Le bouillonnement de la société civile

Publié le 22.02.2012| Mis à jour le 08.12.2021

Depuis le début des années 1990, les institutions internationales du développement (bailleurs de fonds multilatéraux, étatiques et ONG) voient la société civile comme un levier essentiel pour la démocratisation des régimes autoritaires arabes [[« Promouvoir la démocratie et la gouvernance dans les pays arabes : Les options stratégiques des bailleurs de fonds ». Denegeux Guilain in Sarah Ben Néfissa, ONG et gouvernance dans le monde arabe. Éditions Karthala et Cedej. Paris-Cairo, 2004.]]. Cela fait suite aux changements des régimes politiques en Amérique latine, en Europe de l’Est et du Centre et dans les anciennes républiques soviétiques. Ils ont donné lieu aux théories de la « transition démocratique » [[Transitions from the authoritarian rule. G. O’Donnell, P.C. Schmitter, L.Whitehead. The Johns Hopkins University Press, 1988.]]. L’expérience tunisienne semble pourtant quelque peu différente. Décryptage.


Le soulèvement populaire en Tunisie, suivi par la chute du régime de Ben Ali, interroge cette notion de société civile et sa visée transformatrice. En effet, partie des régions intérieures de Sidi Bouzid et de Kasserine, cette révolution « par le bas » [[Renaissance arabe : 7 questions-clés sur des révolutions en marche .V. Geisser et M. Bechir Ayari. Éditions Broché, 2011.]] a agrégé progressivement l’ensemble des couches de la population et laissé une place marginale aux associations de la société civile. De nombreux travaux de recherche ainsi que l’observation des organisations de la société civile dans le monde arabe menée par le CCFD-Terre Solidaire montrent la limite des capacités intrinsèques de ces organisations à être force de transformation politique dans des États autoritaires comme la Tunisie. L’État, sous Ben Ali, n’avait pas uniquement une fonction de régulation de la vie sociale, politique et économique mais exerçait un rôle de contrôle et de domination à travers le parti-État, le Rassemblement constitutionnel pour la démocratie (RCD). Ainsi, la politique de l’État à l’égard des organisations de la société civile, en premier lieu les associations, se caractérisait-elle par l’encadrement ou l’enfermement.

Encadrement ou enfermement sous Ben Ali

Avant la révolution tunisienne, on comptait environ 9 000 associations dans le pays, dont 85 % étaient sportives, scientifiques ou culturelles. Les organisations œuvrant à la promotion des femmes ou du développement ne représentaient pas plus de 5 % d’entre elles et celles de bienfaisance, 10 % [[La société civile tunisienne prise en otage ? M. Desmères. Ceri, 2000.]]. Alors que le régime louait dans son discours les bienfaits de la société civile tunisienne en saluant son rôle et son dynamisme [[Idem.]], il n’a cessé d’en faire un instrument de clientélisme pour servir son intérêt. Le tissu associatif sous contrôle permettait de « donner l’impression d’omniprésence du pouvoir », de « contribuer au quadrillage de la population et du territoire » en ne laissant « aucun espace vide » afin de « discipliner la population » .
Il s’agissait en premier lieu des associations ou unions à caractère national, véritables organisations gouvernementales à statut associatif, directement pilotées par des fonctionnaires et des membres du RCD, dans le cadre des programmes nationaux de développement et de lutte contre la pauvreté. Ces organisations opéraient une gestion clientéliste de la redistribution financière de l’aide sociale, tout en captant les financements étrangers du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) ou des coopérations bilatérales.
Actionnées par l’État pour agir sur l’ensemble du territoire, elles disposaient de branches locales permettant le quadrillage de la population. On peut citer les organisations de développement habilitées à faire du microcrédit en lien avec la Banque tunisienne de solidarité (Association tunisienne pour l’auto-développement et la solidarité, Union tunisienne de solidarité sociale…), les groupes de promotion de la femme liés à l’Union nationale de la femme tunisienne et les associations de bienfaisance concernant l’enfance ou le handicap. D’autres associations pouvaient bénéficier d’une certaine autonomie mais dans un cadre d’action très restreint et constamment surveillé, notamment lorsqu’elles disposaient de financements étrangers. Il s’agissait essentiellement d’associations locales, dont l’objet social était non-subversif pour le régime, comme la culture ou l’environnement, qui pouvaient à ce titre recevoir des fonds du Pnud-Fem (Fonds pour l’environnement mondial) ou de l’Unesco. Mais elles devaient nécessairement intégrer un membre du parti dans leur conseil d’administration et rendre systématiquement compte aux autorités locales. Si des associations sortaient du cadre assigné ou toléré par l’État, la logique de l’enfermement était mise en œuvre. Le Mouvement des droits de l’homme en a été la principale victime. En Tunisie, les associations à caractère politique étaient interdites. Dans le contexte des régimes autoritaires arabes, les organisations de défense des droits humains se positionnaient contre l’État, à l’inverse des organisations de développement. La notion de société civile, dans sa dimension d’indépendance à l’égard des pouvoirs publics comme dans sa volonté de transformation politique et sociale, tendait donc à s’assimiler entièrement aux organisations de défense des droits de l’homme [[« Sur l’étendue d’un concept ». J.-C. Vatin in A. Bozzo et P.-J. Luizard (sous la dir.) Les sociétés civiles dans le monde musulman. Éditions La Découverte, 2011.]]. Ces organisations, créées dans les années 1980 et 1990, étaient composées, pour beaucoup, d’anciens militants politiques de gauche qui avaient contesté les dérives autoritaires des régimes dans les années 1970 et avaient déjà tous subi la répression ou l’exil. Ce fut le cas en Tunisie, comme dans l’ensemble des pays de la région [[« La génération seventies en Égypte. La société civile comme répertoire d’action alternatif ». D. El Khawaga, in O. Fillieule et M. Bennani-Chraïbi (sous la dir.) Résistance et protestation dans les sociétés musulmanes. Presses de Science-Po, Paris, 2003.]]. La politisation des droits de l’homme a servi de prétexte au régime pour la répression, en s’appuyant sur un discours nationaliste de dénonciation des « agents au service de l’étranger » pour « déstabiliser la nation ». Ainsi, ces organisations ont subi des mesures d’enfermement qui consistaient à empêcher ou à perturber les réunions, à suivre, harceler ou agresser physiquement les militants, à encercler les lieux de rencontre, à forcer les locaux, à convoquer les responsables au ministère de l’Intérieur, à organiser des campagnes tendancieuses et diffamatoires dans la presse, à entreprendre des poursuites judiciaires et intenter des procès, à bloquer les comptes bancaires et les financements étrangers… La portée de leur action de transformation est donc restée limitée.

Une révolution « par le bas »

Par conséquent, le déclenchement de la contestation et la mobilisation populaire contre le pouvoir n’ont pas été le fait de ces milliers d’associations, qui ont peu pris part aux cortèges de manifestants. La centrale syndicale de l’UGTT, organisation nationale née de la lutte pour l’indépendance, avait été depuis longtemps intégrée au système de défense des intérêts du régime [[Tunisie. État, économie et société. Ressources politiques, légitimation et régulation sociale. M. Ben Romdhane. Publisud, Tunis, 2011]]. La révolution tunisienne n’est donc pas celle de la société civile (associations et syndicats) ni celle de la société politique (les partis), mais correspond davantage à un modèle de révolution « par le bas » dont le point de départ est un soulèvement populaire. Soulèvement qui fait suite à d’autres expériences de contestation sociale, en premier lieu desquelles le mouvement du bassin minier de 2008 [[Retour sur la révolte du bassin minier. Les cinq leçons politiques d’un conflit social inédit. L. Chouikha et V. Geisser, L’année du Maghreb, VI, CNRS, 2010]].
Les révoltes populaires ont commencé de manière spontanée dans des régions marginalisées de l’intérieur du pays, impliquant des populations jeunes dans une logique d’affrontement [[Cf. article Meriem Azouz pages 21-22]], sans qu’elles soient préalablement organisées en quelconque structure. Certains acteurs au niveau local ont joué un rôle important dans le soutien à la contestation. Il s’agit essentiellement des enseignants syndicalistes des sections locales de l’UGTT et des avocats, membres ou sympathisants de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, déjà actifs lors du mouvement du bassin minier. Ces militants ont contribué à encadrer le mouvement local de manière individuelle et sur une base informelle, en parallèle des initiatives d’autogestion des contestataires organisés en comités de protection du quartier ou de la ville [[Cf. article Alaa Talbi pages 16-17.]]. Contrairement au mouvement du bassin minier, cette révolte, ou intifada, a réussi car elle a pu s’étendre rapidement à d’autres régions et à différentes couches de la population. Cette extension est en partie liée à l’engrenage de la répression [[From mobilization to revolution. C. Tilly. Université du Michigan, 1977.]], à la place géographique des régions du centre et à l’utilisation de moyens de communication par Internet. La participation active à la contestation des étudiants, avocats, associations des droits de l’homme, partis politiques, et différentes sections locales de l’UGTT à un niveau national, est intervenue dans un second temps. Toutes les forces vives de la société se sont progressivement associées au mouvement jusqu’au point où les personnes qui ont bénéficié du régime s’y sont également associé, se réclamant elles-aussi de la révolution.

Une société civile en construction

Depuis la révolution, la Tunisie a vu la création de plus de 2 000 nouvelles associations. Les premières rencontres et enquêtes de terrain révèlent que la majorité d’entre elles portent leur mandat sur les questions de citoyenneté : inciter les jeunes et les femmes à intervenir dans l’espace public ; appeler au développement économique local par l’interpellation des pouvoirs publics ; s’impliquer directement dans le processus électoral via la sensibilisation de la population et la surveillance des élections.
Ce dynamisme est directement imputable à la révolution car elle a provoqué un désir profond de participation dans l’espace public. Pendant la période des élections pour l’Assemblée constituante, beaucoup d’associations ont voulu jouer un rôle sans pour autant adhérer à des partis politiques, considérés comme faibles car sans prise avec les réalités de la société, concentrés sur le pouvoir et organisés pour servir la candidature d’une personne. Enfin, il faut souligner que cette création associative se double d’une volonté de se constituer en réseau, pour plusieurs raisons. En effet, les
relations entre les associations à un niveau national sont, avec l’utilisation des moyens de communication Internet, le prolongement de la révolution. De fait, les personnes sont connectées entre elles. Les réseaux étaient auparavant interdits et il y a une soif d’entrer en contact physique les uns avec les autres. Mais les réseaux sont aussi un moyen de pallier le manque de capacité de chaque association à définir une vision et une stratégie. D’autant plus que les associations nouvellement créées se constituent généralement sur la base de quelques personnes qui, pour chercher à faire masse, essaient de se constituer en réseau, à défaut de disposer d’une base sociale importante au départ.
Cette triple dimension du renouvellement associatif, à la fois sur des questions de citoyenneté, sur un développement quantitatif et sur le mode opératoire en réseau, témoigne du bouillonnement actuel de la société civile tunisienne. Cela s’inscrit dans le prolongement de la révolution mais n’est pas à son origine. S’il faut saluer ce phénomène, les conditions restent néanmoins fragiles pour permettre aux organisations, et notamment aux associations, de se développer selon les principes d’indépendance, d’engagement et de solidarité. Cette vulnérabilité de la société civile résulte des raisons de son dynamisme actuel : politisation de l’espace public dans la période postrévolutionnaire et afflux financier rapide en provenance des bailleurs de fonds.
En effet, l’enjeu essentiel de la période transitionnelle est la redéfinition du rôle des institutions. C’est un combat avant tout politique. Dans ce contexte, la frontière entre société civile et société politique est ténue et le risque est grand que l’action associative se fasse au service des partis politiques, surtout si elle porte sur les questions de citoyenneté. On a pu assister, de part et d’autre, à des tentatives d’infiltration et de prise de contrôle d’associations faites par certains partis. Cette pratique d’hébergement des partis ou courants politiques dans les organisations de société civile était courante sous Ben Ali, tant les espaces étaient restreints. Mais, dans le contexte de la libération de l’espace public, les anciennes organisations peuvent connaître un certain discrédit en laissant perdurer un procédé qui semble aujourd’hui moins justifié.
Certaines associations se sont également constituées sur des objectifs partisans. C’est le cas notamment de celles qui ont pris part au Pôle démocratique moderniste. Si cela a été fait de manière tout à fait affichée, ce n’est pas le cas d’autres structures, où les membres sont des militants de parti, ce qui provoque confusion et suspicion à l’égard du fait associatif. Des associations ont servi d’organisation-refuge pour des anciens cadres du RCD. La clarification du positionnement associatif pour plus d’indépendance à l’égard des acteurs politiques est une condition essentielle pour acquérir une crédibilité en tant que force de proposition autonome. Alors que les forces politiques élues à la Constituante vont s’affronter autour de l’élaboration de la Constitution, la question reste entière de savoir comment les associations vont participer à ce débat sans relayer les positions de tel ou tel parti.

Les risques d’un afflux massif de financements

D’autre part, l’action des bailleurs de fonds présente un risque de déstructuration de la société civile. Le soutien à la transition démocratique et à la société civile fait partie des éléments essentiels de leur stratégie actuelle. L’Union européenne, les coopérations bilatérales, en premier lieu desquelles viennent celles avec les États-Unis, l’Espagne, l’Allemagne, les Pays-Bas et la France, ont, en six mois, débloqué plusieurs millions d’euros pour le seul soutien à la société civile. Somme à laquelle s’ajoutent les financements des agences des Nations unies, comme le Fonds de développement des Nations unies pour la femme (Unifem), le Fonds des Nations unies pour la population (Fnuap) et le Pnud. Ces investissements visent évidemment à pallier le risque d’une contre-révolution démocratique, mais aussi à reconquérir une crédibilité après les années de collaboration avec Ben Ali.
Les conditions postrévolutionnaires leur donnent désormais un espace. L’afflux massif d’argent auprès d’une jeune société civile peut contribuer à dénaturer la notion d’engagement et les mécanismes endogènes de solidarité au profit d’une logique d’efficacité à court terme et de professionnalisation à marche forcée. Les initiatives de renforcement des capacités organisationnelles et institutionnelles pour faire des associations des interlocuteurs des pouvoirs publics se multiplient. Mais les
financements créent rapidement un marché économique du secteur associatif. Ils représentent autant de ressources financières, sociales et politiques à capter selon des stratégies individuelles qui peuvent s’éloigner des valeurs fondamentales qui sous-tendent les dynamiques collectives. Les compétences requises en matière de gestion de projet et de recherche de financement tendent à couper l’action associative de la base sociale initiale dont elle est censée défendre les intérêts.

Paris, le 8 février 2012
Pierre Tainturier
Chargé de mission Maghreb/Machreq au CCFD-Terre Solidaire

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