Tunisie : Une économie au bord du gouffre

Publié le 10.10.2013| Mis à jour le 08.12.2021

Deux ans après la révolution qui a chassé Ben Ali du pouvoir, la Tunisie s’enfonce dans la crise économique et sociale. De quoi mettre à mal la patience des chômeurs et des salariés en colère, qui étaient en première ligne lors des manifestations qui ont eu raison de l’ancien régime. Le retour de la croissance ne peut passer que par un changement de modèle de développement.


Après un an de chômage et de galères, Laaribi, trente-deux ans, a retrouvé le chemin du travail dans les faubourgs de Tunis. Il ne cache pas sa fierté lorsqu’il présente un à un les vêtements tout juste fabriqués par l’atelier de confection dont il a repris la direction en mars 2012. Il avait été licencié en 2011 de cette même entreprise de vingt-trois salariés, son emploi de chef d’atelier ayant été emporté par le tsunami économique qui s’abattait sur la Tunisie après la révolution. « Dans un climat peu propice aux affaires, nos donneurs d’ordre, des entreprises occidentales, sont parties s’installer au Maroc. J’ai été le premier à me retrouver au chômage, le directeur ayant décidé d’assumer mes responsabilités. Mais ne connaissant pas le métier, il a été incapable de redresser la situation et fut obligé de mettre la clé sous la porte », raconte-t-il.

Remonter la pente n’a pas été de tout repos… « J’ai démarché des grossistes locaux qui m’ont fait confiance, en raison de mon expérience passée. Les affaires reprennent peu à peu, même si nous n’avons pas encore renoué avec les cadences d’avant. J’ai repris douze salariés et je fais de temps en temps appel à des renforts en cas de besoin », ajoute le chef d’entreprise. Fort de ses premiers succès, il envisage de créer une deuxième société spécialisée dans la fabrication de jeans destinés au marché local. Sa stratégie : proposer des prix compétitifs par rapport aux articles importés devenus trop onéreux pour une population au pouvoir d’achat en berne…

Un appui aux start-up[[Jeune entreprise.]] et entrepreneurs sociaux

Pour mettre ses projets à exécution, Laaribi devrait se tourner de nouveau vers Enda, comme un an plus tôt, lorsqu’il empruntait 5 000 dinars tunisiens (2 500 euros) pour payer le loyer de l’atelier et alimenter un fonds de roulement. Créée il y a vingt ans, cette association est devenue, depuis le milieu des années 1990, la première institution de microfinances tunisienne. En novembre 2011, elle met en place le programme Start-up orienté vers la création ex-nihilo [à partir de rien, ndlr] d’entreprises afin d’aider des porteurs de projets âgés de dix-huit à quarante ans. « Entre le lancement et janvier 2012, 1 750 prêts ont été contractés favorisant la création de 3 500 emplois. Parmi les bénéficiaires, on compte 49 % de chômeurs et 40 % de femmes », indique Felhi Cherni, le responsable de ce programme qui ne se limite pas à l’apport de ressources financières. Les créateurs sont en effet accompagnés, de la définition de stratégie à l’élaboration du business plan. Parallèlement, ils suivent une formation afi n de développer leurs compétences managériales et sont épaulés, pendant toute la durée du prêt, par une vingtaine de conseillers spécialisés.

49 % de chômeurs et 40 % de femmes parmi les bénéficiaires

« Nous prenons quelques risques, contrairement aux organismes de prêts traditionnels qui appuient le développement d’activités déjà existantes, mais les premiers résultats sont encourageants : le taux de non-remboursement du programme Startup n’est que de 0,61 % contre 4,5 % en moyenne sur l’ensemble de nos activités », ajoute-t-il. Un bilan est en cours avant la généralisation de cette activité sur tout le territoire.

Alors que la création d’emplois peine à combler les destructions, notamment dans le domaine industriel, les initiatives encourageant la création d’entreprises se multiplient à travers tout le pays. Le réseau Entreprendre, très présent en France, dans lequel des chefs d’entreprise en activité épaulent les candidats, a essaimé en Tunisie et les écoles et universités commencent elles aussi à s’intéresser à cette question. En témoigne notamment le programme Sife : l’initiative d’une association internationale qui débarque dans les amphis. Les étudiants volontaires sont invités à accompagner et à transmettre leurs savoirs auprès d’entrepreneurs sociaux impliqués dans des projets de création d’activités durables. Une façon de mettre en pratique ce qu’ils ont appris sur les bancs de la fac et de leur donner envie de se lancer à leur tour.

Dans un pays où 17,6 % de la population, et près de 30 % des jeunes diplômés de l’enseignement supérieur sont au chômage – selon les chiffres officiels – ces initiatives sont une véritable bouffée d’oxygène. D’autant que la nouvelle loi sur le microcrédit qui devrait entrer en vigueur d’ici la fin de l’année autorisera Enda et ses futurs concurrents (voir encadré page 7) à allouer des prêts pouvant aller jusqu’à 20 000 dinars (environ 10 000 euros) afin de compenser la frilosité des banques. Les demandes de prêts affluent déjà de toute part : dépôt de dossiers pour se lancer dans le métier de chauffeur de taxi, création d’un atelier de couture, d’un service de coiffure ou le développement de projets de diversification des productions agricoles en milieu rural…

Endiguer la pauvreté et soutenir les acteurs de la révolution

À travers l’aide aux chômeurs et aux entrepreneurs détenant déjà une expérience ou envisageant de voler de leurs propres ailes dès la sortie de l’université, ces associations cherchent à endiguer la pauvreté croissante, mais aussi à appuyer les acteurs de la révolution. « C’est avant tout le manque de travail et le développement de la pauvreté plus que la revendication pour plus de liberté portée par une élite, qui a conduit les gens à descendre dans la rue », observe Hachemi Alaya, président du think tank[[Groupe de réflexion.]] Tema où se pressent nombre de chefs d’entreprises.

Pour cet expert, les premiers signes avant-coureurs de la dégradation économique remontent aux mouvements sociaux du bassin minier de Gafsa, en 2008. Les travailleurs se sont révoltés contre l’accaparement par le pouvoir des revenus générés par l’exploitation du phosphate, un pouvoir par ailleurs incapable de préparer l’avenir. Aucune alternative à cette mono-industrie n’a été proposée à une population en voie de paupérisation. « Le modèle économique tunisien, basé sur la sous-traitance pour les entreprises textiles européennes et sur un tourisme de masse, peu soucieux de la préservation des ressources naturelles, était lui aussi à bout de souffle. Il n’a d’ailleurs pas résisté à la crise économique mondiale qui s’est propagée sur toute la planète à partir de l’automne 2008 », continue l’économiste.

Depuis la chute de Ben Ali, rien n’a été fait pour renverser la tendance. « Le gouvernement n’a aucun programme économique. Il poursuit une politique clientéliste en faisant fonctionner la planche à billets, ce qui génère de l’inflation sans créer de richesse. L’année dernière, la faillite n’a été évitée que de justesse, grâce à un prêt de la Banque mondiale. Mais les institutions internationales au chevet de la Tunisie se montrent de plus en plus pressantes pour exiger des réformes dont le pouvoir ne veut pas entendre parler, craignant l’explosion sociale. L’instabilité politique et le climat d’insécurité empêchent par ailleurs l’arrivée d’investisseurs qui pourraient participer à la relance d’une machine économique totalement grippée », ajoute Hachemi Alaya.

Dans un pays au bord du gouffre où tous les indicateurs (PIB, déficit budgétaire, commerce extérieur…) virent au rouge vif, seul le trafic, et notamment les ventes d’armes récupérées en Libye, semble aujourd’hui prospère… « Il faut que ça change ! », martèle Amina, la quarantaine, couturière dans une banlieue de Tunis. Et joignant le geste à la parole, elle vient de fonder une association pour les femmes sans emploi qu’elle entend former à son métier. « Pour des raisons économiques, mais aussi pour défendre leurs droits, les femmes ne doivent pas rester chez elles ! », lance-t- elle, approuvée par son amie Houma qui fustige elle aussi le retour de l’ordre moral… Sous ses allures de femme sage et bien élevée, Amina laisse éclater son désir de changer l’ordre établi : « J’étais aux sit-in I et II [[Manifestation assise pacifique.]] devant la Kasbah pour demander, après la chute de Ben Ali, le départ du gouvernement des gens ayant appartenu à son équipe. Et je me prépare à un nouveau sit-in pour exiger la démission de ceux qui ont pris leur place, mais ne font rien pour répondre aux attentes de la population ! »

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