Militarisation et chasse à l’homme à la frontière franco-italienne : le rapport glaçant de l’Anafé
Pendant trois ans des membres d’un collectif inter associatif ont observé la frontière franco-italienne et le sort réservé aux personnes migrantes tentant de franchir cette frontière. L’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé), soutenue par le CCFD-Terre Solidaire, compile ces information dans un rapport préoccupant, Persona non grata.
Entretien avec Laure Palun, cheville ouvrière du rapport.
Faim et Développement : Depuis quand les contrôles à la frontière franco-italienne ont-ils été rétablis ?
Laure Palun : Ils datent de l’organisation de la COP 21 à Paris en 2015 et n’étaient, au départ, prévus que pour un mois. Arrivent les attentats du 13 novembre, et avec eux, l’état d’urgence. Depuis, le rétablissement des frontières internes n’a cessé d’être prolongé par la France, avec la menace terroriste comme justification. Or l’état d’urgence a pris fin en novembre 2017 et selon le code Schengen, les renouvellements ne peuvent pas excéder deux ans. Après avoir été saisi par l’Anafé, la Cimade et le Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigrés) en décembre 2018, le Conseil d’État les a validés, mettant à mal le principe fondateur de l’espace Schengen qu’est la liberté de circulation en son sein. En 2019, nous avons de nouveau saisi le Conseil d’État et porté plainte auprès de la Commission européenne. C’est en cours d’instruction.
Vous mettez en doute cette justification de la menace terroriste ?
Lorsque l’on discute avec les forces de l’ordre à la frontière franco-italienne, l’argument qu’elles mettent en avant c’est la « lutte contre l’immigration irrégulière ». C’est aussi écrit dans des procès-verbaux remis aux personnes inquiétées pour leur solidarité avec les personnes exilées. Par ailleurs, les contrôles exercés aux frontières avec l’Allemagne, la Belgique et la Suisse sont loin d’être systématiques, alors que les personnes qui ont participé aux attentats venaient plutôt du Nord que du Sud. À cela s’ajoute, fin 2018, une déclaration de François Molins, le procureur de la République de Paris en charge de la question des attentats (2011-2018), estimant que la menace terroriste est désormais une menace endogène.
Vous parlez d’une militarisation de la frontière. Quelle forme prend-elle ?
La mobilisation en moyens humains est impressionnante : police aux frontières, mais aussi police nationale, militaires de l’opération Sentinelle, des CRS, des gendarmes… Dans les gares, sur les routes, les sentiers de randonnée, on peut les croiser à chaque instant. Sans compter les chiens policiers. Les moyens matériels sont aussi colossaux : cela va du car aux véhicules sérigraphiés ou banalisés, en passant par des motos neige, des quads, un hélicoptère et même des tanks. Les forces de l’ordre sont équipées de tout un matériel de surveillance : lunettes de vision nocturnes, drones, caméras, détecteur de mouvement. Et elles sont lourdement armées de flash-ball, de révolvers, de fusils, d’armes automatiques.
Chasse à l’homme ©Sania/Anafé
Combien coûte cette militarisation ?
On ne connaît pas le coût réel, mais les informations qu’on possède amènent à s’interroger sur ce que coûterait l’intégration versus l’éloignement. Selon le chercheur Luca Giliberti1, rien que dans la vallée de la Roya, la militarisation coûterait à l’État français 60 000 euros par jour. La « guerre contre l’immigration » est un marché extrêmement juteux pour le complexe militaro-industriel qui permet de compenser la disparition de celui lié à la guerre froide.
Vous n’hésitez pas à parler de chasse à l’homme ?
J’ai personnellement assisté à une traque lors d’une grande maraude solidaire organisée de nuit dans le Briançonnais. C’était très impressionnant. D’énormes projecteurs illuminaient toute la vallée, des hommes tentant de s’enfuir étaient plaqués au sol. Ces courses poursuites mettent les personnes en danger, beaucoup se blessent, tombent dans des trous. Il faut savoir que les personnes migrantes ne sont pas du tout équipées pour marcher en montagne. Encore moins pour courir, de nuit, dans la neige. Une dame poursuivie par les forces de l’ordre est morte noyée dans la Durance. Il y a aussi des forces de l’ordre qui se font passer pour des randonneurs et font des contrôles au faciès. Ce qui est illégal. Tout cela conduit les personnes à emprunter des chemins de plus en plus dangereux. Entre 2016 et fin 2018, près d’une trentaine de corps auraient été retrouvés sur l’ensemble de la frontière.
Quelles autres violations des droits avez-vous observées ?
Tout refus d’entrée sur le territoire doit résulter d’un examen individuel et être motivé. Les personnes ont le droit de voir un médecin, d’être assistées d’un interprète, de bénéficier des conseils d’un avocat, de faire un recours. Or ces droits sont constamment violés. Nous avons assisté à des refus d’entrée qui prenaient moins de cinq minutes. Les migrants doivent aussi être informées de leur droit à déposer une demande d’asile. Non seulement elles ne le sont pas, mais ce droit est refusé aux personnes qui le demandent. Des mineurs sont refoulés après modification de leur date de naissance ou destruction de leurs papiers… Les personnes exilées sont aussi privées de liberté de manière abusive et dans des conditions inhumaines : privées d’eau, de nourriture, sans séparation entre hommes et femmes ou entre majeurs et mineurs. Parfois sans la possibilité de s’asseoir. Ces pratiques contreviennent à la Convention de Genève, à la Convention internationale des droits de l’enfant, à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, au code frontières Schengen et à notre propre législation interne.
Qu’en est-il de la mobilisation solidaire ?
Cette situation déchire la société civile. Dans un même village, il peut y avoir des personnes qui n’hésitent pas à faire de la délation et d’autres qui apportent leur aide aux exilés en les hébergeant, en distribuant de la nourriture et des vêtements chauds, en faisant des maraudes de sauvetage en montagne, en les accompagnant sur le plan juridique. Si certaines sont poursuivies judiciairement dans le cadre du délit de solidarité, beaucoup subissent des pressions annexes dissuasives : arrestation pour avoir traversé en dehors des clous, filature, mise sur écoute, contrôles routiers répétés.
Pour autant la solidarité ne faiblit pas. Mieux, elle s’internationalise. Début 2017, la CAFFIM (Coordination des acteurs engagés à la frontière franco-italienne pour les personnes migrantes), un regroupement d’une quarantaine d’associations locales et nationales investies des deux côtés de la frontière, a été créée. Elle est pilotée par Amnesty International, La Cimade, Médecins du Monde, Médecins Sans frontières, Le Secours catholique et Caritas. L’Anafé y est associée. Cette coordination permet de renforcer les acteurs locaux via notamment la publication de guides méthodologiques et des formations.
On peut aussi se réjouir de l’implication d’avocates et d’avocats français et italiens auprès de la CAFFIM. Grâce à une action en justice auprès du tribunal administratif de Nice, les refoulements de jeunes mineurs à la frontière semblent avoir diminué.
Enfin, la lutte pour le respect des droits des personnes exilées est aussi relayée par certains élus et des instances comme par le Défenseur des droits, le CGLPL ou encore la CNCDH2 qui partagent nos constats.
Propos recueillis par Bénédicte Marie
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