« Des pays du Sud hypothèquent leur avenir »

Publié le 15.10.2013

Selon Olivier De Schutter, Rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, la cession à vil prix des terres fertiles des pays du Sud appelle des mesures de régulation. D’autant que les investisseurs étrangers misent surtout sur la production d’agrocarburants au détriment des cultures vivrières et que les droits des paysans locaux sont spoliés. Interview.

FDM : Quelle est l’ampleur des transactions de terres dans les pays du Sud ?

Olivier De Schutter : L’évaluation est difficile, car bien des contrats de vente ou de location de terre sont opaques. Selon l’étude la plus fi able, celle du projet Land Matrix [[Ce projet international qui associe quatre institutions de recherche agronomique, dont le Cirad pour la France, vise à élaborer une base de données sur les accaparements de terres : http://landportal.info/landmatrix]] d’avril 2012, 83,2 millions d’hectares de terres agricoles ont changé de mains lors de la dernière décennie, dont 56,2 millions en Afrique subsaharienne, soit la superficie de la France métropolitaine. Le phénomène concerne une douzaine de pays dont, par ordre d’importance : Madagascar, l’Éthiopie, la RDC, le Soudan, la Tanzanie, le Mozambique et le Bénin. Autre caractéristique : l’essentiel de ces transactions est réalisé par des investisseurs internationaux et des fi rmes multinationales, alors qu’en Asie[[L’Asie où 17,7 millions d’hectares sont concernés (Philippines, Indonésie, Laos, en premier lieu).]] les investisseurs régionaux et locaux jouent un rôle majeur.

La crise alimentaire de 2007-2008 a mis en lumière la vulnérabilité de certains pays – de la Chine à l’Arabie saoudite – et précipité la ruée sur les terres…

Oui, mais attention à une distorsion. Les médias ont braqué les projecteurs sur ces pays – ceux du Golfe en particulier – qui, soucieux de s’assurer contre le risque d’une volatilité accrue des cours des denrées alimentaires de base, ont sous-traité leur production agricole afin de nourrir leur population. Mais une vue d’ensemble signale que deux tiers des surfaces accaparées sont le fait d’investisseurs privés, de fonds d’investissement et de fonds de pension. Les bourses devenant moins rémunératrices, ils ont voulu diversifier leurs actifs en misant sur les terres agricoles appelées à moyen terme à prendre de la valeur. Autre motif d’inquiétude, la destination des nouvelles cultures : près de 30 % d’entre elles concernent la production d’éthanol ou de biodiesel. C’est un chiffre considérable. Les agrocarburants alimentent la spéculation sur les terres. Cela fait craindre demain de fortes tensions alimentaires. Les pays du Sud qui jouent à ce jeu hypothèquent sans doute leur avenir.

Comment enrayer cette machine infernale ?

Il est un piège en forme d’alternative dans lequel je refuse de tomber : soit vous favorisez l’agrobusiness, soit vous êtes un partisan du statu quo. Je plaide inlassablement auprès des gouvernements du Sud pour qu’ils s’engagent en faveur de la modernisation des exploitations familiales et de l’agriculture paysanne. On n’a pas suffisamment investi dans les cultures vivrières, tant en amont (formation, fourniture de petits équipements) qu’en aval (moyens de stockage, accès aux marchés). Bien des dirigeants africains ne croient pas en l’agriculture familiale ; donc ils n’investissent pas dans ce secteur et empêchent qu’il se modernise. Il faut sortir de ce cercle vicieux.

Quid en direction des investisseurs privés ?

Je plaide en faveur d’un code de bonne conduite. Je leur fais remarquer que la tendance est à la progression de l’investissement responsable, soucieux de ses conséquences sociales et environnementales. Les droits fonciers des agriculteurs, à présent ignorés, doivent notamment être pris en compte. Et je leur répète que sur le long terme, seuls réussissent les projets agricoles qui autorisent des retombées substantielles en termes de développement au profit des ruraux de la région. Les consommateurs ont aussi leur mot à dire : ils peuvent interpeller les investisseurs en leur demandant dans quelles conditions les biens alimentaires qu’ils achètent ont été produits.

La Communauté internationale n’a-t-elle pas un rôle à jouer ?

Les Nations unies n’ont pas le pouvoir de réglementer ces pratiques d’accaparement de terres. Mais l’adoption le 11 mai 2012 par le Comité de sécurité alimentaire (CSA) de la FAO des Directives volontaires pour une gouvernance responsable du foncier constitue un premier pas en avant. En clair, il s’agit que les terres, la pêche et les forêts bénéficient d’abord aux populations locales. L’enjeu aujourd’hui est que les ONG du Nord et du Sud s’emparent de ce texte et fassent pression sur les gouvernements pour qu’ils transcrivent ces directives dans leurs lois nationales. Un paragraphe de ces directives demande, particulièrement, que les parlements des pays concernés soient informés des éventuelles cessions de terres et donnent leur assentiment. C’est une approche prometteuse.

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