Nicaragua : Sheila Reyes, au plus près des migrantes

Publié le 15.06.2016| Mis à jour le 08.12.2021

Dans un pays étranglé depuis des années par la crise économique, de nombreux Nicaraguayens ne trouvent d’issue à leur situation personnelle que dans l’émigration, au prix d’une grande précarisation, en particulier quand il s’agit de femmes. Premier objectif des associations soutenues par le CCFD-Terre Solidaire : leur donner les moyens de diminuer leur vulnérabilité.


« Tu veux voir comment ça fait, d’être migrant ? Il suffit de traverser la rue. » Ou presque. Sous ses dehors bravaches, la proposition est lancée sans malice. Et Sheila Reyes Aguilar, animatrice au sein de la Casa de la mujer de Rivas [[Maison de la femme de Rivas]], association fondatrice du Réseau nicaraguayen de la société civile pour les migrations (RNSCM) [[partenaire du CCFD-Terre Solidaire]], accepte ce jour-là de suivre ces jeunes hommes qui se préparent à traverser clandestinement la frontière. Souvent pour un aller simple, et parfois pour de courts séjours répétés au gré de petits ou gros trafics.

« À Rivas, je n’avais connaissance que de deux points de passage non surveillés pour passer du Nicaragua au Costa Rica. Ils m’ont dit qu’il en existait plus de 80 ! » Sheila Reyes Aguilar, 29 ans, n’a personnellement aucune intention de tenter sa chance de l’autre côté, elle a déjà donné. « Je suis fille d’une famille de migrants. Mes trois frères ont pris leur valise les uns après les autres. Avec ma sœur, nous sommes les seules à être restées. »

Tenter sa chance, au Costa Rica, au Panama, en Espagne ou aux États-Unis plutôt que d’attendre sans espoir un hypothétique emploi : le Nicaragua est écrasé par une crise économique qui touche le monde paysan de plein fouet et n’épargne même pas les plus diplômés des urbains.

L’appel du large s’est encore accentué avec le dérèglement climatique. En 2015, le pays, très rural, est balayé par une grande sécheresse qui décime les récoltes : haricot, maïs, riz, légumes, tous les prix grimpent. Certes, comme dans les pays voisins, le Nicaragua offre des emplois dans les « maquillas », ces usines de multinationales produisant pour l’export dans des zones franches gratifiées d’importantes facilités fiscales. « Mais on y travaille beaucoup pour pas grand-chose. Beaucoup arrivent à la conclusion que migrer, vers une autre province ou plus généralement à l’étranger, est la seule alternative qui reste », explique Sheila.

Des femmes tentent le passage avec leurs enfants

Encore adolescente, la jeune femme s’engage auprès de la Maison de la femme de Rivas, une association qui vient en aide à celles qui sont touchées par le phénomène : elles représentent près des deux tiers du contingent des migrants, et il s’agit souvent de mères seules et exploitées, ouvrières dans une maquilla, vendeuses ou domestiques. « La pression économique est bien sûr une motivation importante pour fuir, mais on a longtemps occulté l’influence de la violence dont elles sont aussi victime, dans la famille ou au-dehors, souligne Sheila. La nouveauté, aujourd’hui, c’est que les femmes en parlent. »

Au cours de l’excursion illégale mais pédagogique qu’elle accepte au Costa Rica, Sheila constate avec surprise que des femmes tentent le passage avec leurs enfants. Des collines escarpées, des rivières à traverser à gué, des sables mouvants dissimulés. Mais les difficultés physiques sont presque secondaires. « On évoque souvent les dangers de la route de l’immigration vers les États-Unis. Mais le terrain n’est pas moins risqué à deux pas de Rivas. » Agressions, brigandages, viols, assassinats alimentent la chronique frontalière. « Le trafic de drogues, qui s’est considérablement accru ces dernières années, emprunte les mêmes sentiers que l’émigration. »

Peut-être s’agissait-il pour elle de ressentir en situation les périls et les angoisses qui guettent ceux qui décident de jouer leur va-tout, et qu’elle ne rencontrait que dans les bureaux de la Maison de la femme. Mais ce jour-là, elle mettait aussi ses pas dans les traces depuis longtemps effacées de son frère Almicar. Ses aînés, partis avant lui, étaient restés en contact et retournaient au pays de temps à autres. Mais le benjamin s’était évaporé corps et biens quelque part au Costa Rica, à l’âge de 16 ans et sans papiers. « Huit années sans une nouvelle de lui, une souffrance continue pour notre mère. Était-il mort ? » Sheila était enfant à l’époque. « Pour seule mémoire de lui, je ne possédais que la photo d’un jeune homme avec un petit sac à dos. »

Les luttes du Réseau nicaraguayen de la société civile pour les migrants

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Œuvrer pour maintenir le contact avec les familles : c’est la première tâche à laquelle s’est attelé le Réseau nicaraguayen de la société civile pour les migrants. Sheila Reyes Aguilar y siège pour le compte la Casa de la mujer de Rivas qui l’a co-fondée en 2002. Cette structure faîtière, qui regroupe neuf organisations, a largement contribué à constituer le phénomène migratoire nicaraguayen en une question politique nationale.

Le RNSCM mène ainsi une campagne permanente de sensibilisation des candidats à la migration, pour les informer de leurs droits, de la réalité des destinations qu’ils visent, des risques. Près de 90 % d’entre eux s’en allaient dépourvus de papiers — pas même une simple carte d’identité — parfois sans même avoir déclaré un jour la naissance de leurs enfants. Un facteur de vulnérabilité considérable face aux autorités ou les potentiels employeurs de leur nouveau pays.

Pendant des années, les témoignages de violations des droits humains se sont accumulés, visant le plus fréquemment les femmes — exploitation, violences, abus sexuels. « Aujourd’hui, 80 % des candidats à l’émigration partent avec un passeport, c’est un grand succès ! » Entretemps, le RNSCM a fait pression sur l’administration pour qu’elle simplifie la procédure de délivrance (il fallait entre autres un récépissé de la police), et en abaisse le coût.

Le Réseau se bat aujourd’hui pour faire passer une proposition de loi destinée garantir les droits des migrants, stipulant notamment que le gouvernement devra créer une structure d’accueil pour ses émigrés dans les consulats des pays voisins, avec lesquels Managua devra établir un dialogue constructif sur le sujet. « Nous voulons que le Nicaragua remplisse son devoir envers ses citoyens. Dans la mesure où l’État n’est pas capable de leur garantir un avenir économique, migrer en toute sécurité est un droit qui doit recueillir toute son attention. »

« Je ne voulais pas revenir à la maison défait, sans un sou »

Sheila a pris une part toute personnelle dans ces luttes. En 2006, elle se débrouille pour se faire envoyer à une conférence de syndicats de migrants qui se tient au Costa Rica. Elle y questionne des compatriotes munie de la seule information que sa mère détient : Almicar avait dit qu’il partait chercher du travail dans les bananeraies. Elle leur parle du chagrin de sa mère et laisse la photo. Et la solidarité silencieuse agit : trois mois plus tard, le frère prodigue surgit à Rivas !

Avec un registre de péripéties long comme un roman : mordu par un serpent, hospitalisé, déporté par la police, reparti dans les bananeraies. « Je ne voulais pas revenir à la maison défait, sans un sou », pleure-t-il auprès de sa « petite sœur ». Sheila lui passe un gros savon. « Je lui ai dit qu’il était libre de repartir, mais plus nous laisser sans nouvelles. Il a donné sa parole » Et il l’a tenue à ce jour.

Ex-migrant fantôme, Almicar téléphone religieusement tous les huit jours à la maison : il a retraversé la frontière, avec des papiers cette fois-ci, pour aller rejoindre la femme « ticaya » (costaricienne) qu’il a épousé et qui lui a donné deux enfants. « Il revient nous voir avec eux tous les ans pour Noël, ils sont beaux comme lui ! » Un désir inavoué ? « Non, je n’en veux pas. Je me suis dédiée à mes sœurs victimes de violences. »

Patrick Piro

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