Neutralité carbone : vers le zéro pointé (analyse)
Compenser les émissions de CO 2 pour contrer le dérèglement climatique : le concept, qui connaît un fort engouement à l’approche de la COP26 de Glasgow, est manipulé de toutes parts dans l’objectif de pousser des stratégies douteuses, voire contre-productives.
Le 29 juin dernier, le mercure indiquait 49,5 °C dans l’Ouest canadien, record précédent explosé (45 °C). Après l’Australie en 2020, l’Amérique du Nord et la Sibérie ont connu des incendies gigantesques. La faim ravage le sud de Madagascar, en proie à une sécheresse historique qui frappe aussi le Brésil. En Chine, en Inde et en Europe, les pluies diluviennes ont dévasté des régions entières.
Les projections dramatiques du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) sont en train de se réaliser. Et sa conclusion est claire : pour tenir l’engagement, pris avec l’accord de Paris signé en 2015 à la COP21, de limiter le réchauffement planétaire à 2 °C « voire 1,5 °C », les États doivent impérativement freiner la croissance folle de la teneur en CO 2 de l’atmosphère[1] , pour l’avoir quasiment stabilisée à l’horizon 2050.
Cet accord a popularisé le concept de « neutralité carbone »[2] pour traduire l’ambition d’annuler l’impact climatique des activités humaines.
La manière la plus pérenne consiste à éliminer les émissions de gaz à effet de serre à la source, au maximum, et même totalement. Mais une autre piste est surtout privilégiée : la quête d’un bilan CO2 nul, par l’absorption de volumes équivalents à ceux qui auront été émis, avec divers moyens comme l’enfouissement du CO2 dans le sous-sol, la plantation de forêts (dont la croissance en absorbe) ou le développement des énergies renouvelables par exemple.
Les solutions de compensation laissent croire que l’on parviendrait à maîtriser le dérèglement climatique en échappant à la nécessité de réduire fortement les émissions, et sans modifier les règles du jeu de l’économie mondialisée.
Ces dernières années ont vu l’annonce d’une cascade de stratégies de neutralité carbone basées sur ce principe de compensation. De la part d’autorités municipales, régionales ou nationales, mais surtout d’entreprises, dont plus de 1 500 ont pris des engagements volontaires visant l’annulation de l’impact climatique de tout ou partie de leurs activités. Les géants du pétrole (Repsol, BP, Shell, Total), du numérique (Microsoft, Apple, Google), du commerce (Amazon, Walmart), de la finance (BlackRock, HSBC, Bank of America…), du transport aérien, de l’agroalimentaire (Nestlé, Cargill, JBS…) ont présenté des plans ronflants aux dénominations variées : net zéro émission, carbon free…
Le secrétaire général de l’Onu s’en est réjoui. Mais les organisations citoyennes, les plus résolument investies dans la lutte climatique et la solidarité internationale,
tirent au contraire le signal d’alarme au constat que chaque entreprise définit à sa guise son périmètre de neutralité carbone, jusqu’à virer à la grossière opération de communication. Certains pétroliers s’engagent ainsi à compenser les seules émissions des produits qu’ils vendent, tout en prévoyant de nouvelles prospections d’hydrocarbures (voir article sur TotalEnergies).
Les modalités de compensation ne sont pas extensibles
Par ailleurs, le recours au principe de compensation carbone est généralisé, sans que le mode opératoire en soit précisé. À supposer que les intentions soient sincères, la logique du bilan nul (financer l’absorption d’autant de tonnes de CO2 qu’il en aura été émises) devient difficile avec l’inflation anarchique des plans de neutralité carbone issus d’acteurs privés.
Car les modalités de compensation ne sont pas extensibles, à l’échelle de la planète. Et il suffirait que certaines sources d’absorption flanchent pour que le dérèglement climatique s’emballe.
Ainsi les océans et les forêts, qui pompent naturellement la moitié des émissions d’origine humaine, donnent des signes de saturation. Selon une récente étude, la forêt amazonienne serait devenue une source d’émission de CO2 , pas tant à cause de la déforestation, qui n’y contribuerait que pour un quart, qu’en raison de phénomènes naturels (vieillissement des arbres, pourrissement…).
Une pensée magique qui entretient le déni face à la crise
L’Ong Grain a calculé, qu’au vu de leurs intentions de neutralité carbone, les multinationales Eni, Nestlé et Shell, devraient accaparer, chaque année, l’équivalent de toutes les forêts de Malaisie.
En outre, la mise en pratique de la compensation est truffée de simplifications et de pistes technologiques douteuses, qui n’ont pas démontré leur pertinence ni même leur absence de risque. Les plus inquiétantes de ces fausses solutions imaginent de manipuler le climat à l’échelle de la planète (la géoingénierie) : des déflecteurs géants en orbite terrestre pour atténuer le rayonnement solaire, l’ensemencement des mers en fer afin de doper l’absorption de CO2 par le plancton…
La capture et le stockage de CO2 paraissent plus « sérieux », et l’Agence internationale de l’énergie les considère même comme « essentiels » pour atteindre la stabilisation climatique. Il s’agit de capter le CO2 (à la sortie des cheminées ou dans l’atmosphère) pour le séquestrer dans des cavités géologiques. Mais sur la vingtaine d’unités de captage-stockage de CO2 en service dans le monde, les trois quarts utilisent cette technologie très coûteuse pour… améliorer la récupération de pétrole dans des couches géologiques !
« Les solutions de compensation laissent croire que l’on parviendrait à maîtriser le dérèglement climatique en échappant à la nécessité de réduire fortement les émissions à la source, et donc sans modifier fondamentalement les règles du jeu de l’économie mondialisée, décrypte Aurore Mathieu, responsable des politiques internationales au Réseau action climat (RAC). On est en présence d’une pensée magique qui entretient le déni face à la crise, dans le but de continuer globalement comme avant : business as usual. »
D’autant plus que les opérations de compensation volontaires sont adossées à des mécanismes de flexibilité utilisant tous les ressorts du marché et de la finance : émission de « crédits carbone », titres commercialisables sur des plateformes spécialisées. Ainsi, une entreprise désirant compenser ses émissions peut le faire en finançant ses propres opérations d’absorption ou bien en acquérant des crédits carbone, au meilleur prix bien sûr.
« Cette approche opère notamment sur le secteur du foncier avec des conséquences négatives majeures : accaparements de terres, financiarisation de la nature, perte de souveraineté alimentaire…avertit Myrto Tilianaki, chargée de mission souveraineté alimentaire et climat au CCFD-Terre Solidaire. Les États devraient mettre en place des logiques « non marchandes » déconnectées des marchés carbone. ».
L’équilibre visé par la compensation nécessite en outre le respect d’une série de critères : l’absorption de CO 2 doit être mesurable, vérifiable par un organisme de confiance, et les opérations doivent être « additionnelles », c’est-à-dire qu’elles n’auraient pas émergé sans l’ambition d’une compensation. L’institut allemand Öko-Institut a étudié 5 655 projets estampillés « Mécanisme de développement propre », dans le cadre de compensation carbone établi sous l’égide du protocole de Kyoto[3] . Son étude, livrée en 2016, est édifiante : 85 % d’entre eux avaient une « faible probabilité » de répondre au critère d’additionnalité et d’absorber les volumes de CO2 allégués.
Seuls 2 % des projets étaient jugés « de qualité ».
Ceux qui mobilisent les terres et la biomasse sont les plus douteux. Ils explosent il y a deux décennies avec l’entichement pour les carburants produits par des cultures tropicales. Le CO2 émis quand on les brûle ayant été capté auparavant par les végétaux dont ils sont extraits (palmier à huile, canne à sucre…), leur bilan climatique est théoriquement neutre. Des études montrent cependant qu’il serait parfois pire que celui de carburants fossiles, en raison de la déforestation pour faire place à des monocultures intensives nourries aux intrants pétroliers, la dégradation des sols, le transport vers les pays consommateurs…
« À défaut, les pays les moins responsables du dérèglement climatique vont porter le gros du fardeau de la compensation, avec des dérives spéculatives et des injustices inévitables. »
Si ces agrocarburants ont désormais moins la cote, la captation du CO2 par les forêts ou les sols (par enfouissement de matière organique) a pris le relais. Peu onéreuse et disponible dans divers pays du Sud, elle est très prisée pour les opérations de compensation. Pourtant, si une forêt part en flammes, tout le bénéfice climatique escompté fait de même. Par ailleurs, si la tonne de CO2 émise par une cheminée de cimenterie (par exemple) affecte immédiatement le climat, l’arbre planté pour la compenser mettra plusieurs décennies avant de l’avoir intégralement captée.
L’ONG Grain a calculé qu’au vu de leurs intentions de neutralité carbone, les multinationales Eni, Nestlé et Shell devraient accaparer, chaque année, l’équivalent de toutes les forêts de Malaisie[4] !
Les terres doivent être exclues des mécanismes de compensation
Dans un rapport accusateur[5] , un collectif de quelque 80 ONG dénonce un « colonialisme carbone » en marche, avec la spoliation des populations paysannes et autochtones locales. Dans une étude sur 31 pays du Sud, dont ceux qui abritent les plus importantes forêts tropicales, l’ONG Rights and Resources Initiative (RRI) révèle que seuls le Pérou, la RDC et l’Éthiopie reconnaissent l’obligation de consulter les communautés autochtones pour tout projet « carbone » concernant leurs territoires.
Même les plus vertueuses des opérations forestières couvertes par le programme onusien REDD+ ne donnent pas satisfaction en la matière.
Les communautés, faiblement impliquées, sont insatisfaites des retombées économiques, bouleversées dans la gestion traditionnelle des terres, elles connaissent des pénuries alimentaires. Au point de cristalliser les efforts de plusieurs ONG, dont le CCFD-Terre Solidaire : elles demandent que les terres soient exclues de tout mécanisme de compensation et de marché tel que le prévoit l’article 6 de l’accord de Paris, négocié depuis cinq ans, et supposé aboutir lors de la COP26 en novembre à Glasgow.
« C’est une question d’éthique, argumente Myrto Tilianaki, chargée de mission souveraineté alimentaire et climat au CCFD-Terre solidaire, partie prenante de ce plaidoyer. À défaut, ce sont les pays les moins responsables du dérèglement climatique qui vont porter le gros du fardeau de la compensation, avec des dérives spéculatives et des injustices inévitables. »
Patrick Piro
[1] Ainsi que celle des autres gaz à effet de serre, dont l’impact est fréquemment rapporté à son « équivalent en CO 2 » pour des raisons pratiques.
[2] Le terme « carbone » est couramment utilisé, car c’est cet atome (C) qui pose problème dans le CO2 atmosphérique.
[3] Cadre international de lutte climatique signé en 1997, prédécesseur de l’accord de Paris
[4] « Greenwashing des entreprises, le “zéro net” et les “solutions fondées sur la nature” sont des escroqueries meurtrières », mars 2021. Voir aussi « La Poursuite de chimère carbonées », Les Amis de la Terre, février 2021.
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