Transparence fiscale des multinationales : accord sur une mesure européenne inefficace

Publié le 01.06.2021| Mis à jour le 08.12.2021

Le Conseil et le Parlement européen ont annoncé ce mardi 1er juin avoir trouvé un accord sur la directive transparence fiscale des multinationales, mais les amendements retenus rendent cette mesure inefficace. Les ONG dénoncent un véritable échec dans la lutte contre l’évasion fiscale.


La transparence fiscale est une mesure simple et essentielle pour lutter contre l’évasion fiscale, qui fait perdre des centaines de milliards chaque année aux Etats et aggrave les inégalités. Malgré les scandales d’évasion fiscale à répétition, l’opacité demeure sur les impôts réellement payés par les grandes multinationales.

En obligeant les grandes entreprises multinationales à publier des informations sur leur activité économique réelle et les impôts payés dans chacun des pays où elles opèrent, le reporting pays-par-pays public devrait justement permettre de vérifier que les entreprises paient leur juste part d’impôts en fonction de leurs activités réelles sans procéder à des montages d’évasion fiscale. Malheureusement, le compromis annoncé par le Conseil et les rapporteurs du Parlement européen dénature complètement la mesure, qui n’a de « reporting pays-par-pays public » que le nom.

En effet, l’accord négocié entre les institutions européennes limite la portée géographique du reporting : les entreprises devront seulement rendre compte de leurs activités dans les Etats Membres de l’Union Européenne et dans les pays figurant sur la liste européenne des paradis fiscaux, liste dont demeurent absents les principaux paradis fiscaux. Alors qu’une seule filiale permet de faire de l’évasion fiscale, il est indispensable que les reportings couvrent tous les pays du monde avec des données pour chaque pays, afin de pouvoir analyser les transferts artificiels de bénéfices entre filiales. Ce recul rend la mesure inopérante, et citoyens et citoyennes du monde entier vont rester dans l’opacité, y compris ceux des pays en développement, encore plus fortement frappés par l’évasion fiscale.

Force est aujourd’hui de constater que la lutte contre l’évasion fiscale a été sacrifiée sur l’autel de la compétitivité des entreprises, les Etats Membres, dont la France, ayant suivi les arguments, pourtant non étayés, de certains lobbys d’entreprises.

« Cette mesure en trompe l’œil n’est pas un vrai reporting pays-par-pays public, elle ne permettra pas de lutter contre l’évasion fiscale des multinationales. Sans une couverture géographique complète, il sera impossible d’analyser les données et de suivre les montages d’évasion fiscale, alors que c’est tout l’intérêt de la mesure. L’Union européenne avait l’occasion de permettre une réelle avancée, au final c’est un véritable échec, et ce sont les lobbys – le MEDEF en tête – qui remportent la mise. » déclare Lison Rehbinder, chargée de plaidoyer au CCFD-Terre Solidaire et coordinatrice de la Plateforme Paradis Fiscaux et Judiciaires.

« Les banques européennes sont soumises à une exigence de reporting public depuis 2014, ce qui nous avait permis d’analyser le décalage entre les impôts payés et les activités réalisées. Malheureusement, nous ne pourrons pas faire cet exercice pour les entreprises multinationales avec un reporting où seront exclus les trois quarts des pays, dont des paradis fiscaux de premiers plans comme les Îles Caïmans, la Suisse ou les Bermudes. C’est vraiment regrettable qu’Etats et parlementaires aient cédé aux pressions des lobbys pour amoindrir autant la mesure, alors même qu’elle ne pose aucun problème de compétitivité. » explique Quentin Parrinello, responsable plaidoyer à Oxfam France.

« C’est incompréhensible que les Etats membres et les député-es européen-nes aient conclu un accord sur une mesure inefficace. Journalistes, responsables politiques, citoyens et citoyennes du monde entier méritent de savoir combien d’impôts payent réellement les multinationales en fonction de leurs activités réelles : ce compromis bancal ne permettra pas de répondre à cette exigence démocratique.» regrette Sara Brimbeuf, responsable de plaidoyer à Transparency International France.

Cet accord est révélateur de l’absence d’ambition politique des dirigeants et parlementaires européens après des années de débat alors que le manque de ressources pour financer les politiques publiques est aggravé par la crise Covid. Les multinationales pourront malheureusement poursuivre leurs pratiques d’évasion fiscale !

Contacts
CCFD-Terre Solidaire – Sophie Rebours – 07 61 37 38 65 – s.rebours@ccfd-terresolidaire.org

Transparency International France – Benjamin Guy – 06 26 48 54 00 – benjamin.guy@transparency-france.org

Oxfam France – Pauline Leclère – 07 69 17 49 63 –
pleclere@oxfamfrance.org

Notes aux journalistes :
1. La directive sur le reporting pays-par-pays public a été proposée par la Commission européenne en 2016, à la suite du scandale des Luxleaks.
Le Parlement avait voté sa position en juillet 2017, le Conseil avait adopté la sienne en février 2021. Les négociations en trilogue avaient débuté seulement fin février.

2. Accord du trilogue :
– Les entreprises devront déclarer leurs activités pays-par-pays pour les pays de l’Union européenne, ceux de la liste noire des paradis fiscaux de l’UE, et ceux restés sur liste grise pendant 2 ans.
– Les entreprises pourront décider de ne pas publier certaines informations, qu’elles estiment contraire à leur compétitivité, pendant 5 ans
– La directive pourra être révisée dans 4 ans.

3. Pour une véritable transparence fiscale des multinationales : l’argumentaire des ONG françaises, qui déconstruit les idées fausses sur le reporting pays-par-pays public

4. Transparence fiscale : la France se fait le porte-parole du MEDEF : communiqué du 23 avril 2021.

5. L’inclusion de la liste noire et grise des paradis fiscaux ne va-t-elle pas assurer la transparence pour les juridictions les plus préoccupantes ?

Non. La liste européenne des « Etats et territoires non coopératifs » est très problématique et inclut très peu de juridictions préoccupantes telles que les territoires britanniques d’outre-mer, les États-Unis, la Suisse ou Singapour. La liste noire actuelle contient 12 juridictions, tandis que la liste grise en contient neuf. En outre, dans l’économie mondialisée d’aujourd’hui, les actifs financiers peuvent être rapidement déplacés d’un paradis fiscal à un autre, de sorte qu’une transparence efficace exige que les multinationales rendent compte de leurs activités dans chaque pays où elles opèrent. Sans désagrégation, il y aura de nombreux endroits où les entreprises pourront continuer à cacher leurs bénéfices.

6. 40% des profits des multinationales dans le monde sont délocalisés artificiellement dans les paradis fiscaux, d’après l’économiste français Gabriel Zucman, directeur de l’Observatoire européen de la fiscalité.

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