Crise alimentaire et gouvernance : remettre les voix paysannes et citoyennes au centre
Face à la crise alimentaire, la question de la gouvernance de nos systèmes agricoles, sous la coupe d’acteurs privés de plus en plus influents, s’impose.
Etat des lieux international de la gouvernance alimentaire et zoom sur la Tunisie, où plusieurs acteurs de la société civile s’engagent dans ce combat
Des systèmes alimentaires mondialisés, au service de qui ?
– Une gouvernance alimentaire de plus en plus soumise au secteur privé
En 2007 et 2008, le monde assistait médusé à des « émeutes de la faim » sur quasiment tous les continents.
Cette crise aurait pu contribuer à refaire de l’agriculture un secteur d’investissement public [[ Agriculture at a Crossroads, International Assessment of Agricultural Knowledge, Science and Technology for Development –IAASTD-, 2009.]].
Mais c’est une vision toute différente qui s’est imposée : si l’agriculture a été vue comme une priorité financière, ce sont les acteurs privés internationaux, vus comme de véritable « leviers » pour le développement agricole et alimentaire des pays pauvres qui ont été privilégiés, pendant que les Etats se désengageaient.
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– Au profit d’une minorité d’acteurs
Cette promotion des acteurs privés internationaux n’était pas nouvelle en soi [[ Voir par exemple le lancement de la commission secteur privé et développement des Nations Unies en 2003 ou l’appel de Kofi Annan en 2004 pour une révolution verte en Afrique]]. Mais la crise alimentaire de 2007-2008 a marqué le début d’une séquence où un petit nombre d’acteurs très connectés, quelques multinationales et fondations qui dominent largement le marché [[ETC Group, 2015, Breaking Bad: Big Ag Mega-Mergers in Play Dow + DuPont in the Pocket? Next: Demonsanto?]], ont progressivement pris une importance sans précédent sur la scène internationale.
– Une stratégie d’influence au sein des instances de gouvernance
Bénéficiant de leur nouvelle légitimité, ces acteurs ne se sont pas limités à développer des projets agricoles.
Ils ont largement investi le champ de la gouvernance alimentaire, via une participation quasi systématique dans les négociations traitant des enjeux agricoles et via le financement d’initiatives chargées de promouvoir des politiques publiques nationales en leur faveur.
Le cas de la multinationale YARA (premier producteur et négociant d’engrais au monde) illustre ici parfaitement cette réalité.
– Un exemple : l’influence de Yara en Afrique
La firme Yara a développé une large stratégie d’influence plurielle créant, finançant ou siégeant au sein d’instances de recherche ou d’initiatives visant à construire directement les politiques publiques agricoles et alimentaires de nombreux pays.
Source : Inter-Réseaux, 2019, Le rôle croissant du secteur privé dans les politiques agricoles et alimentaires en Afrique, P.36.
Cette « privatisation » de la gouvernance internationale donne à dessein l’illusion d’un seul chemin à suivre. Dès lors toute alternative au modèle agricole industriel est marginalisée. Les rares espaces de gouvernance agricole et alimentaire réellement inclusifs sont isolés.
Le Comité de la Sécurité Alimentaire mondiale dépossédé de ses mandats
Le Comité de la Sécurité Alimentaire Mondiale (CSA) en est la première victime. Seule instance internationale où les petits producteurs et productrices peuvent avoir leur mot à dire sur l’avenir de nos systèmes alimentaires, le CSA est de plus en plus affaibli et se voit progressivement dépossédé de ses mandats.
Le futur sommet des Nations Unis sur les systèmes alimentaires de 2021, organisé en partenariat avec le Forum Economique Mondial, est un parfait exemple de cette tendance : il va reproduire tous les débats qu’a pu avoir le CSA ces dernières années sur l’avenir de nos systèmes alimentaires, mais dans un cadre fermé et en excluant les voix paysannes.
La population dépossédée de son système alimentaire : l’exemple de la Tunisie
« En été, je ne peux pas travailler parce que je ne peux irriguer qu’une fois tous les 40 jours… Qu’est-ce que je peux produire avec ça ? ».
Ce témoignage d’un petit paysan, recueilli en Tunisie par notre partenaire l’OSAE, témoigne de la manière dont les petits agriculteurs ou agricultrices ne sont pas pris en compte en matière de gestion et distribution de l’eau. Alors même que leurs difficultés pour irriguer leurs champs sont majeures.
– Un accès inéquitable à l’eau
La raison ? Malgré un contexte de stress hydrique, leurs besoins passent après ceux des grands groupes agricoles et des industries. Or, depuis la période coloniale, la priorité a été largement donnée aux monocultures destinées à l’exportation et très consommatrices en eau.
Les industries pompent également une quantité considérable d’eau issue des nappes et la polluent, au détriment de la petite paysannerie. C’est par exemple le cas de l’industrie extractive dans le bassin minier et à Gabès ou de l’industrie textile dans la région de Monastir.
En Tunisie, en milieu rural, la tarification de l’eau mise en place est fixe et non progressive en fonction de la quantité prélevée : cela revient donc beaucoup plus cher aux petits producteurs qu’aux gros. Ceux-ci ont par ailleurs leurs propres forages.
– La dépendance aux semences industrielles et importées
Beaucoup de paysans et de paysannes. tunisiennes ont également perdu leur souveraineté sur leurs semences. Comme partout ailleurs, les semences industrielles, conçues pour fonctionner en association avec des engrais et pesticides, ont été imposées.
Le blé tunisien est à cet égard un exemple typique : alors que dans les années 1940, la Tunisie comptait 50 variétés de blé, aujourd’hui, seulement 5 variétés sont communément cultivées.
Toute l’agriculture tunisienne a été poussée à adopter les semences améliorées et à abandonner les semences paysannes : ces dernières ne sont pas reconnues dans le catalogue de l’Office national des céréales tunisien et ne sont donc pas facilement commercialisables.
Pourtant, les semences paysannes de blé sont plus adaptées au contexte local : elles résistent beaucoup mieux aux sécheresses, apportent plus de paille et contiennent plus de protéines.
Une famille tunisienne qui mange du couscous de blé paysan aura moins besoin de l’accompagner de viande qu’une famille qui mange du couscous de blé “amélioré”.
Elle sera moins mise en danger par les impacts des dérèglements climatiques, de plus en plus fréquents et intenses.
Et elle n’aura pas besoin chaque année d’acheter des semences améliorées [[“Politiques agricoles et dépendance alimentaire en Afrique du Nord”, conférence organisée par notre partenaire l’OSAE à Tunis en mai 2017]].
Le choix d’une agriculture industrielle, souvent portée par des acteurs étrangers, a provoqué l’exclusion des petits agriculteurs et agricultrices de Tunisie de la gouvernance de leur propre système alimentaire.
Si cette réalité est un désastre pour la souveraineté et la sécurité alimentaire des producteurs et des productrices, elle impacte également les consommateurs : l’accès à une alimentation saine et diversifié est clairement limitée lorsque la plupart des produits proposés sont contaminés ou de moins bonne qualité nutritionnelle.
– L’accord de libre-échange Aleca en préparation avec l’UE menace la souveraineté alimentaire
L’ALECA (Accord de libre-échange complet et approfondi) en cours de négociation entre l’Union européenne et la Tunisie risque d’impacter considérablement la vie des petits paysans et paysannes. Pourtant, leur voix n’est pas prise en compte dans les négociations et leurs intérêts encore moins.
Lire aussi notre article :
La crise alimentaire du COVID 19: une opportunité pour reprendre le contrôle de nos systèmes alimentaires ?
Comment remettre les citoyens, et notamment les paysannes et les paysans au centre de nos instances de gouvernance agricole et alimentaire internationale ?
C’est notamment une des demandes du Mécanisme de la Société Civile (MSC) du Comité de la Sécurité Alimentaire Mondiale (CSA). En dé-privatisant la gouvernance internationale de l’agriculture et de l’alimentation et en y intégrant le corps citoyen, on s’assurerait que les décisions soient réellement prises en fonction de leur plus-values sociales, économiques et environnementales.
Le Comité pour la sécurité alimentaire mondial (CSA), réformé après les émeutes de la faim de 2008 pour coordonner une réponse politique à l’insécurité alimentaire, n’est pas mandaté pour gérer cette nouvelle crise alimentaire. Il est pourtant l’instance internationale la plus légitime dont nous disposons sur le sujet.
Les plus concernés, à savoir celles et ceux qui cultivent la terre et souffrent d’insécurité alimentaire, seraient en mesure d’avoir voix au chapitre. En dehors du fait que cela limiterait les conflits d’intérêts dans nos politiques internationales, cela faciliterait une reterritorialisation progressive de nos systèmes alimentaires, un changement de modèle agricole, et renforcerait les liens entre les personnes qui consomment et celles qui produisent.
Pourtant, à l’aune d’une crise alimentaire majeure où les limites de notre modèle sont pointées du doigt, rien n’est fait sur ce sujet.
Pire, la communauté internationale est à l’arrêt sur le plan politique et est incapable de prendre des décisions et de se coordonner pour mettre en œuvre une réponse ambitieuse et co-construite. Ce qui laisse le champ libre à de nombreux acteurs pour promouvoir au pire un statuquo, au mieux des solutions contre-productives.
En plein confinement les organismes des Nations Unies de la FAO et de l’OMS, en partenariat avec le Forum Economique Mondial et l’OMC, ont appelé à l’adoption de mesures tarifaires et commerciales visant à soutenir coûte que coûte le modèle en place. Or ce sont précisément ce type de mesures qui facilitent la volatilité des prix alimentaires et qui sont à l’origine des deux dernières crises alimentaires mondiales.
La France ne peut plus rester sans agir face à cette situation. Alors que notre pays se fait le héraut de l’agroécologie et de l’agriculture familiale sur la scène internationale [[Stratégie internationale de la France pour la sécurité alimentaire, la nutrition et l’agriculture durable, Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, 2019.]], il est grand temps qu’il mette ses actes en conformité avec son discours, et passe ainsi à l’action.
La France, au bureau du CSA cette année, a les capacités de jouer un rôle afin que le CSA soit mandaté pour coordonner une réponse internationale à cette crise. Capacités que la France n’utilise pas, et c’est ce que tente de changer le CCFD-Terre solidaire et ses alliés internationaux depuis plusieurs mois.
Se réapproprier nos systèmes alimentaires : l’exemple tunisien
Pour contrebalancer cette asymétrie de pouvoir et défendre les droits tant du côté paysan que du côté consommateur à des niveaux nationaux, nos partenaires se mobilisent pour changer les politiques publiques et œuvrer pour un véritable changement de modèle agricole. L’exemple de la Tunisie est là encore une bonne illustration de ce combat.
Changer le système de gestion de l’eau pour répondre aux besoins de tous
Durant la crise du Covid-19, les inégalités d’accès à l’eau en Tunisie ont été renforcées. Le tarif de l’eau a même été augmenté en plein confinement. Plusieurs manifestations contre les coupures ou le non-accès à l’eau potable ont eu lieu. Pour améliorer l’accès à l’eau, notamment pour les paysannes et les paysans, Nomad08 cherche à modifier en profondeur le système de gestion et de distribution de l’eau. Avec plusieurs organisations, elle a élaboré un Code citoyen de l’eau qui a été proposé à certains député.e.s de l’Assemblée des représentants du peuple.
Ce travail s’appuie sur des principes et des propositions concrètes qui visent à garantir l’accès à l’eau pour tous.
Nos partenaires proposent notamment l’accès gratuit à l’eau garanti pour les besoins vitaux puis une tarification en fonction de la quantité utilisée (ce qui pénaliserait les plus grands groupes agricoles), la mise en place d’une structure indépendante à caractère souverain chargée de la gestion de l’eau, la garantie du droit d’accès à la justice et d’indemnisation pour les citoyens la mise en place d’une société publique de gestion de l’eau en milieu rural. Certains député.e.s appuient désormais leur démarche.
Plaider pour un nouveau modèle agricole en Tunisie
L’OSAE (Observatoire de la souveraineté alimentaire et de l’environnement) depuis sa création en 2017 prône un changement complet des politiques publiques agricoles tunisiennes, qui soit axé sur la défense des droits des paysans et des paysannes, la préservation des ressources hydriques, la limitation de l’utilisation des intrants chimiques et l’échange de semences locales.
Pour concrétiser ses propositions, en 2020, l’Observatoire va élaborer une proposition de Nouveau Deal Vert agricole Tunisien (inspiré des Green New Deal) pour répondre aux enjeux de souveraineté alimentaire des paysans et de préservation de l’environnement.
A l’occasion de la crise liée au Covid-19, l’Association tunisienne de permaculture (ATP) a initié un appel pour une agriculture résiliente, aux côtés de dizaines d’associations environnementales et agricoles en Tunisie. L’objectif : pousser le gouvernement à modifier sa politique agricole en s’appuyant sur la société civile :
Pour construire le monde d’après COVID-19 et renforcer la résilience de notre alimentation et de notre planète, une étape clé sera donc de reformer la gouvernance de nos systèmes alimentaires, que ce soit à des échelons nationaux ou internationaux.
Sans cette réforme, tout changement structurel au sein de nos systèmes alimentaires parait illusoire.
Pour ce faire, de nombreuses initiatives, portées par les personnes qui cultivent la terre, existent et méritent d’être soutenues et amplifiées, quand bien même les grands groupes agricoles et nos gouvernements voudraient nous convaincre du contraire.
Découvrez notre programme mondial de transition à l’agroécologie paysanne
Valentin Brochard, Chargé de plaidoyer souveraineté alimentaire
Alice Champseix, Chargée de mission partenariat Maghreb
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