Philippines : « D’abord ils ont pris ma terre »

Publié le 14.06.2012| Mis à jour le 08.12.2021

Qu’il s’agisse de terres agricoles ou de terrains urbains, de monocultures d’exportation, d’agrocarburants, de zones franches ou d’aquaculture, aux Philippines, tout est fait pour attirer les investisseurs étrangers.


Aux Philippines, l’un des pays asiatiques les plus affectés par le phénomène d’accaparement des terre (que ce soit pour l’établissement de zones franches ou par des multinationales de l’agroalimentaire, des compagnies minières, pays tiers soucieux d’assurer la sécurité alimentaire de leur propre population ou encore à des fins de des spéculation), le reportage va à la rencontre des populations, rurales et urbaines, dont l’espace vital est menacé par ce phénomène de confiscation des territoires au profit d’investisseurs étrangers : communautés paysannes, indigènes, de pêcheurs artisanaux, d’habitants des bidonvilles.

« D’abord, ils ont pris ma terre… »

« Pourquoi devrions-nous donner la priorité à la production de maïs destiné à engraisser des porcs en Corée ou consacrer d’immenses étendues de terre à la production d’agrocarburants, alors que nous venons de sortir de la crise du riz et que nous ne sommes même pas en mesure de nourrir notre peuple ? » Cette question, Arze Glipo, directrice d’IRDF, la posait en 2009, quelques mois après que des émeutes de la faim aient secoué les Philippines. Trois ans plus tard, où en est-on ? « De récentes statistiques indiquent un accroissement de la malnutrition et on peut logiquement considérer que l’accaparement des terres, en privant les paysans de leurs moyens de subsistance, contribue à ce phénomène ». Et pour le nouveau gouvernement (élu en 2010) : « Sa politique est toujours d’attirer les investisseurs étrangers dans l’agrobusiness et de leur offrir d’immenses étendues de terres à louer. »

Le grenier de l’Arabie saoudite

Située au sud de l’archipel, l’île de Mindanao est souvent qualifiée de panier à provision des Philippines. Des multinationales de l’agroalimentaire – Dole, Del Monte Nestlé… – y opèrent depuis longtemps.

Mais aujourd’hui, elles ne sont plus seules : de « nouveaux acteurs » – producteurs, fonds d’investissement, États soucieux d’assurer la sécurité alimentaire de leur population – ont entrepris d’y louer des terres.

Ainsi la Far Eastern Agricultural Investment Compagny a-t-elle conclu une joint-venture avec la société philippine Aztropex, en vue de produire du riz, du maïs, des bananes, des ananas, qui seront exportés vers l’Arabie saoudite. Les plantations s’étendront sur une superficie totale de 78 000 hectares et les terres seront louées, sous forme de concession, pour une durée de vingt-cinq ans. Les provinces à dominante musulmane où les insurgés du Moro Islamic Liberation Front sont fortement implantés, sont particulièrement ciblées par le projet. Les rebelles se déclarent d’ailleurs favorables à l’arrivée d’investisseurs venus du berceau de l’islam.

Dans la commune d’Isulan (province de Sultan Kudarat), le consortium a loué 1 500 hectares qui seront consacrés à la culture des bananes. Pour promouvoir le projet auprès des agriculteurs, il promet la création d’un emploi par hectare et a pris soin de s’entendre avec les autorités locales, civiles et religieuses. Sage précaution ! « Nous avons obéi au Sultan, déclare Abedine Datukan, paysan du village de Laguilayan, c’est la coutume chez les musulmans. Sans cela, les gens auraient refusé la venue de la compagnie. Mais que vont devenir mes quatre fils si je suis le seul à travailler, s’il n’y a qu’un emploi par hectare ? ». Dans la région, chaque famille paysanne cultive, en moyenne, un hectare et demi. Pour certains, ces terres leur ont été attribuées dans le cadre de la réforme agraire… Mais ils n’ont généralement pas acquitté la contrepartie financière prévue par la loi ; les autres, ne possèdent tout simplement pas de titre de propriété. C’est là qu’interviennent les fonctionnaires du ministère de l’agriculture : Louez votre parcelle, proposent-ils aux premiers, vous recevrez 8000 pesos/hectare/an (environ 140 euros) et la Land Bank en prélèvera la moitié au titre du remboursement de votre dette ; quant aux seconds, ils se voient offrir une procédure accélérée d’attribution de terre… assortie d’un engagement à la louer.

« La procédure d’attribution accélérée de terres, explique Arze Glipo, permet de sécuriser le système de propriété foncière et d’offrir des garanties aux investisseurs ». Cette mesure fait partie d’une panoplie de mesures administratives et légales destinées à faciliter l’exploitation de terres par des investisseurs étrangers ou nationaux. Ainsi, trois départements du ministère de l’Agriculture – agriculture, réforme agraire, environnement et ressources naturelles – ont-ils été regroupés au sein de la National Convergence Initiative. Ils travaillent en relation étroite avec le Philippine Agrobusiness Center dont la mission principale consiste à « aider les investisseurs à surmonter les obstacles légaux ou logistiques qu’ils pourraient rencontrer lors de la mise en œuvre de grands projets agroindustriels ». Il dispose d’une base de données dans laquelle sont recensés 2 millions d’hectares de terres arables disponibles car (prétendument) inexploitées et promeut les opportunités offertes par le Biofuel Act. Votée en 2006, cette loi sur les agrocarburants impose d’incorporer 10 % d’éthanol au carburant disponible à la pompe. « Ça crée un marché, explique Arze Glipo, et ça attire les investissements vers des cultures comme la canne à sucre… »

Paysans et populations indigènes s’opposent au projet éthanol

C’est d’ailleurs au lendemain de la l’adoption du Biofuel Act que se constitue Green Future Innovation Inc (GFII). Joint venture entre une compagnie japonaise et des groupements d’investisseurs philippins et taïwanais, GFII envisage de produire 54 millions de litres d’éthanol par an et 19 mégawatts d’électricité provenant du recyclage de la bagasse de canne à sucre. Pour alimenter son usine en construction dans la commune de San Mariano, dans l’île de Luzon, GFII veut louer 11 000 hectares, pour y planter de la canne à sucre. « Une part substantielle des terres de la municipalité sont inexploitées, affirme Alexander Uy, administrateur local du projet, et quinze mille emplois seront créés… »

Inexploitées, les terres de San Mariano ? « La province d’Isabela est la première productrice de maïs du pays et la deuxième en ce qui concerne le riz ! affirme Rosendo Ignacio, militant de l’organisation paysanne Dagami. En réalité, les plantations de canne à sucre envahissent non seulement des terres dédiées à l’agriculture vivrière – pour lesquelles les paysans ne disposent généralement pas de titres de propriété –, mais elles affectent aussi des zones naturelles protégées de la Sierra Madre et les « terres ancestrales » des communautés indigènes ». Expulsion de petits paysans, menace pour la sécurité alimentaire, impact environnemental d’une monoculture grosse consommatrice d’intrants chimiques… « Avec l’expansion de la canne à sucre, ajoute Rosendo, nous avons aussi constaté la prolifération de rats qui s’attaquent à nos champs de maïs… »

Rassemblé derrière les banderoles de Dagami, paysans et représentants des populations indigènes sont nombreux à s’opposer au « projet éthanol ». En dépit de manœuvres de divisions de pressions et de menaces, ils sont parvenus à récupérer certaines parcelles louées abusivement par GFII et la compagnie a récemment annoncé qu’elle pourrait revoir à la baisse – de 11 000 à 6 000 hectares – les objectifs fixés pour ses plantations de canne à sucre.

Outre les possibilités offertes par le Biofuel Act, GFII bénéficiera des nombreux avantages fiscaux liés à son inscription au registre des zones économiques spéciales agroindustrielles : exonération d’impôt, de taxe à l’exportation et à l’importation de machines ou matériaux, garanties sur les droits des investisseurs (notamment en cas de changements politiques), facilités d’installation. Créé en 1996, le régime des zones économiques spéciales a progressivement été élargi pour couvrir aujourd’hui presque tout le spectre des activités économiques, de la confection et l’industrie automobile jusqu’aux banques et aux call-centers, en passant par l’agroindustrie, le tourisme et l’aquaculture. Le président Benigno Aquino soulignait récemment que : « La croissance et le nombre des Zes témoignent de la capacité du pays à offrir un environnement favorable aux entreprises privées… »

« C’est surtout une calamité pour les populations locales », lui fait écho le père Francisco Talaban. Dans la commune de Casiguran (province d’Aurora), où il réside, la construction de la future Aurora Pacific Ecozone & Free Port (Apeco) a commencé. Plusieurs entreprises taïwanaises ont déjà fait part de leur intérêt pour le projet et le gouvernement coréen a accordé une aide de 56 millions de dollars pour en faire un pôle d’exportation des produits de l’aquaculture et du bois. Complexes touristiques, aéroport international et port franc sont aussi au programme d’un projet qui couvrira 13 000 hectares. Rien pour enthousiasmer le père Francisco ! « Cinq villages de pêcheurs paysans sont menacés et 20 000 personnes, dont plusieurs communautés indigènes, pourraient être déplacées », explique-t-il. L’aquaculture et la construction d’un port auraient en outre un effet dévastateur sur la mangrove, la faune et la flore marine, et priveraient les pêcheurs de leur moyen de subsistance, tandis que des terres aujourd’hui plantées de cocotiers et de cultures vivrières seraient expropriées pour laisser la place à des complexes touristiques. Soutenus par l’organisation paysanne Pamana et des représentants de l’Église catholique, relayés dans la capitale par le mouvement Resist Apeco, les opposants au projet de zone franche se sont adressés au parlement pour demander son annulation.

Mais à Casiguran, il ne fait pas bon s’opposer aux plans du « clan » Angara – une grande famille qui règne sur la province et dispose de relais aux plus haut niveau de l’État, la justice et l’armée. Sous prétexte de lutte contre l’insurrection communiste, plusieurs bataillons ont étés envoyés dans la commune et l’armée mène une campagne de diffamation contre les militants de Pamana, accusés d’être des agents de la guérilla. En juin dernier, un groupe paramilitaire a lancé des grenades contre la maison du père Francisco.

Des impacts dévastateurs pour les populations les plus pauvres

« Le gouvernement affirme que ce sont les investissements étrangers qui vont booster le développement du pays et permettre de créer des emplois, constate Arze Glipo, mais il néglige leur impact dévastateur parmi les populations les plus pauvres… » Qu’elles soient rurales ou urbaines.

« D’abord ils ont pris ma terre ; et maintenant ils veulent démolir notre communauté ! », enrage Estrilita Bagasbas. Originaire de l’île de Mindanao, Estrilita est venue à Manille après que la voracité d’un grand propriétaire terrien l’ait chassée du lopin de terre qu’elle cultivait. Elle habite aujourd’hui le Sitio San Roque, un bidonville de 6 000 familles qui survivent de petits boulots. En 2002, le gouvernement s’était engagé à rénover le quartier et à régulariser la situation de ses habitants… Mais c’était avant que ne soit adopté le programme de construction du Quezon City Central Business District : 300 hectares de bureaux, centres commerciaux et immeubles résidentiels, un projet soutenu par la Banque mondiale et promis à devenir le plus important pôle d’affaires du pays. Au milieu de ce béton, les irréductibles habitants du Sitio San Roque font mauvais genre. « Le gouvernement dit que nous déprécions les terrains où nous vivons, s’indigne Estrilita, qu’ils seraient mieux rentabilisés si on les louait à des investisseurs étrangers… »

Après avoir rejeté une proposition de réinstallation sur un site éloigné, situé dans une zone inondable et de risque sismique, les habitants de San Roque ont repoussé une tentative de démolition. Aujourd’hui, ils ont dressé des barricades et se disent déterminés à résister. Estrilita est devenue porte-parole de l’Alliance contre les démolitions – qui regroupe des militants de quartiers populaires menacés d’expulsion. « C’est pas le travail qui manque ! s’exclame-t-elle : l’an dernier, il y a eu en moyenne une démolition par mois ». Eux aussi, à leur façon, luttent pour la terre.

Philippe Revelli
, Faim Développement magazine n°266, mai 2012

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