Printemps arabe, les promesses et limites

Publié le 10.03.2011| Mis à jour le 07.12.2021

Un vent de révolte et de liberté souffle sur le monde arabe. Mais les changements majeurs qui s’annoncent suffiront-ils à rendre l’espoir à la génération de Mohamed Bouazizi ?


L’histoire retiendra le nom de ce jeune Tunisien de vingt-six ans, Mohamed Bouazizi, promis à une existence de débrouille, de frustration et de colère ravalée, comme des millions de jeunes Arabes. L’histoire de l’humiliation de ce vendeur de légumes ambulant auquel on confisque sa marchandise est désormais entrée dans la légende. Le 17 décembre, il a choisi d’exprimer sa révolte et sa souffrance dans un suicide spectaculaire, une immolation par le feu pour attirer l’attention sur le sort de sa génération. Son geste, et surtout son décès le 4 janvier 2011 ont déclenché une vague de protestation dont l’impact est en train de transformer le monde arabe dans des proportions sans précédent. Un battement d’aile de papillon à Sidi Bouzid sur le point de changer le cours de l’histoire et la face du monde.
Tout semblait immuable pourtant dans un monde arabe verrouillé. Du Maroc à Bahreïn, les régimes autoritaires avaient assis solidement leur emprise. Avec des variantes importantes d’un pays à l’autre, bien sûr. D’un pluralisme politique plus ou moins sous contrôle comme au Maroc, à une dictature adossée à la surveillance policière et la répression comme en Libye ou en Syrie. La relative libéralisation politique concédée par l’Égypte par exemple, avait surtout pour but de mieux re-légitimer le maintien au pouvoir des dirigeants.
Autre trait largement partagé, leurs économies dépendent d’une rente. Les revenus des hydrocarbures dans la plupart des cas. L’Égypte, elle, bénéficie d’une « rente géopolitique » : droits de passage sur le Canal de Suez, aides liées à son importance stratégique aux yeux des États-Unis en raison de son voisinage avec Israël, auquel elle est liée par un accord de paix, sans oublier la manne du tourisme.

La rente a nourri des pratiques clientélistes

Cette rente a nourri des pratiques clientélistes et fourni à la plupart de ces régimes autoritaires des capacités de redistribution qui ont permis d’acheter une relative paix sociale. Elle est aussi l’enjeu de la conservation du pouvoir, car partout l’État et les ressources auxquelles il permet d’accéder, s’est transformé en un véritable patrimoine au profit d’un groupe, d’un ou plusieurs clans, voire d’une famille. Jusqu’à adopter le principe dynastique (en dehors même des monarchies qui bénéficient d’une légitimité particulière) comme en Syrie, en Libye ou en Égypte.
Si cet archaïsme économique et politique semblait capable de durer indéfiniment, c’est qu’il présentait l’avantage de garantir la sacro-sainte stabilité politique si précieuse aux yeux des pays occidentaux. Sécuriser l’accès aux hydrocarbures ou au canal de Suez. Contenir le danger du radicalisme islamiste et surtout, depuis le 11 septembre 2001, participer à la lutte contre le terrorisme. Contribuer, dans le cas des pays d’Afrique du Nord, aux dispositifs européens de maîtrise des flux migratoires.
Le statu quo n’était donc pas simplement un pronostic largement partagé. C’était une volonté. La démocratie et les droits de l’homme rappelés pour la forme dans les partenariats euro-méditerranéens, relevaient d’un horizon lointain, tandis que dans le court terme Ben Ali, Moubarak et même le soudain fréquentable Mouammar Kadhafi bénéficiaient d’un soutien sans faille de la part des pays occidentaux, qui trouvaient en eux des partenaires politiques et économiques.
Cette vision d’un monde arabe régressif et immobile, et de dictatures utiles a volé en éclats. La chute de Ben Ali puis celle de Hosni Moubarak ont démontré que les dictatures sont mortelles et, de Rabat jusqu’à Bahreïn et à la Libye, des manifestants défient ouvertement le pouvoir au péril de leur vie, exigeant, non pas l’instauration de la charia ou la destruction d’Israël, mais la liberté, la démocratie et la justice sociale.
Cette séquence étourdissante illustre ce que le philosophe Edgar Morin, dans ses derniers textes, décrit comme le pouvoir des métamorphoses. Ces évolutions sous-jacentes qui se cristallisent soudain et font jaillir l’inattendu quand la fatalité de la crise paraissait indépassable.
Quelles sont ces transformations dont les politiques et nombre d’observateurs bien en vue n’ont pas mesuré l’impact ? Tout d’abord, les mécanismes de redistribution de la rente ne suffisent plus à remplir la part sociale du contrat conclu avec la population : la liberté contre la sécurité matérielle.
Pour deux raisons. La première est que les régimes autoritaires, a fortiori quand ils contrôlent une économie de rente, ont tendance à favoriser les profiteurs sur les investisseurs. Par exemple, la désormais célèbre famille Trabelsi en Tunisie, a largement contribué à transformer un contrôle politique de l’économie en véritable racket mafieux (les avoir détenus à l’étranger par Mourbarak et sa famille s’élèveraient à 60 milliards de dollars NDLR).

Dans les pays arabes, 40 % de la population a moins de vingt-cinq ans

La seconde est que la redistribution clientéliste ou clanique des bénéfices est depuis longtemps totalement dépassée par la croissance démographique. Les pays arabes, où plus de 40 % de la population a moins de vingt-cinq ans ans, connaissent des taux de chômage supérieurs à 30 %. Ruraux délaissés, jeunes urbains déclassés, diplômés sans emploi ont grossi la masse des mécontents. En ce sens, Mohamed Bouazizi personnifie le principal défi auxquels sont confrontés les pays arabes.
La fermeture de plus en plus draconienne des politiques migratoires européennes a condamné une soupape de sécurité et augmenté ainsi la pression intérieure sur les régimes.
Les sociétés arabo-musulmanes ont profondément évolué, bien loin des clichés que nombre d’occidentaux projettent encore sur elles. Un partie de la nouvelle génération , informée grâce à des télévisions comme Al Jazira, connectée aux réseaux sociaux, aspire à vivre dans des sociétés pluralistes et ouvertes. En total décalage avec les régimes sclérosés prétendant servir de rempart à l’islamisme radical.
Or, comme l’observe le politologue Olivier Roy, « cette génération n’a jamais investi l’islamisme comme une solution à tous ses problèmes ». Les mouvements islamistes n’ont plus en effet, comme dans les années 1980, la capacité de monopoliser l’expression du mécontentement populaire.
Les organisations islamistes, instruites par l’échec des stratégies de confrontation et inspirées par l’exemple turc, semblent soit s’orienter vers une inscription dans le vie parlementaire sur la base d’une idéologie mêlant conservatisme moral et libéralisme économique, soit quitter le champ politique pour se concentrer sur l’islamisation des mœurs déjà bien engagée, souvent d’ailleurs avec la complicité des régimes autoritaires en quête de légitimité religieuse.
La formule dictature et stabilité n’apparaît donc pas durable. Pour autant, le cas de figure tunisien ou égyptien, peut-il se généraliser ? À l’heure où nous bouclons cette édition, la Libye sombre dans le chaos. En Algérie, la protestation lancée par certaines formations politiques peine à rejoindre la multitude des micro-mobilisations locales qui agitent le pays depuis plusieurs mois, et surtout à convaincre une population échaudée par la violence des années 1990, de l’intérêt de s’exposer au risque de la répression. La Syrie, elle, reste calme tant que l’appareil sécuritaire tient la société. Ailleurs, les régimes font des concessions. Mais si le pluralisme et les espaces de liberté semblent voués à se développer, cela suffira-t-il à transformer radicalement la manière de gouverner et plus encore le fonctionnement des économies ?
Le paysage politique, dévasté par des décennies de dictature, n’offre pas encore d’alternative solide aux cadres existants. Les sociétés civiles, quand elles ont pu se développer de manière autonome, sont confinées à des objectifs pratiques, peu habituées à instaurer des relations de revendication avec les autorités. Les organisations plus militantes sont dynamiques, mais généralement très minoritaires.
Quant à la réorientation des économies vers des objectifs de développement au profit du plus grand nombre, et non plus seulement de petits groupes d’intermédiaires ou d’investisseurs, elle supposerait de remettre en question des situations acquises et consolidées par un système politique encore bien enraciné. Il faudra encore de nombreux bouleversements pour que les fleurs du printemps arabe offrent un avenir à tous les Mohamed Bouazizi.

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