Luxleaks : Antoine Deltour : héros, délinquant ou citoyen lambda ?

Publié le 29.06.2016| Mis à jour le 08.12.2021

Auditeur comptable dans un grand cabinet d’audit au Luxembourg, Antoine Deltour est à l’origine de l’affaire du Luxleaks. Celle-ci a révélé en 2012 puis en 2014 des montages fiscaux complexes pour échapper à l’impôt. Si ces révélations ont déjà conduit à des avancées législatives en matière de justice fiscale, le jeune homme encourt, quant à lui, cinq ans de prison et une forte amende… Récit.


Tout commence en 2008, lorsque Antoine Deltour, alors âgé de vingt-deux ans, est embauché au Luxembourg par le cabinet d’audit international PricewaterhouseCoopers (PwC), l’un des leaders mondiaux du secteur de l’audit et du conseil. Très vite, le jeune auditeur comptable prend conscience des enjeux fiscaux qui se jouent dans le Grand-Duché. La radicalité des pratiques fiscales fondées sur des taux d’imposition extrêmement bas et la dimension systémique de ces pratiques – suivies par la majorité des grandes entreprises internationales – le scandalisent. Face à ces usages qu’il considère injustes, il décide de démissionner, fin 2010.

À ce moment-là, Antoine Deltour n’est pas encore très résolu sur son avenir professionnel. S’il pense déjà à la fonction publique, il n’exclut pas non plus de poursuivre dans le secteur de l’audit comptable. Avant de quitter PwC, il explore donc la base informatique dans le but de trouver des supports de formation. Quelle n’est pas sa surprise ! Il tombe par hasard sur une masse de documents décrivant de façon détaillée des accords fiscaux passés entre l’administration luxembourgeoise et de grandes entreprises. Beaucoup de ces accords appelés « tax rulings » sont en réalité des montages complexes visant à transférer dans des pays à faible imposition, comme le Luxembourg, des profits réalisés dans des pays à forte taxation. Ces circuits permettent ainsi à ceux qui en bénéficient d’échapper quasiment à tout impôt.

Des montages moralement contestables mais présumés légaux. Du moins à l’époque…

Le sujet est très sensible, Antoine en est bien conscient. Il a eu vent de l’inquiétude de certains clients, angoissés à l’idée que ne soient découverts ces montages potentiellement attaquables… Et c’est bien là le fond de l’affaire. Si ces montages sont moralement contestables, ils sont présumés légaux. Du moins à l’époque, car cinq ans plus tard, fin octobre 2015, la Commission européenne a mis à l’amende les entreprises Starbucks et Fiat pour avoir bénéficié d’aides d’État illégales au regard du droit européen de la concurrence. Mais nous ne sommes que fin 2010, et face à l’ampleur des documents qu’il n’a pas le temps de lire dans leur intégralité, le jeune auditeur, interloqué, les copie. Sans idée claire derrière la tête.

Lire notre communiqué du 17 juin 2015 : Évasion fiscale : la Commission européenne renonce à mettre le paquet

Plusieurs semaines passent, le temps de mûrir la réflexion. Que faire de ces informations ? Antoine les propose à des ONG pensant qu’elles pourraient nourrir des travaux sur les questions fiscales. Mais sans doute par manque de ressources pour traiter une telle masse de documents, cette piste n’aboutit pas. C’est à la mi-2011 que le journaliste d’investigation Édouard Perrin contacte Antoine Deltour. Le reporter a repéré des commentaires « bien informés » postés sur un blog. Les deux hommes se rencontrent. Édouard Perrin sollicite une copie… Cette fois-ci, la décision est plus lourde à prendre. Il ne s’agit plus d’un simple copier-coller. Est-ce à cet instant-là que le citoyen lambda devient lanceur d’alerte ? Résultat : en mai 2012, le magazine Cash investigation de France 2 consacre une émission aux méthodes d’évitement fiscal des multinationales. C’est le début de l’affaire Luxleaks.

Une explosion médiatique en deux temps

Si quelques articles sortent au Luxembourg pointant du doigt les « tax rulings », les retombées restent encore limitées. En revanche, Antoine Deltour ne le sait pas encore, mais les révélations de France 2 déclenchent une enquête interne chez son ancien employeur. Il est identifié par l’entreprise qui a retrouvé la trace de son copier-coller réalisé deux ans auparavant. PwC porte plainte contre lui auprès de la justice luxembourgeoise. Durant les deux années qui suivent, le jeune homme croit naïvement qu’il est passé à travers les mailles du filet.

Novembre 2014 : la façon dont le Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ) s’est procuré les documents reste encore floue. Toujours est-il que la publication d’une enquête simultanée menée par plusieurs dizaines de journalistes à travers le monde sur les « tax rulings » suscite une explosion médiatique. Jean-Claude Juncker, ancien Premier ministre et ministre des Finances du Luxembourg, vient tout juste d’accéder à la tête de la Commission européenne. Face à l’ampleur médiatique et à l’indignation de l’opinion publique internationale, les caciques européens sont contraints de réagir. Dans la foulée, une commission spéciale est créée au Parlement européen et une proposition de directive voit le jour.

Cinq chefs d’inculpation

Quant à Antoine Deltour, il est placé en garde à vue afin d’être auditionné par la justice française, pour le compte de la justice luxembourgeoise… Son domicile est perquisitionné. C’est à ce moment-là qu’il apprend que des poursuites ont été lancées contre lui. Il fait alors appel à l’avocat William Bourdon pour assurer sa défense. Le 12 décembre 2014, il est inculpé. Cinq chefs d’inculpation pèsent sur lui : vol, violation du secret des affaires, violation du secret professionnel, blanchiment et accès non autorisé à un système d’information. Il encourt cinq ans de prison et 1,25 million d’euros d’amende.

Pour mieux se protéger et ne pas s’isoler, en accord avec ses deux avocats, Antoine Deltour décide de sortir de l’anonymat. Il va assumer publiquement ses actes et coopérer avec la justice. À ce stade, c’est l’histoire d’un « type lambda » qui se trouve embarqué dans une lutte et des univers qui le dépassent complètement. Un bouleversement de sa vie quotidienne qui n’est pas facile à gérer. Il faut garder les pieds sur terre. Si les pressions ne sont pas directes, il les ressent de façon implicite. Notamment face à l’inégalité flagrante de moyens entre un simple citoyen et une entreprise multinationale. La paranoïa n’est jamais loin. Il se sait surveillé. En outre, certains le considèrent comme un héros, d’autres comme un malfrat. Lui comme un type normal… De quoi devenir schizophrène.

Un accompagnement humain indispensable

Certes, les contacts développés se révèlent passionnants mais l’incertitude sur la durée de la procédure et la pression financière pèsent. En février 2015, un comité de soutien voit le jour porté notamment par le CCFD-Terre Solidaire des Vosges, dans le sillage de la campagne menée contre les paradis fiscaux. L’objectif est triple : donner de la notoriété au combat d’Antoine pour assoir sa légitimité ; collecter des fonds pour la prise en charge des frais de défense, de justice et de déplacement ; et faire évoluer le droit sur la question des lanceurs d’alerte et de leur protection.

« Mais avant tout, nous apportons à Antoine un accompagnement humain », souligne Odile Delhaye, présidente du CCFD-Terre Solidaire des Vosges et membre du comité de soutien.

Une pétition a été lancée et compte fin juin 2016 plus de 200 000 signataires.

Le 30 septembre 2015, Antoine a reçu le Prix du citoyen européen 2015 décerné par le Parlement européen. Preuve s’il en fallait que son acte désintéressé s’inscrit dans un mouvement citoyen bien plus large pour une vraie justice fiscale. Son procès a pourtant bien eu lieu comme en avait décidé la justice du Grand-Duché. Verdict le 29 juin.

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