Il faut soumettre les comptes des multinationales au détecteur de mensonges
Ce rapport raconte l’histoire extravagante d’un monde otage des plus petits d’entre ses pays[[La superficie cumulée de 36 des 60 paradis fiscaux que nous avons répertoriés (voir p. 7) représente à peine 16 000 km2, soit deux fois moins que la
Belgique ! ]]. Un monde où tel Goliath trébuchant devant David, les grandes puissances, pourtant armées de leurs terribles listes noires ou grises, seraient forcées de s’incliner devant l’effronterie des « paradis fiscaux ». Un monde où la richesse mondiale serait en grande partie produite et échangée offshore[[Offshore signifie en anglais « au large des côtes », par extension, ce terme désigne l’activité
menée dans des territoires fiscalement avantageux, les paradis fiscaux.]]. Où les Îles Vierges britanniques, Jersey, l’île Maurice, les Bermudes ou encore le Luxembourg seraient devenus les matrices de l’économie mondiale.
Ce rapport raconte une histoire difficile à croire, car elle est pratiquement inédite. Les paradis fiscaux suscitent un intérêt incroyablement faible de la part des économistes -trop obnubilés qu’ils sont de modéliser leurs hypothèses pour pouvoir appréhender un phénomène par définition difficile à quantifier de façon incontestable. L’économiste et journaliste français Christian Chavagneux et le politologue britannique Ronen Palan font figure de pionniers en la matière. La thèse développée dans ce rapport doit beaucoup aux travaux qu’ils ont menés avec l’expert comptable Richard Murphy.
La localisation artificielle de l’activité économique loin de ses bases réelles, dans ces zones de transit de la finance mondiale, fait mentir l’allocation de la richesse au plan mondial.
Ce rapport raconte l’histoire d’une imposture. Car les miroirs déformants que sont les paradis fiscaux renvoient une géographie mensongère de l’économie mondiale. La tromperie statistique est flagrante, qui fait de l’île Maurice le premier investisseur en Inde, ou de Jersey le premier pourvoyeur de bananes en Europe. Mais la localisation artificielle de l’activité économique loin de ses bases réelles, dans ces zones de transit de la finance mondiale, a d’autres incidences. Autrement plus graves. Elle fait mentir l’allocation de la richesse au plan mondial, dépouillant les États de leurs assiettes fiscales mobiles[[L’assiette fiscale est la base d’imposition. Autant
les consommateurs et le foncier constituent des assiettes pratiquement immobiles, autant la fortune des particuliers et le bénéfice des multinationales s’affranchissent aisément des frontières.]] – donc de l’impôt que devraient verser les plus riches, et les salariés de leur gagne-pain. Privant, aussi, de façon illicite, les pays en développement de plusieurs centaines de milliards d’euros par an qui leur permettraient d’investir dans l’avenir ; de soigner, d’éduquer, de nourrir leur population ; les privant aussi de la liberté de renoncer à l’aide internationale et à l’endettement. Ce grand écart entre la géographie économique réelle et celle que reflètent les paradis fiscaux, constitue aujourd’hui le creuset des inégalités au plan mondial.
Mais ce mensonge est commis, non pas tant par les paradis fiscaux eux mêmes – réceptacles consentants des tricheries que d’autres veulent garder secrètes – mais bien, pour l’essentiel, par les acteurs économiques majeurs de l’économie mondialisée : les banques et entreprises multinationales. L’omniprésence de ces dernières dans les trous noirs de la finance mondiale – nous y avons repéré 4 748 filiales rien que pour les cinquante plus gros groupes européens ! – a deux explications simples. Une part reflète, bien sûr, la réalité de l’activité économique légitime des dits groupes : l’usine en Irlande de l’un, la franchise de l’autre en Suisse… Concernant l’autre part, substantielle, il s’agit pour l’écrasante majorité des multinationales de localiser librement la valeur qu’elles produisent à l’abri de l’impôt, voire des revendications de hausse salariale – et, parfois, du régulateur boursier ou de la justice. Elles sont aidées en cela par des armées de professionnels du droit et de la finance qui en ont fait un business, et par le formidable développement de l’économie immatérielle (recherche développement, marques, brevets, assurances…), déplaçable à l’envi[[« 63 % de la valeur des 101 entreprises européennes cotées étudiées correspond à de l’immatériel » selon Ernst & Young,
Capital immatériel, son importance se confirme, janvier 2008.]].
Ce mensonge est commis, non pas tant par les paradis fiscaux eux-mêmes que par les banques et entreprises multinationales.
Les multinationales sont-elles au-dessus des lois ?
Elles dominent des pans entiers de l’économie mondiale. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que certaines croient pouvoir s’affranchir des règles s’appliquant au commun des mortels. Mieux, par l’entremise des banques et des cabinets d’audit et d’optimisation fiscale, elles inventent, dans des territoires faisant commerce de leur souveraineté, des législations conformes à leurs intérêts.
Mais les multinationales ne sont pas les seules à blâmer. Si elles peuvent si aisément faire mentir leurs comptes pour localiser la plus-value où bon leur semble, c’est que la loi ne les en empêche pas. Est-elle mal écrite ? Mal appliquée ? Selon le mot de l’ancien ministre des Finances britannique Dennis Healey, la frontière entre légalité (optimisation) et illégalité (fraude) est mince comme « l’épaisseur d’un mur de prison ». Sauf que dans la pratique, le risque pénal est quasi inexistant. Directeurs financiers comme experts comptables ont tout loisir d’élaborer et certifier des comptes et de retomber, toutefois, du bon côté du mur, sans violer les lois puisque : « l’optimisation repose souvent sur l’existence d’un doute quant à leur interprétation [et] il est souvent difficile de résister à la possibilité de jouer le droit fiscal d’un État contre celui d’un autre »[[C. Chavagneux, R. Murphy et R. Palan, « Les paradis fiscaux : entre évasion fiscale, contournement des règles et inégalités mondiales » L’Économie politique n° 42, 2009, p. 29. ]].
Pour réconcilier la comptabilité de l’entreprise avec sa réalité économique, il existerait un moyen simple : exiger des sociétés qu’elles rendent compte précisément de leur activité pays par pays.
Sans résorber la tentation, pour les entreprises, de situer leurs actifs immatériels dans des pays fiscalement attractifs, une telle exigence de transparence les contraindrait à la vérité comptable. Car la façon dont une entreprise rend compte de son activité n’est pas affaire strictement privée. L’élaboration[[Opérée, pour l’essentiel
des multinationales, par l’International Accounting Standards Board (IASB) à Londres et le Financial Accounting Standards Board (FASB) aux États-Unis.]] et le contrôle de l’application des normes comptables, qui sont aujourd’hui le monopole des investisseurs, des multinationales et des grands cabinets d’audit, devraient être considérés comme des questions d’intérêt général.
La place qu’ont prises les multinationales dans l’économie mondiale leur confère des responsabilités considérables envers la société. D’évidence – et le champ fiscal n’est hélas pas le seul – elles sont incapables, malgré la bonne volonté affichée par certaines, de les assumer pleinement sans qu’on les y contraigne. Ce qui est en jeu, ici, c’est la souveraineté, la capacité de notre humanité à décider de son destin. A dicter la loi aux plus forts plutôt qu’à subir celle du plus fort. « Entre le faible et le fort, entre le riche et le pauvre, c’est la liberté qui opprime et c’est la loi qui affranchit », affirmait Lacordaire au XIXème siècle. Le temps est venu de mesurer la santé de notre monde au sort réservé aux plus faibles. Le G20 en aura-t-il la capacité, ou même la volonté ? Il a, en 2011 à Cannes, l’occasion d’en faire la preuve.
Jean Merckaert, co-auteur du rapport
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