Philippines : La démocratie participative au coeur de la gouvernance tribale

Publié le 15.10.2012| Mis à jour le 08.12.2021

Face à l’impérialisme de Manille, les différentes ethnies de l’île de Mindanao se battent contre l’accaparement des terres pour faire respecter leurs lois coutumières et afin qu’une meilleure coopération s’instaure entre gouvernance tribale et gouvernements locaux.


Legodon, village perdu dans les montagnes du nord de la province de Sultan Kudarat, à l’ouest de l’île de Mindanao, n’a jamais connu pareille affluence. Ce 30 septembre 2011, plusieurs centaines de personnes s’y sont retrouvées pour un événement exceptionnel : le Dakel Limud, le Congrès tribal. Une première chez les Dulangan Manobo, l’une des nombreuses minorités ethniques de l’île.

« Gouvernance tribale, autodétermination, justice, accaparement des terres, respect des lois coutumières, des domaines ancestraux… », les visages des participants sont attentifs et graves : l’heure est à la prise de conscience, à la mobilisation de toutes les énergies pour que se fasse entendre la voix des minorités.

« Notre système est le témoin de notre civilisation et, s’il a perduré, c’est qu’il n’est pas si mauvais que ça », plaide Alim Bandara, coordinateur du LDCI [[Centre de développement du peuple Lumad]], une ONG partenaire du CCFD-Terre Solidaire à Mindanao qui cherche à restaurer et à renforcer les lois coutumières. Pour cet homme qui, pendant une dizaine d’années, fut le Chef suprême des Teduray – tribu voisine des Dulangan Manobo –, ce retour aux sources est d’autant plus nécessaire que la situation des Lumad, les peuples indigènes comme on les appelle ici, s’est gravement détériorée. En cause, « l’impérialisme de Manille ».

Un eldorado pour les investisseurs

Il est vrai que, depuis son intégration officielle dans la République des Philippines, décidée de façon unilatérale par le gouvernement, au milieu du XIXe siècle, Mindanao est devenue, au fil du temps, un véritable eldorado pour les investisseurs philippins ou étrangers, attirés par ses ressources naturelles. Et, à partir des années 1950, une terre d’émigration pour des dizaines de milliers de familles de Luzon ou des Visayas[[Luzon, au nord des Philippines, est l’île où est située la capitale. Les Visayas sont quant à elles au centre de l’archipel]]. D’autant que Manille, faisant fi des traditions locales sur la possession des terres, communautaire et transmise par voie orale, ne s’est pas privée de fournir à ces nouveaux arrivants des titres de propriété en bonne et due forme. Légalisant de facto l’accaparement des domaines ancestraux indigènes. « Pour ces populations dépendantes de l’agriculture pour leur survie, cette perte est une véritable catastrophe », déplore Alim. Ce n’est d’ailleurs pas le seul mal engendré par cette arrivée massive de « Philippins ». « Au niveau éducatif, les minorités sont oubliées, marginalisées, ce qui ne fait que les isoler davantage, et, sur un plan plus politique, les structures traditionnelles de gouvernance ont été largement détruites. » Cette colonisation interne poussera, à la fin des années 1960, les populations musulmanes, considérées elles aussi comme autochtones, à entrer en conflit ouvert avec Manille. Ce qui aboutira, en 1989, à la création d’une Région autonome musulmane, l’ARMM[[Région autonome du Mindanao musulman]] (voir FDM de décembre 2011).

Quant aux minorités non musulmanes, si certaines se retrouveront « assimilées », et spoliées de leurs terres, d’autres, notamment celles incluses dans l’ARMM, décideront, à l’initiative du LDCI, de se battre sur le terrain légal. Encouragées par la Constitution adoptée en 1987, au lendemain de l’éviction du dictateur Marcos, qui affirme la primauté des lois coutumières et le droit des minorités à disposer de leurs terres ; mais aussi par l’Ipra, une loi promulguée dix ans plus tard, qui reconnaît aux minorités les droits « à la terre, à l’auto-gouvernance, à la justice et au respect des droits humains, à l’intégrité culturelle ».

Mais entre les textes et la réalité, il y a un gouffre. « L’un des problèmes majeurs que nous rencontrons est le manque de coopération entre les différentes agences gouvernementales », regrette Santos Unsad, membre de la Commission nationale sur les Peuples indigènes, la NCIP, mise en place au lendemain de cette loi pour garantir son application. « Le Département des ressources naturelles et celui des questions agricoles continuent d’établir des titres de propriété au nom de sociétés qui veulent s’établir ici. Or, elles devraient d’abord passer par nous afin que nous puissions vérifier si leurs demandes n’empiètent pas sur les domaines ancestraux et, le cas échant, voir avec les minorités si elles sont d’accord. C’est un processus qui peut prendre beaucoup de temps », explique-t-il. « Les compagnies tentent donc de soudoyer directement les chefs locaux ou de corrompre les fonctionnaires pour accélérer les choses. » Des pratiques que Santos Unsad qualifie de « courantes ». Lui-même a été « contacté ». « Une compagnie minière m’a proposé plusieurs millions de pesos[[1 euro = 55,20 pesos (au 19 mai 2012). À titre de comparaison, le salaire officiel moyen minimum est, à Mindanao, d’environ 5 euros par jour]], mais je n’ai pas accepté. En tant que seul indigène à la NCIP régionale, je ne peux pas faire cela à mon peuple. » Un acte d’intégrité. Et de courage. « L’un de mes supérieurs a été abattu pendant son déjeuner. Un autre a également été tué et une demi-douzaine de responsables tribaux ont aussi été assassinés », rappelle-t-il.

Un système judiciaire basé sur la « Paix de l’esprit »

Dans ce difficile combat, les minorités ethniques se sont cependant trouvé des alliés, depuis mai 2010 : l’Union européenne et le… CCFD-Terre Solidaire, qui y soutiennent un programme[[Renforcement des systèmes traditionnels de justice et de gouvernance des Populations indigènes du centre de Mindanao : vers un accroissement de la coopération entre la gouvernance tribale et les gouvernements locaux]] dans la région de l’ARMM auprès de ses sept principales populations indigènes. D’une période de quatre ans, ce programme veut promouvoir les systèmes de gouvernance et de justice tribales et permettre aux leaders ethniques d’être mieux représentés dans les instances locales afin de participer de manière plus active aux décisions à prendre.

Un système de gouvernance que détaille Sany Bello, le Timuay Labi, (le Chef suprême), des Teduray. « La proximité et le respect de la nature ; le concept de “direction collective”, à l’opposé du système que veut nous imposer le gouvernement centraliste philippin dans lequel le gouverneur ou le maire fait ce qu’il lui plaît ; la propriété communautaire et non individuelle des terres ; enfin, ce que nous appelons la “Paix de l’esprit”, la base de notre système judiciaire, qui recherche avant tout le retour à des relations apaisées entre les deux parties en conflit, bien plus que les pénalités matérielles ; enfin, l’égalité pour tous. »

Arrivé à mi-parcours, Alim Bandara, coordinateur de LDCI, tire un premier bilan positif de ce programme. « Aujourd’hui, les sept groupes concernés ont pu tenir leur assemblée générale et choisir leurs représentants. Les lois coutumières, entretenues jusqu’à présent de manière orale, ont été consolidées et, surtout, mises sur le papier. Les contacts entre les différentes ethnies sont maintenant réguliers et un conseil intertribal a été mis en place afin que, sur des sujets plus globaux, les populations indigènes ne parlent que d’une seule voix. Enfin, les revendications et les statuts des différents domaines ancestraux ont été documentés et des victoires ont été enregistrées pour des groupes vivant en dehors de l’ARMM. »

Reste, selon lui, un point noir : « La non-participation des peuples indigènes aux négociations de paix entre le gouvernement philippin et les rebelles musulmans. » Pour autant, là aussi, les choses évoluent. Pour preuve, des contacts ont été pris avec l’Équipe internationale de surveillance et le Groupe international de contact, composés de représentants de pays étrangers ou d’ONG internationales, chargés de faciliter le dialogue entre les deux protagonistes.
En attendant, sur le terrain, les populations indigènes continuent de se battre, pacifiquement, mais avec détermination, pour leurs droits, et pour un programme « tribal » de bonne gouvernance qui pourrait servir d’exemple à nombre de pays « civilisés ».

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