Evasion fiscale et opacité financière, redonner au Sud des marges de manœuvre
En ces temps de disette financière, lutter contre l’évasion fiscale et l’opacité financière est un des moyens de redonner aux Etats des marges de manœuvre. Une réelle opportunité pour permettre aux pays en développement de combattre la pauvreté.
A quelques semaines du G20 de Cannes où la régulation de la finance internationale sera de nouveau inscrite sur l’agenda, une étude publiée par l’ONG britannique ActionAid [[ActionAid, Caling Time, novembre 2010]] vient apporter de l’eau au moulin des pourfendeurs d’un système sans foi ni loi : en jonglant entre ses différentes filiales, SABMiller, le deuxième brasseur mondial, a développé une stratégie d’optimisation fiscale particulièrement efficace. Résultat : chaque année, quelque 20 millions de livres (23 millions d’euros) sont soustraits par la multinationale aux griffes des administrations fiscales des pays les plus pauvres de la planète. Une somme qui selon l’organisation permettrait de scolariser un quart des un million d’enfants qui ne vont pas aujourd’hui à l’école. L’exemple ghanéen est à ce titre exemplaire : alors que SABMiller détient 30 % du marché de la bière et réalise en moyenne un chiffre d’affaires de 29 millions de livres (33,7 millions d’euros) par an, elle a déclaré des pertes trois ans sur quatre, entre 2007 et 2010. Sa recette ? Un subtil jeu de passe-passe visant à déplacer les bénéfices dans des filiales où les taux d’imposition sont moins élevés que dans cet Etat africain.
Des multinationales dans le collimateur
Epluchant les comptes de SABMiller au Ghana, Zambie, Tanzanie, Afrique du Sud, Mozambique et en Inde, ActionAid a ainsi découvert que ses filiales africaines ont transféré en moyenne chaque année 25 millions de livres (29 millions d’euros) à la filiale néerlandaise de la société qui détient les droits d’utilisation des marques de bières commercialisées en Afrique à l’image de Castle, Stone et Chibuku. (Les pays Bas ont un régime fiscal très attractif pour les entreprieses et apparaissent par ailleurs dans la liste des paradis fiscaux établi par Tax Justice Network) Un montant qui étendu à tout le continent pourrait atteindre 43 millions de livres (50 millions d’euros) correspondant à une perte sèche de 10 millions de livres (11,6 millions d’euros) pour les caisses des Etats du continent. Par ailleurs, l’ONG a mis en évidence les paiements pharaoniques de 47 millions de livres (54,6 millions d’euros) facturés par le siège social situé en Suisse aux filiales des six pays étudiés. Cette somme rémunère les « frais de services » incluant notamment des conseils en matière de management. Avec là aussi pour conséquence un manque à gagner de 9,5 millions de livres (11 millions d’euros) pour les pays en développement. Au Ghana, ces transferts représentent par exemple 4,6 % des revenus annuels nets de la société.
L’ONG a aussi pointé le trajet ubuesque emprunté par les flux de marchandises entre les différentes filiales africaines de l’entreprise : depuis 2008, une société située à 7 000 kilomètres des usines de fabrication, à l’Ile Maurice où le taux d’imposition n’est que de 3%, est devenue l’unique fournisseur des différentes filiales déployées sur le continent noir. Cette société mauricienne a également octroyé un prêt de 8,5 millions de livres (9,8 millions d’euros) à l’entité ghanéenne qui lui permet de faire échapper chaque année 76 000 de livres (88 400 euros) à l’impôt au titre du paiement des intérêts d’emprunts…
Ces révélations interviennent dans un contexte où d’autres grandes entreprises sont elles aussi sous les projecteurs : en avril dernier, plusieurs ONG, dont l’association française Sherpa, ont porté plainte contre la société suisse Glencore. En cause ? Les manipulations financières et comptables auxquelles a eu recours la filiale zambienne de l’entreprise afin d’échapper au paiement de l’impôt sur place. Une plainte jugée suffisamment sérieuse par la Banque européenne d’investissement (BEI) pour annoncer le 1er juin sa volonté de ne plus financer les projets du groupe minier jusqu’à ce que les résultats d’une enquête interne fasse toute la lumière sur ces accusations.
Durcissement des législations
Selon l’OCDE, les détournements opérés par les multinationales coûteraient plus cher aux pays en développement que ce que leur rapporte l’aide publique au développement… Les chiffres sont sans appel : chaque année, l’évasion fiscale des multinationales fait perdre aux pays en développement 125 milliards d’euros de recettes fiscales, soit 4 fois le montant nécessaire pour éradiquer la faim, selon la FAO .
Devant l’ampleur du phénomène, les pays du Nord dont sont originaires la plupart des multinationales, commencent à légiférer. Après Hong-Kong en mai 2010, les Etats-Unis ont adopté le 21 juillet 2010 la loi Dodd Frank. Ce texte prévoit l’obligation pour les industries extractives cotées à la bourse de New York de communiquer au gendarme de la bourse américaine tous les paiements effectués aux gouvernements des pays dans lesquels elles sont implantées. « C’est une première brèche pour lutter contre l’opacité, même si ce texte ne permet pas complètement de lever le secret, observe Mathilde Dupré, chargée de mission Financement du développement au CCFD-Terre Solidaire. Ces données sont insuffisantes dans la mesure où rien n’oblige les entreprises concernées à dévoiler leur chiffre d’affaires, le nombre de salariés employés dans ces filiales… ».
D’autre part, un an après le vote de cette loi, les décrets d’application sont toujours dans les cartons, les entreprises concernées essayant de retarder au maximum leur publication. Certaines, à l’image de Shell, soulignent que ces informations n’ont pas à être dévoilées car elles font partie de leur stratégie et ne peuvent pas à ce titre être communiquées à leurs concurrents. Quelques gouvernements du Sud traînent également les pieds, se retranchant derrière le « secret d’Etat ». Mais sous l’impulsion du texte américain, d’autres pays sont eux aussi en train de durcir leur législation, et la Norvège comme le Canada sont aussi en pleine réflexion. La Commission européenne avance aussi ses pions : un projet de directive concernant les sociétés extractives mais aussi l’exploitation forestière est actuellement en discussion.
Les pays en développement passent à l’action
Les pays en développement lésés par l’évasion fiscale commencent également à prendre des mesures. Le ministre des finances sud-africain a d’ailleurs récemment dénoncé ce « cancer qui ronge les bases fiscales de nombreux pays pauvres ». Et suite à la décision de la BEI sur Glencore, le gouvernement zambien envisage de demander à la multinationale de régulariser sa situation fiscale…
En Argentine aussi, les pouvoirs publics sont passés à l’offensive : les quatre grandes multinationales – ADM, Bunge, Cargill et Dreyfus – qui centralisent entre 75 % et 90 % du commerce mondial de céréales viennent d’être suspendues du registre national des exportateurs [[(2) Si les trois sociétés ne régularisent pas leur situation, elles pourraient être exclues définitevement du registre des exportateurs.
www.actionaid.org.uk/doc_lib/calling_time_on_tax_avoidance.pdf
]]. Dans le collimateur : leurs pratiques pour échapper à l’impôt. Leur implantation dans le pays commence en 1996 quand le gouvernement de l’époque approuve l’utilisation de soja OGM, qui couvre aujourd’hui 60 % des surfaces cultivées. Important les semences et commercialisant ensuite la production via le marché mondial, ces firmes sont accusées d’ « exporter » également les profits réalisés sur place. En 2008 où le prix des matières premières était au plus haut, les multinationales ont ainsi déclaré des profits ridiculement bas, incitant le Trésor Public à ouvrir une enquête. Les autorités de Buenos-Aires ont ainsi remonté les circuits empruntés par ces flux financiers, des paradis fiscaux en passant par des pays qui n’ont pas à informer l’Argentine car ils n’ont pas d’accords bipartite leur permettant d’échanger leurs informations fiscales.
Les sociétés incriminées auraient ainsi gonflé les coûts de leurs opérations en Argentine pour limiter les taxes. La marchandise, sous facturée, serait– du moins sur le papier – arrivée dans des filiales plus ou moins fantômes dans des pays aux taux d’imposition particulièrement attractifs avant que les profits prennent la direction des sociétés-mères. Le Trésor Public réclame aujourd’hui 476 millions de dollars (350,6 millions d’euros) à Bunge, 252 millions (185 millions d’euros) à Cargill et 140 millions (103 millions d’euros) à Dreyfus, en dépit de leurs dénégations.
Malgré ces premières victoires, la société civile entend bien continuer le combat et maintenir les gouvernements sous pression. La mobilisation, partie du Nord, gagne là aussi le Sud. En Amérique Latine, Latindadd, partenaire du CCFD-Terre Solidaier, un réseau regroupant 17 organisations de 9 pays (Argentine, Bolivie, Brésil, Colombie, Equateur, Honduras, Nicaragua, Pérou et Uruguay) mène aujourd’hui la charge. En Afrique, la constitution du réseau Tax Justice Network Africa participe à cette dynamique. Avec des ONG du Nord, dont le CCFD-Terre Solidaire, ces organisations du Sud se sont ainsi associées lors du Forum social mondial de Dakar en février 2011 pour demander aux pays du G20 « des mesures concrètes pour mettre fin à l’opacité financière dans les paradis fiscaux qui permet aux entreprises d’y localiser leurs profits, évitant de payer des impôts. »
La société civile mobilisée au Sud
Ces initiatives s’inscrivent dans la continuité de la campagne Publiez ce que vous payez, née au Royaume-Uni en 2002 pour demander davantage de transparence aux sociétés extractives. Une campagne bien reprise dans les pays du Sud. Dressant un bilan de ses activités après cinq ans d’existence, le réseau camerounais a souligné en 2010, que sous sa pression, le gouvernement a publié une carte des ressources minières du pays même si le chemin vers une totale transparence sur les activités des compagnies présentes est semé d’embûches. En octobre 2010, le réseau Transparency International plaçait le Cameroun à la 27e place de son palmarès mesurant le degré d’information de 41 pays sur les revenus retirés de l’exploitation de leurs ressources minières. Sous l’impulsion du réseau camerounais, des réunions ont été organisées pour informer et sensibiliser les députés à ces questions.
Au Sud les associations coalisées pour lever cette omerta sont en majorité les mêmes que celles qui se trouvaient en première ligne lors des campagnes pour l’annulation des dettes il y a une dizaine d’années. Et ce n’est pas un hasard : car rendre transparentes les opérations des multinationales est un autre moyen de redonner aux pays les moyens de lutter contre la pauvreté. « Si l’on exige pas des entreprises de détailler leurs activités pays par pays, le débat risque de faire du sur-place. Les accords passés entre l’Etat et les compagnies pétrolières ne sont pas publiés et sans une décision arrêtée au niveau international, les gouvernements pourraient bien continuer à faire la sourde oreille. Il est pourtant essentiel que les citoyens disposent de ces informations pour interpeller et demander des comptes aux Etats », martèle Jean-Marc Bikoko, coordinateur de la Plateforme d’information et d’action sur la dette du Cameroun, partenaire du CCFD-Terre Solidaire. Cet appel sera-t-il entendu par les grandes puissances mondiales ? Réponse début novembre…
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