Une bibliothèque pour vivre la relation entre chrétiens et musulmans
Depuis plus de 50 ans, le Centre de documentation économique et social (CDES) est au service du monde universitaire d’Oran et de sa région. Bernard Janicot, prêtre du diocèse d’Oran, le dirige depuis près de 40 ans. De passage en France, il nous explique le travail du CDES, et la manière dont a été perçue l’affaire Charlie Hebdo en Algérie
Quel est le rôle du Centre de Documentation économique et social à Oran ?
Bernard Janicot : Dépendant de l’évêché et du diocèse d’Oran, le CDES est un centre de documentation dédié aux étudiants algériens.
35 000 volumes en sciences économiques et sociales, 210 titres de périodiques, et quelques dizaines de cdrom sont proposés à la consultation à 2500 étudiants, chercheurs et professeurs de la région.
Ce fonds documentaire précieux a été longtemps la seule bibliothèque de niveau universitaire accessible dans la région.
Le CDES est très lié au monde universitaire d’Oran et au Groupe de Recherche en Anthropologie de la santé, le GRAS. Son objectif est d’être un lieu de documentation performant, mais aussi un lieu où les lecteurs et lectrices sont orientés, aidés dans leurs recherches, soutenus, connus personnellement et reconnus dans ce qu’ils font.
Grâce à sa longue présence dans la société oranaise, le CDES a également tissé des liens profonds avec le milieu associatif d’Oran. En tant qu’acteur d’Eglise soucieux de dialogue interreligieux et interculturel, il facilite l’accès à la culture, à l’autonomie des personnes et à la tolérance en Algérie.
Quelles sont les activités que vous organisez pour faciliter l’échange et le débat ?
Bernard Janicot : Le CDES organise des cafés débat tout au long de l’année universitaire. Les professeurs ou les étudiants proposent eux même des thèmes, souvent en fonction de leurs recherches.
Cette année, les débats ont concerné des thèmes aussi divers que la violence dans les stades, le développement personnel, l’alimentation… Une étudiante musulmane pratiquante, qui fait son doctorat sur ce sujet, a même proposé un débat sur les conversions au christianisme évangélique en Kabylie, un thème pourtant considéré comme sensible.
Ces échanges, qui rassemblent en moyenne une vingtaine de personnes, sont très rares en Algérie. Les personnes ont souvent peur de s’exprimer en public, et la société laisse peu de place au débat. Nous veillons toujours à ce que chacun puisse s’exprimer librement, sans enregistrement vidéo.
Dans ce même esprit de stimulation du débat, l’équipe du CDES a lancé un cycle de conférences, un temps de partage et de convivialité autour d’un livre. Depuis peu nous proposons aussi un temps d’échange autour de la projection d’une interview vidéo d’une personnalité, comme par exemple Maissa Bey, grande écrivaine algérienne.
Comment vous situez vous en tant que chrétien dans une société presque totalement musulmane ?
Bernard Janicot : Le CDES et l’Eglise d’Algérie sont un lieu d’interface entre le monde chrétien et le monde musulman. Tout le monde sait que nous sommes chrétiens, et nous ne nous en cachons pas.
L’Eglise d’Algérie a une histoire particulière, elle ne se définit pas comme fermée sur elle-même, elle ne se conçoit que dans cette ouverture au monde algérien. Nous sommes un des lieux de ce témoignage chrétien, de la présence de l’Eglise en Algérie.
Nous choisissons de vivre concrètement la relation entre chrétiens et musulmans : en travaillant ensemble, en partageant des moments difficiles, comme cela a été le cas pendant la décennie noire, ou en organisant des moments de fête.
Le CDES n’est pas uniquement géré par des chrétiens. L’équipe de travail compte une quinzaine de bénévoles musulmans. Et nous sommes trois chrétiens : une femme russe orthodoxe, une petite sœur de Jésus (spiritualité de Charles de Foucauld) et moi-même qui suis prêtre.
Comment avez-vous ressenti les conséquences de l’attentat récent contre Charlie Hebdo ?
Bernard Janicot : Dans la semaine qui a suivi, les condamnations dans le milieu universitaire et bien au-delà étaient pratiquement unanimes. Mais ensuite le mot d’ordre « Je suis Charlie » a été très mal perçu.
Les gens ici ne comprennent pas pourquoi les Français se solidarisent avec un journal si négatif sur l’Islam. Ils ne perçoivent pas le fait que le journal fait la même chose avec les catholiques. Ils se sentent humiliés dans ce qu’ils ont de plus cher, la religion. Dans la caricature, c’est leur propre image qui est abîmée.
La Une avec le message « tout est pardonné » montrant un homme s’apparentant au prophète avec un écriteau « je suis Charlie » a accentué l’incompréhension. La laideur du personnage identifié comme le prophète a choqué. Les Français comprennent que l’assassiné pardonne, qu’il faut aller de l’avant. Mais ici, les musulmans considèrent que ce n’est pas aux autres de dire qui pardonne, car eux mêmes se sentent agressés.
Les mouvements intégristes se sont emparés de cette Une pour à nouveau défiler dans la rue, en ressortant des slogans des années 90. Les intellectuels ont eu peur que la situation ne se retourne contre eux. Ces événements ont réveillé de très mauvais souvenirs, en particulier dans les milieux intellectuels et de la presse, qui ont payé un lourd tribut pendant la période de la « décennie noire ».
Des théories du complot sont réapparues, attisées par la présence de Netanyahu dans le cortège, et l’impression d’un deux poids deux mesures. Le sentiment d’une injustice aussi : toute cette solidarité pour les victimes françaises, et rien, ou si peu, pour les victimes de Gaza cet été.
Dans un contexte où les interventions françaises au Mali et au Niger sont mal perçues, cette affaire est venue réveiller un sentiment d’humiliation. Beaucoup de musulmans se sont sentis blessés dans leur dignité. C’est une dimension que les Français ont du mal à comprendre.
Il nous a fallut faire attention, peser nos mots, mais cela n’a pas cassé nos relations. Notre insertion fait que nous sommes passés au travers. Nous n’avons pas été inquiétés. La parole du pape lors de son voyage aux Philippines expliquant que la liberté d’expression a ses limites nous a beaucoup aidés.
Je l’ai affichée dans le CDES. C’était comme un contre feu.
Pour moi, la rencontre entre chrétiens et musulmans, c’est dans la vie quotidienne qu’elle se joue. C’est dans un vécu, un quotidien partagé ensemble, que quelque chose se crée, que la relation à l’autre se tisse. Aujourd’hui la relation islamo chrétienne passe d’abord par une relation de personne à personne.
Propos recueillis par Anne-Isabelle Barthélémy
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