Dans quelles conditions travaillent les ouvrières du textile au Cambodge ?

Publié le 22.04.2016

United Sisterhood est une alliance de quatre ONG cambodgiennes intervenant dans des domaines aussi différents que l’industrie du textile, le monde paysan et celui de la prostitution. Leur point commun : des structures créées par des femmes pour des femmes. Interview de Channsitha Mark, directrice de WIC (Workers Information Center), qui accompagne des ouvrières du textile.

Faim et Développement : Pourquoi cette coalition de femmes ?

Channsitha Mark : Personne ne connaît mieux les besoins spécifiques des femmes que les femmes elles-mêmes. Par ailleurs, en tant que filles, sœurs, mères ou grands-mères, elles contribuent de manière holistique aux besoins de la famille, que ce soit sur le plan financier, éducatif, des soins, etc. Soutenir les femmes bénéficie donc aussi à toutes les personnes dont elles ont la charge. Faire l’impasse sur leur leadership ne peut qu’aboutir à un développement partiel.

À travers United Sisterhood, nous touchons des milliers d’agricultrices, d’ouvrières du textile et de travailleuses du sexe. Grâce à nos échanges, à nos analyses croisées des situations et à l’élaboration d’actions communes, nous nous renforçons mutuellement. Le but de notre coalition est de favoriser l’accès de toutes aux services de base, d’accroître significativement leur participation dans les instances qui conçoivent et mettent en œuvre les politiques publiques et enfin de travailler
en direction de l’opinion de manière à atteindre une masse critique porteuse de changements sociaux et politiques.

Quels sont les obstacles spécifiquement cambodgiens à l’autonomisation des femmes ?

Dans la société cambodgienne, nous sommes éduquées à nous comporter en «bonnes» filles et femmes, ce qui signifie rester tranquille et ne pas résister, se marier, endosser la responsabilité de la famille en prenant soins de notre époux et de nos enfants. Ces injonctions conduisent à l’exploitation physique, psychologique, sexuelle et financière des femmes. Le Chbab Srey, un code de conduite morale véhiculé par la famille et la société, influence encore fortement le statut des femmes [[Ce code de conduite est un recueil traditionnel khmer de poèmes en
prose.]].

La soumission y est assimilée à une sorte de cocon dont il serait dangereux de sortir, alors même qu’elle contribue à faire vivre dans la peur. Notre grand défi consiste donc à permettre aux femmes de se poser la question : « Qui suis-je ?» en tant que personne singulière et non en tant que personne devant répondre à des attendus sociaux. Cette prise de conscience est nécessaire pour qu’une femme soit déterminée à lutter pour se libérer.

Qui sont ces ouvrières du textile avec lesquelles vous travaillez ?

L’industrie du vêtement contribue de manière significative à l’économie nationale. On compte environ 800 usines de confection au Cambodge, qui emploient autour de 700 000 personnes. Ce sont à 90 % des femmes. D’abord parce que la couture et le tricot sont considérés comme des activités féminines mais aussi parce que les femmes doivent subvenir aux besoins de leur famille. La plupart sont des jeunes issues de zone rurale. Sous-payées, sous-alimentées, elles louent des chambres malsaines et exiguës, sans eau potable, qu’elles partagent à plusieurs, dans des endroits dangereux, propices aux harcèlements et aux vols.

Jusqu’au début des années 2000, l’industrie du vête ment employait environ 30 % d’hommes. Mais parce qu’ils sont réputés plus contestataires – ce sont eux les meneurs des grèves et manifestations – les investisseurs et superviseurs chinois, aujourd’hui majoritaires dans le secteur, préfèrent embaucher des femmes plus dociles et à moindre coût.

Comment travaillez-vous à leur émancipation ?

Notre approche consiste à leur faire réaliser ce que sont les droits humains et que ces droits sont aussi ceux des femmes : le droit d’accéder aux services sociaux de base, de vivre dans la dignité et la sécurité, d’être libre de ses mouvements, le droit à l’égalité dont l’égalité professionnelle, etc.

Nous encourageons ces femmes, élevées dans la conviction que leur destin est d’être faibles, non éduquées, pauvres et sous contrôle, à identifier les problèmes qui leur sont propres et à en parler. Elles peuvent alors s’exprimer d’une voix collective, accroître leur participation et leur pouvoir décisionnel. Pour favoriser échanges et constitution de réseaux, WIC met à leur disposition des « Drop In Centers », des lieux sûrs et accessibles, qui sont aussi des centres de formation et d’information [[WIC anime six « Drop In Centers » dans les environs de Pnomh Penh, ce qui lui permet de toucher les ouvrières de quarante-cinq usines.]]

Quelles relations WIC et United Sisterhood entretiennent-elles avec les syndicats ?

Les syndicats fonctionnent mal si leurs membres sont faibles. Notre approche d’autonomisation et de renforcement des capacités des travailleuses contribue donc de manière significative à leur pouvoir. Mais notre objectif est aussi de former les personnes à une meilleure compréhension des règles d’une gouvernance démocratique. Nous les encourageons à demander des comptes si elles constatent le non-respect de ces règles. Certaines s’y efforcent quand elles estiment que les dirigeants syndicaux manquent de transparence ou privilégient les intérêts de certains au détriment de l’ensemble des travailleurs…

De ce fait, les syndicats ont souvent le sentiment que nous contestons leur leadership. C’est faux. Il leur faudrait plutôt admettre que, souvent, ils exercent davantage leur pouvoir sur leurs membres, en particulier sur les femmes, qu’ils ne cherchent à ouvrir de réels espaces de participation et de concertation.

Que pensez-vous de la revendication actuelle des syndicats cambodgiens en matière de salaire minimum ?

Actuellement, le salaire minimum pour les ouvriers du textile est de 140 dollars. Ils demandent 160 dollars, mais les travailleurs vivraient-ils pour autant dans la dignité ? Chaque fois que les salaires augmentent, le coût de la vie augmente également. Du loyer des chambres à la satisfaction des besoins les plus élémentaires… Toute augmentation de salaire s’est révélée aller de pair avec une dégradation des conditions de travail : réduction de personnel, accroissement des cadences, multiplication des contrats à durée déterminée, donc précarité accrue des ouvriers qui sont prêts à accepter le pire pour assurer le renouvellement de leur contrat…

De ce fait, United Sisterhood et WIC considèrent cette campagne pour la revalorisation du salaire minimum comme une opportunité pour dénoncer les conditions de vie des ouvriers du textile, en particulier celles des ouvrières.

Qu’attendez-vous de la campagne internationale Clean Clothes Campaign] (campagne vêtements propres) à laquelle vous participez ?

Travailler pour la justice sociale demande à la fois d’impulser des prises de conscience et mais aussi de mener des actions aux niveaux national, régional et international, donc de construire des réseaux à ces différents niveaux. Les injustices perpétrées au Cambodge sont liées aux commerce et investissements internationaux.

Voir le site de la Clean Clothes Campaign.

C’est aussi au niveau international que se trouvent les consommateurs. C’est donc tout à fait pertinent pour United Sisterhood et WIC d’exposer les «dessous » des beaux vêtements et chaussures que portent les consommateurs, et les conditions de vie et les logiques d’exploitation des ouvrières qui les leur confectionnent. L’enjeu est d’inciter ces consommateurs à se demander comment ils pourraient exiger des marques et des entreprises qu’elles prennent leurs responsabilités, et respectent les droits humains et le droit du travail.

Pour en savoir plus : En France la Clean Clothes Campaign est relayée par le collectif Ethique sur l’étiquette.

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