© Andréa Mongia / Marie-Bastille pour le CCFD-Terre Solidaire

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« La rumeur », une nouvelle pour contourner la censure

Publié le 02.07.2021| Mis à jour le 20.12.2021

Vous ne saurez ni son vrai nom, ni son pays.
Nous avons délibérément choisi d’anonymiser son témoignage.
Pour ne pas le mettre en danger.

Avant-propos


Narun fait partie d’une de ces organisations partenaires que nous soutenons mais dont nous ne pouvons plus parler, sans prendre le risque de les mettre en insécurité avec les autorités de leur pays.

Petit à petit en effet notre carte du monde se rétrécit, et la liste des pays sur lesquels nous pouvons communiquer se réduit en peau de chagrin.
Comment continuer à raconter l’histoire de nos partenaires, à partager et faire connaitre leurs combats dans ces conditions?
Comment ne pas laisser le silence s’installer, donnant ainsi la victoire à ceux qui voudraient les faire taire ? Il suffit de lire cette histoire bouleversante pour comprendre à quel point leur combat mérite d’être connu et partagé.
L’histoire de Narun est l’histoire vraie d’un de nos partenaires racontée sous la forme d’une courte nouvelle.
En faisant disparaitre le nom des pays, et des communautés concernées, ce sont aussi nos projections et nos à priori culturels qui disparaissent.
Et c’est finalement un récit universel qui se dessine, une radiographie du poison de la rumeur dont les médias sociaux et des politiques avides de pouvoir se repaissent. Narun lui agit sur le terrain, au plus près des populations parfois victimes, parfois actrices, des violences.
Armé de son drap blanc et de son vidéo projecteur, il arpente les villages, suscite la rencontre, ravive l’émotion, bouscule les représentations. Et même si nous ne savons pas où cette histoire se déroule, elle nous devient étonnamment proche…

© Andréa Mongia / Marie-Bastille pour le CCFD-Terre Solidaire
© Andréa Mongia / Marie-Bastille pour le CCFD-Terre Solidaire

Les tensions couvent depuis plusieurs mois. Des heurts sporadiques, des disputes entre membres des deux communautés religieuses montées en épingle et qui déclenchent des conflits communautaires. Toujours, ou presque, autour de « l’honneur des femmes ».
Un jeune aurait regardé de façon trop appuyée une jeune femme, manquant ainsi de respect à sa communauté – plus qu’à elle-même.
Elle compte peu dans ce cas-là. Elle n’est que l’objet d’un conflit instrumentalisé depuis plusieurs années par un parti politique nationaliste et ethnique, qui cherche à cliver encore davantage les communautés pour gagner des voix.
Les élections approchent à grands pas et ces circonscriptions sont clés pour obtenir le pouvoir.
Tout est bon pour gagner : monter la communauté majoritaire contre les minorités ethniques et religieuses, diaboliser l’autre, agiter le spectre du « grand remplacement », exploiter la détresse d’une jeunesse semi-rurale désœuvrée et sans perspective d’avenir, propager des rumeurs pour mettre le feu aux poudres.
Jusqu’à ce que le feu prenne, littéralement, et se répande. Les maisons et les commerces brûlent. Les corps aussi, brûlés vifs. Des voisins avec lesquels on cohabitait depuis toujours deviennent des bourreaux en quelques instants.
Des dizaines de morts, des milliers de déplacés, des vies ruinées et des traumatismes profonds qui marqueront durablement les espaces et les esprits.

La peur de revenir dans un village qui n’est plus le sien

Plusieurs années après, les victimes du pogrom vivent toujours dans des camps de fortune installés en périphérie des villes voisines ou sont partis à l’autre bout du pays. La peur de revenir dans un village qui n’est plus le sien, où les liens ont été durablement cassés.
A cette époque-là, Narun parcourt le pays pour comprendre.
Quels sont les ressorts culturels, sociaux, économiques de ces divisions ?  Comment les politiques les exploitent et les manipulent en semant les graines de la séparation, de la discorde ? Comment cette idéologie suprémaciste se répand ?
Narun est un documentariste reconnu et un jeune militant progressiste engagé. A l’université il s’engage dans des mouvements étudiants de gauche et se forme au théâtre de l’opprimé.
Il rejoint une troupe de théâtre de rue qui sillonne les villes et villages et part à la rencontre du public, un public avec un accès limité à la culture, à l’art, à la critique sociale et politique, à la découverte de leurs droits, en général.
La troupe multiplie les pièces et scénettes, mettant en scène les injustices, la corruption, l’exploitation des travailleurs, les droits des femmes, etc. La rue réagit, tremble avec les comédiens, s’insurge contre les manipulations dénoncées, moque les oppresseurs, partage des émotions collectives.

De ces années étudiantes et de ces expériences Narun conserve le goût de l’image et de la mise en scène, la nécessité d’être près des gens – avec les gens, des communautés les plus marginalisées et exclues, et la conviction que la culture est un vecteur éminemment puissant d’émancipation.
Lorsque ces violences éclatent, Narun décide de se rendre sur place, comprenant que se joue une nouvelle sombre page de l’histoire de son pays, aux conséquences nationales.

© Andréa Mongia / Marie-Bastille pour le CCFD-Terre Solidaire
© Andréa Mongia / Marie-Bastille pour le CCFD-Terre Solidaire

Avec sa caméra, il rencontre les victimes, recueille les témoignages, documente l’horreur, pudiquement, respectueusement.
Il parle également aux auteurs des crimes, aux instigateurs des violences, ceux qui ont multiplié les discours de haine, les appels à la « défense de l’honneur », aux « revanches sur l’humiliation ».
Il cherche également à décrypter le contexte et assiste à des meetings politiques, suit les médias et le traitement de l’affaire, cherche à comprendre les rouages, les étapes, qui ont mené à ce drame.
Et se rend compte que la « première victime », cette jeune femme importunée par un jeune d’une autre communauté, n’existe pas. Des morts, des déplacés, des peines irréparables, à cause d’une rumeur et de politiciens incendiaires.
Le poison de la manipulation, des fausses informations, et de médias nationaux incapables de décrypter finement ce qu’il se passe sur place, contribuant, à défaut d’investigation, à entretenir le doute.

Rétablir la vérité

L’évidence s’impose alors à Narun. Il est essentiel de créer des médias alternatifs, citoyens, ancrés dans la réalité des communautés et des territoires, qui produisent des informations de qualité et sont en mesure de rétablir les faits.
Après quelques mois de réflexion, il décide d’initier un collectif citoyen local, au cœur des troubles, de s’engager durablement et de tenter d’apporter des solutions aux problèmes identifiés.

Progressivement, les vidéos réalisées gagnent de l’audience et attirent l’attention, des médias nationaux comme du pouvoir.
Le parti ethno-nationaliste a bien emporté les élections, et dispose d’un boulevard et de tous les moyens d’Etat pour imposer son agenda, cliver de plus en plus les uns contre les autres, réprimer les voix dissidentes.
Rétablir la vérité devient une activité hautement sensible, qui expose à la répression, au harcèlement.
A plusieurs reprises, le collectif est contraint de faire profil bas, de passer « en souterrain » pour quelques semaines, lorsque la pression devient trop forte.
Ils sont clairement une épine dans le pied des milices locales et des politiciens : plusieurs reportages démontent les récits ou « narratifs » au vitriol qui visent à diviser toujours plus les communautés.
Certaines vidéos visionnées des centaines de milliers de fois, ont été reprises par les médias nationaux, exposant ainsi leurs mensonges.

Créer des espace de discussion

A travers le travail de terrain et leurs échanges nourris avec les populations locales, Narun et l’équipe se rendent compte que d’autres interventions sont nécessaires : il faut éduquer, dialoguer, débattre, amener ces échanges au plus près des gens, qui n’ont pas toujours accès aux nouvelles, même en images.
Il faut ouvrir des espaces de discussion, où l’on parle du poids de certaines traditions, de fractures anciennes, de discriminations, d’exploitation, du rejet de l’autre, où l’on peut réfléchir, intimement, et collectivement.
Des diffusions de documentaires et de films sont alors organisées dans les villages de la région. Il suffit d’un drap blanc, d’une rallonge électrique (et d’électricité… les coupures de courant sont fréquentes), de tapis pour couvrir le sol terreux, et d’une audience enthousiaste.
Fiction sur l’histoire d’amour tragique entre deux jeunes de différentes communautés séparés par leur famille, documentaire sur l’émancipation des jeunes femmes, court métrage sur le travail dans les mines, ou encore visionnage du documentaire réalisé par Narun sur le pogrom…
Les yeux sont grands ouverts dans l’obscurité, et là aussi, l’audience frémit, rit, est submergée par l’émotion, souvent, s’emporte face à l’écran, parfois.

© Andréa Mongia / Marie-Bastille pour le CCFD-Terre Solidaire
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Lorsque le projecteur est éteint, tout le monde prend une profonde respiration, et la discussion est ouverte. On partage son ressenti, ses questions, ses réflexions, ce que cela nous rappelle d’expériences vécues.
Plusieurs communautés participent à ces projections, ensemble. C’est un lieu commun, alors que tout est fait pour les séparer de plus en plus : de l’aménagement du territoire – quartiers séparés, hameaux séparés – aux écoles, en passant par le discours, bien sûr.
Les femmes sont peu présentes pour le moment : cela demeure peu habituel, peu accepté, qu’elles soient dans l’espace public à la nuit tombée, et de toute façon, leur deuxième journée de travail les attend à la maison.
Alors le collectif a décidé d’organiser également d’autres diffusions, en « non-mixité », à des horaires adaptés, pour qu’elles puissent elles-aussi découvrir ces œuvres et s’exprimer.
Récemment, l’équipe a décidé d’ouvrir un centre culturel dans leur bureau, où tout le monde est le bienvenu pour lire, emprunter un ordinateur et regarder un film à plusieurs, passer un peu de temps dans cet espace de calme, un peu hors du temps, hors du village et du quotidien. Certains enfants y passent des heures, après l’école, quotidiennement.

Combattre la caravane de haine des politiciens

Narun quant à lui commence à envisager d’ouvrir un autre centre dans le district voisin et à « essaimer » progressivement des collectifs dans la région.
Son objectif a toujours été d’appuyer les premiers concernés, les minorités marginalisées, dans leur propre quête d’émancipation et de droits.
Il se considère comme un facilitateur, un compagnon, un allié, mais ne souhaite pas être le « leader » et reproduire d’autres formes de domination.
Aujourd’hui, les jeunes du collectif sont tout à fait mûrs, compétents et légitimes pour le faire vivre, pour animer ces espaces de dialogue et pour poursuivre cette mission citoyenne d’information.
Même si le collectif est déjà parvenu à interférer dans ces dynamiques mortifères locales et a réussi à appuyer l’émergence d’un mouvement progressiste local, Narun sait que le chemin est long à parcourir.
A l’approche de nouvelles élections, où le parti ethno-nationaliste se sait fragilisé – voire menacé – les fausses nouvelles vont se répandre de plus en plus, d’anciennes plaies seront réouvertes, les politiciens reprendront leur caravane de haine, et le pouvoir se crispera de plus en plus pour se maintenir en place.
Mais, dans ce village, dans ce district, ils se heurteront au collectif, et à tous ces êtres humains qui refusent la division, et qui veulent vivre ensemble, autour d’un film, dans la douce pénombre d’une soirée paisible.

Fin.

Un récit de Juliette Segard, Responsable du service Asie.

Retrouvez notre dossier spécial « Artisanes et artisans de paix »

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