RCA : « Un décalage troublant entre la crise et ses perceptions sur le terrain »
Bruno Angsthelm, chargé de mission Afrique au CCFD-Terre Solidaire, a assisté au Forum de la société civile qui s’est tenu à Bangui du 20 au 22 juin. Une rencontre importante, qui devait faire le point sur la crise et esquisser des actions à venir.
La République de Centrafrique (RCA) est plongée dans la plus grave crise de son histoire depuis le renversement du gouvernement de François Bozizé en mars 2013 par la rébellion Seleka (« Alliance » en langue sango). Contrairement à ce qui a été dit, cette coalition hétéroclite de groupes armés n’a pas été soutenue de façon pleine et entière par les musulmans (15% de la population) et n’a pas ciblé une communauté en particulier (les chrétiens par exemple). Les faits s’avèrent plus complexes. Les chrétiens tout comme les musulmans ont été concernés par les exactions des Seleka. Les chrétiens étant plus nombreux, ils ont été principalement pillés, tout comme les églises et ONG, perçues comme dotées de richesses dans des zones pauvres. Mais les musulmans ont aussi été la cible des Seleka, au point que certains ont été dans l’obligation de monnayer rapidement leur protection.
Pour s’en défendre, des milices anti-balaka se sont constituées, qui s’en sont prises aux musulmans, chassés ces derniers mois du pays. Dans cette confusion générale, inconsciemment ou non la majorité des chrétiens a soutenu les anti-balaka, en les considérant comme des patriotes ayant libéré le pays des mains des étrangers. Un « nettoyage ethnique » s’est alors produit malgré le déploiement de la force militaire française Sangaris en décembre et la formation en janvier d’un nouveau gouvernement de transition.
Comment s’est déroulé le Forum de Bangui et les questions de fond ont-elles été abordées ?
Bruno Angsthelm : Ce forum a été un moment très intense et une réussite sur le plan de l’organisation. Plus de 150 représentants de la société civile sont venus de tout le pays, avec beaucoup de jeunes, de femmes et des musulmans. Nous n’avons malheureusement pas pu faire venir des représentants des réfugiés au Cameroun et au Tchad, les Peuls en particulier, car leur sécurité n’était pas garantie.
Ce forum de trois jours a été un moment d’émotion, de partage et de retrouvailles après plus d’un an de tensions et de peurs accumulées. En séance plénière, des ministres et des universitaires ont évoqué les crises politiques, la faiblesse de l’Etat, les questions d’économie. Des groupes se sont retrouvés dans sept ateliers autour de thèmes variés, comme « le vivre ensemble », la « crise morale », la société civile. Mais les problèmes de fond n’ont pas vraiment été abordés. Il n’y a pas eu de débat ou d’analyse de fond sur les questions religieuses, les réfugiés, le retour des Peuls et des musulmans. La société civile ne paraît pas prête à réfléchir sur ces sujets en raison du traumatisme lié à la crise, mais aussi d’une forme de déni plus profond.
Qu’attendiez-vous du Forum ?
Depuis Paris, j’espérais qu’il soit justement l’occasion pour la société civile de se poser des questions sur sa propre compréhension de la crise. Pourquoi les attaques de la Seleka ont-elles été perçues comme islamistes ou relevant du djihad ? Pourquoi certains musulmans ont-ils applaudi à l’arrivée de la rébellion Seleka au pouvoir ? Pourquoi les mouvements rebelles et leurs chefs de la Seleka ont-ils été toujours présentés comme des étrangers alors qu’ils sont Centrafricains et que cette rébellion relève d’une demande sociale et économique de la part de communautés marginalisées au nord-est du pays ? La rupture du consensus entre musulmans et chrétiens observée à Bangui a-t-elle été aussi forte dans l’ensemble du pays ? Il me semble que la société civile a participé de ce discours qui a fait croire à une agression extérieure, alors qu’il s’agit avant tout d’un problème intérieur. Et ce, même si le rôle du Tchad et la présence de mercenaires tchadiens et soudanais sont indiscutables.
Quel est le principal problème à votre avis ?
Les préjugés… La question de l’identité et de la place des musulmans dans la société doit être posée, mais c’est peut-être trop tôt. Etre Centrafricain, qu’est-ce que cela veut dire ? Beaucoup de gens accusent les étrangers en RCA. Il faudra absolument travailler ces sujets.
Un sentiment très fort d’impuissance s’est par ailleurs fait ressentir durant ce forum. Il y avait clairement cette impression de rien maîtriser, entre un Etat défaillant, une armée défaite, des forces militaires étrangères et des ONG internationales omniprésentes, une communauté internationale perçue comme étant aux manettes… La posture de la société civile consiste à critiquer de manière systématique un Etat pourtant absent depuis des années, ainsi que les « intervenants » extérieurs.
Ce forum a bien montré la volonté des Centrafricains de reprendre leur destin en main. Mais sans trouver les solutions, faute de moyens, d’investissements. Les acteurs sociaux restent faibles et peu structurés. La solution viendra probablement d’un réengagement progressif par la base, dans les communautés, dans les territoires.
Qu’est-ce qui vous a le plus marqué lors de votre dernier séjour à Bangui ?
En novembre, j’avais rencontré des jeunes de la société civile, musulmans et chrétiens. J’ai été impressionné par leur intelligence, leur ouverture d’esprit – mais aussi par leur incompréhension mutuelle, qui m’a parue emblématique. Quand les jeunes des associations musulmanes ont expliqué qu’ils avaient eux aussi été victimes de la Seleka, que 21 mosquées avaient été brûlées et qu’ils étaient rackettés par les rebelles, leurs interlocuteurs chrétiens n’en revenaient pas. Ils n’avaient jamais perçu la marginalisation des musulmans auparavant.
Depuis, ces jeunes ont créé une plateforme interconfessionnelle et renforcé la solidarité entre eux malgré la crise. C’est un pas important.
Ce qui m’a le plus marqué, cette fois, c’est le décalage entre la vision de la RCA que nous avons depuis Paris et les perceptions sur le terrain. D’un côté, le pays est traversé par un conflit violent qui cible des communautés sur la base de leur foi ou de leur caractère supposé « d’étranger ». De l’autre, on considère à Bangui que cette description de la crise est « une invention médiatique ». Durant les trois jours de forum, il n’y a pas eu un seul moment de débat sur cette question. Ce déni peut se comprendre, il faut s’accorder du temps car la crise a été très violente.
N’a-t-on pas atteint un point de non retour dans les violences ?
La violence a été le fait de groupes assez bien identifiés, agissant sur des bases politiques. Ils ont entraîné une libération de la violence en raison de perceptions profondément enfouies dans la culture populaire. La haine de l’étranger et du musulman – qu’il nous faudra comprendre pour les prochaines étapes – s’est transformée en rejet violent de la communauté musulmane. Aujourd’hui, cette communauté s’interroge, alors qu’une partie du pays se trouve toujours sous le contrôle de la Seleka. Les groupes hétéroclites qui forment cette rébellion n’ont pas un agenda clair ni même de consensus entre eux. Que font les réfugiés qui vivent dans des conditions désastreuses ? On peut craindre qu’ils rejoignent un jour la rébellion pour se venger à leur tour.
Heureusement, de nombreuses forces sont aussi engagées pour la paix et la réconciliation. Il faut les soutenir pour que la RCA ne s’enferme pas dans un face-à-face morbide. Il faut tout mettre en œuvre par exemple pour que la société civile garde le contact avec les musulmans qui ont été chassés, leur offre une tribune et la considération qu’on leur refuse aujourd’hui.
Propos recueillis par Sabine Cessou
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