de rétention se multiplient hors de l’Europe et, avec eux, les témoignages de tortures et de mauvais traitements.

Criminalisation de l’émigration irrégulière

Certains pays – le Maroc, la Tunisie, l’Algérie, la Libye… – se sont dotés de lois antiimmigration. Avec, cerise sur le gâteau, la criminalisation de l’émigration irrégulière alors que seule l’immigration peut être illégale. « Le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays » étant consacré par la Déclaration universelle des droits de l’homme. « Les Tunisiens sont passibles de deux ans de prison après une reconduite à la frontière, alors qu’ils devraient être protégés par leur gouvernement », s’insurge Alaa Talbi du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, partenaire du CCFDTerre Solidaire.

Ces dispositifs jugulent-ils pour autant les flux migratoires ? Non. Ils rendent les parcours plus longs et plus risqués. Refoulés du détroit de Gibraltar, large de 15 km, puis du littoral mauritanien, les candidats s’embarquent aujourd’hui depuis la Guinée-Bissau, pour des trajets en mer de près de 2 000 km… « On assiste à une mise en orbite des migrantes et des migrants qui peuvent vivre sept à huit ans d’errance, rejetés d’un lieu à l’autre et exposés aux violences les plus extrêmes des passeurs, des militaires, des policiers… », explique Sara Prestianni, membre de Migreurope, partenaire du CCFD-Terre Solidaire. « Les forces de l’ordre effectuent régulièrement des descentes musclées et des rafles sur les lieux de vie de migrants, illustre Hicham Baraka de l’association marocaine ABCDS. C’est une manière pour le Maroc de montrer sa bonne volonté. »

Sans compter que la machine refoule sans discernement les réfugiés, niant le droit d’asile que leur confère la Convention de Genève, mais aussi les migrants qui n’ont pas l’intention de rejoindre l’Europe. Ainsi, par exemple, 69 % des migrations subsahariennes sont des migrations Sud-Sud. Les entraver compromet le développement d’une région comme le Sahel dont la population survit en partie grâce à des emplois temporaires dans les pays voisins. Et ce, alors que le développement est considéré par les promoteurs de « l’approche globale des migrations » comme un levier pour diminuer la pression migratoire.

Mais là encore, il convient de creuser le discours : « Au contraire, rappelle Nina Marx, il est avéré que dans un premier temps, le développement encourage la mobilité des personnes. La question ne peut être posée ainsi. Il convient de garantir la liberté de choix : les personnes doivent pouvoir migrer ou rester chez elles dans de bonnes conditions. » Un objectif incompatible avec une Europe forteresse…

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