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Egypte : une pépinière théâtrale au Caire

Publié le 21.08.2018| Mis à jour le 02.01.2022

Alors que la libre parole se réduit à peau de chagrin depuis la prise de pouvoir du président Sissi en 2013, un centre de formation au théâtre de rue offre un espace d’expression où se côtoient des jeunes d’horizons variés.


La ruelle Mahrany est nichée au cœur de Faggala, un quartier populaire, où se succèdent commerces de robinetterie, marbriers, papetiers et cafés chicha. Les cloches des églises copte, syriaque ou catholique se mêlent au chant du muezzin de l’imposante mosquée El Fath derrière la gare Ramsès.
L’immeuble du numéro 15, propriété des jésuites, héberge l’école d’art El Nahda (« renaissance » en arabe). Ce lieu prédestiné pour la création abritait autrefois le célèbre studio de cinéma Nassibian créé par un Syro-Arménien en 1937. Désormais, dans le hall d’entrée, des jeunes grignotent un sandwich falafel en attendant la reprise des cours.

Fondée il y a vingt ans à l’initiative d’une quinzaine de personnalités, El Nahda est devenue une pépinière d’activités culturelles : bibliothèque, école de cinéma d’animation, ciné-club et, plus récemment, une école de théâtre de rue baptisée Nas [[Nahda art school, qui signifie aussi « les gens » en arabe]].
Ouverte en septembre 2013, Nas recrute une vingtaine de jeunes, entre 18 et 35 ans, pour dix-sept mois. « Pour intégrer l’école, il faut présenter deux projets, l’un personnel, l’autre collectif, explique la coordinatrice des études, Reham Ramzy, au visage espiègle sous des boucles brunes. Si les qualités artistiques sont essentielles, l’ouverture d’esprit, l’engagement et le sens du partage figurent aussi parmi les critères du recrutement. Certains candidats sont talentueux, mais n’ont pas cette envie de collectif. »

Or le théâtre de rue exige un goût prononcé de la relation. Il faut oser porter sa voix au-dessus du brouhaha urbain, s’adapter aux réactions spontanées et imprévisibles du public, s’amuser de l’interactivité. Autant de conditions de jeu particulières qui nécessitent une formation multi disciplinaire : mime, cirque, danse, Feldenkrais [[La Méthode Feldenkrais permet par des gestes simples d’explorer le mouvement.]], percussion, création artistique, management culturel… Pour Youssef Ramez, directeur de El Nahda entre 2009 et 2013, l’enjeu est double : « il s’agit de conquérir l’espace public parce que c’est celui des gens, non du gouvernement, tout en livrant un message ou une émotion à travers le spectacle vivant ».

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Quand une échelle devient montagne

En cette après-midi de mars, les étudiants passent leur audition de fin de semestre. Dans la vaste salle équipée de miroirs, quatre groupes attendent leur tour. L’ambiance est recueillie. Puisqu’il s’agit de théâtre de rue, les accessoires sont simples : morceaux de vêtements, bâtons, seaux, échelle… Mais avec un peu d’imagination, l’échelle devient une montagne et le bâton un cigare. Les sketchs se succèdent avec leur lot de maladresse, de drôlerie, d’émotion aussi lorsque la voix de Hayat, une jeune Soudanaise, s’élève, simple murmure puis mélopée poignante. À la fin de chaque présentation, le jury soumet les jeunes à un feu de critiques : « Quel est votre propos ? », « Les personnages ne sont pas assez dessinés ». « La musique doit souligner les ruptures dramatiques. » Les élèves se défendent pied à pied, un débat s’ouvre ponctué de rires.

Après l’audition, Raafat, professeur de danse, explique comment il apprend à ses étudiants à parler avec le corps. « Je leur fais comprendre que le toucher dans un spectacle n’est pas un geste intime mais de l’art. » Rien d’évident pour des jeunes dont la plupart reçoivent une éducation conservatrice dans leurs familles, qu’elles soient coptes ou musulmanes. Le corps reste souvent un tabou. Initialement réfractaires aux contacts physiques, certaines étudiantes participent au bout de quelques mois aux pyramides humaines en cours de cirque ! Dans un discours prononcé lors de sa remise de diplôme, Lilan, étudiante d’une promotion précédente et, par ailleurs pharmacienne, a souligné à quel point les Égyptiens fréquentant son officine souffraient dans leur corps. À travers l’expression corporelle, elle avait appris, expliquait-elle, que ce corps faisait partie d’elle-même.

« La mère d’une élève me téléphonait tous les jours pour me dire que sa fille devait se marier et qu’avec le théâtre, elle n’avait plus le temps d’aider à la cuisine », raconte Mostafa Wafi, responsable artistique. Lorsque des difficultés surviennent avec les familles, l’équipe pédagogique les invite rue Mahrany pour découvrir le travail et le talent de leur enfant. « Ils s’aperçoivent que leur enfant est passionné, en meilleure condition physique, souligne Mostafa. On ne leur inculque pas une morale mais une responsabilité vis-à-vis de leur société. »

Nas se présente comme une école séculière, tout prosélytisme y est d’emblée banni. Si la prière n’est pas autorisée pendant les enseignements, une pause est aménagée le vendredi permettant de se rendre à la mosquée. Le dimanche est jour de congé et pendant le ramadan, les cours commencent après l’iftar (rupture du jeûne). « De toute façon, on les fait tellement travailler qu’il n’y a pas de temps pour les conflits religieux », confirme Reham en riant.

Vivre le melting-pot

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Avec des frais de scolarité symboliques, de l’ordre de 100 livres égyptiennes par mois (5 euros), la formation se veut ouverte à tous. Y compris aux demandeurs d’asile. La promotion 2018 compte quatre Soudanais et un Yéménite. En situation de grande précarité économique, ces réfugiés doivent faire face au racisme très prégnant dans la société égyptienne. « Même ici, les Soudanais se sentaient méprisés par les autres étudiants, explique Mostafa Wafi . Nous n’avons aucun programme spécifique d’intégration, simplement, nous vivons avec eux. »

Travailler ensemble au moins vingt heures par semaine, partager des thés, des doutes et des victoires, dissipent bien des préjugés. C’est d’ailleurs l’immigration qui a été choisie comme thème principal de l’année 2018. Les déclinaisons sont multiples en fonction des enseignements. Un professeur a ainsi envoyé sa classe prendre des photos des danseurs traditionnels se produisant dans les restaurants soudanais du Caire. Et lors d’une performance, des élèves ont imaginé une comédie autour du fameux koushari (plat national égyptien) pour raconter le mélange des peuples : les pâtes viennent d’Italie, le hommos du Levant, la sauce du Soudan…

Quatre jours par semaine, six lorsqu’un professeur vient de l’étranger (Suède, États-Unis, Espagne, France…), le rythme de la formation est intense pour ces comédiens en herbe qui ont aussi une activité professionnelle à l’extérieur. L’exigence d’assiduité, qui compte pour la moitié de la note finale, met certains élèves à rude épreuve dans cette mégalopole de 26 millions d’habitants où le trafic est un cauchemar quotidien. Racha, la plus âgée de la promotion, habite à 35 km du Caire : « Je travaille dans un cabinet de psychologie de 8 h à 15 h 30, j’enchaîne avec les cours avant de rentrer chez moi vers 23 h, Mais c’est une chance de suivre une formation qualifiante à un prix abordable. »

Le coût de la vie s’est en effet considérablement renchéri depuis la libéralisation brutale de la livre égyptienne en 2016 (+ 30 % d’inflation) et la levée des subventions sur des produits de grande consommation. Diplôme en poche, certains vont jouer dans des séries télévisées, d’autres organisent des représentations pour les enfants malades, les réfugiés, ou continuent leur aventure théâtrale à l’étranger. Nombreux sont ceux qui rêvent de fonder une compagnie.

Apprendre à assumer ses choix

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La motivation des étudiants sert de levier. Pour participer à cette expérience, il leur a fallu convaincre leurs proches, trouver des ressources financières et du temps. Quand ils arrivent, c’est leur moment. Youssef confie amusé : « Au début, quand les filles coptes rencontraient un jeune salafiste dans un centre appartenant à des jésuites, les deux parties avaient peur. » Dans la seconde promotion, un étudiant musulman, animé par une vision plus moralisante que coopérative, refusait ainsi de participer à certains cours « inconvenants ». « On a misé sur son amour du théâtre et progressivement ses idées reçues se sont nuancées. Ali s’est aperçu qu’il pouvait en toute sécurité jouer avec une femme, un agnostique, un Noir », se souvient l’ancien directeur de El Nahda.

Au début de la formation, Racha elle aussi se sentait mal à l’aise à cause de son voile, gênée par le sentiment qu’il n’était que toléré. « Au cours de la scolarité, la vision qu’ils ont d’eux-mêmes a changé : certaines ont retiré leur voile qui les entravait, d’autres le conservent en ayant le sentiment de mieux assumer ce choix personnel », explique volubile Marwa al Sawi, professeur de Feldenkrais. Cette technique qui décompose les mouvements permet de trouver des solutions à un blocage, d’apprivoiser les gestes difficiles. « Un formidable outil pour la confiance en soi », s’enthousiasme Marwa al Sawi, tout en mimant les exercices qu’elle propose à ses élèves. Car la souplesse du corps n’est pas sans conséquence sur celle des esprits. Et d’ajouter dans un souffle : « Ce sont les étudiants, avec leur soif d’apprendre, qui m’ont soignée de ma dépression après la défaite de la Révolution. »

Alors que le régime actuel verrouille de plus en plus la libre parole, Nas offre ainsi un espace, certes modeste, à la créativité en restant connecté à la rue, au quartier, à la société… « Le mouvement, c’est une expression de soi, réfléchit à voix haute Racha avant de rentrer chez elle dans sa lointaine banlieue. Et si quelqu’un en est empêché d’une façon ou d’une autre, il perd quelque chose, il se perd peut-être lui-même. »

Aurélie Carton

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