Le jeu TerriStories du Cirad permet, à travers des rencontres intercommunautaires, d’aborder les enjeux fonciers et de désamorcer d’éventuels conflits. Debout, Désiré Youan Bi, d’Asapsu, partenaire du CCFD-Terre Solidaire
Côte d’Ivoire : un travail de terrain pour désamorcer les conflits autour du foncier
En Côte d’Ivoire, le passage du droit coutumier aux lois foncières suscite des tensions dans certaines localités. Dans la région de Soubré, l’association Asapsu travaille sur le terrain avec les villageois. Elle veille à intégrer les migrants qui exploitent les terres, les femmes, et les jeunes dans ses actions pour désamorcer les conflits.
Un jeu pour désamorcer les conflits autour du foncier
Obrouayo est l’un des villages de la région de Soubré en Côte d’ivoire où intervient l’association Asapsu, soutenue par le CCFD-Terre Solidaire. Dans ce village, aucun cadastre n’existe. L’association organise régulièrement des rencontres intercommunautaires pour susciter la discussion autour des enjeux fonciers et désamorcer de potentiels conflits. Elle s’appuie notamment sur TerriStories [[« TerriStories® » est une marque déposée du Cirad désignant un dispositif de gestion participative conçu par Patrick D’Aquino et développé par le Cirad (Centre de Coopération en Recherche Agronomique pour le Développement). Il est formellement interdit d’utiliser, reproduire, diffuser, recopier, le plateau de jeu TerriStories ni créer d’œuvres dérivées s’inspirant du dispositif TerriStories sans l’autorisation expresse préalable et écrite du Cirad. »]], un jeu mis en place par le Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement) de Montpellier.
Selon le coordinateur d’Asapsu à Soubré, Désiré Youan Bi, ce jeu permet aux « habitants d’entrer dans un rôle social différent du leur ; cela les décentrent et ils pensent autrement la solution à une problématique villageoise. Nous sommes là juste pour les guider dans la gestion des conflits, pas plus ».
Les migrants qui exploitent la terre se retrouvent exclus du droit de propriété
Dans la conception ivoirienne traditionnelle, la répartition des terres repose sur le droit coutumier avec un principe: on ne refuse pas une terre à quelqu’un pour se nourrir, mais elle reste la propriété des ancêtres. Au fil des années, les transactions coutumières se sont multipliées entre populations autochtones et migrants [[Nom générique donné aux allochtones (originaires d’une autre région de la Côte d’Ivoire) et aux allogènes (originaires d’un autre pays).]] chargés d’exploiter les terres, dans une relation bienveillante nommée « tutorat ».
Durant près de cinquante ans, des milliers de Burkinabè, de Maliens et d’Ivoiriens du Nord, encouragés par l’État ivoirien, sont en effet venus travailler dans l’agriculture.
« Quand je suis arrivé en 1985, on m’a donné une terre pour cultiver du cacao », raconte Innocent, représentant des Béninois dans le village de Gnakoragui, à 27 km d’Obrouayo. « Je n’ai pas signé de contrat avec mon tuteur, la confiance régnait, nous sommes devenus frères et j’étais là pour lui si besoin. » Ici, environ 1 700 habitants d’origine malienne, burkinabè, béninoise, guinéenne et ivoirienne se côtoient depuis des décennies.
En échange du droit d’usage, le paysan a un devoir de reconnaissance envers son tuteur qui se traduit, en plus du don d’une partie de ses récoltes par celui d’un poulet et de 5 000 ou 10 000 francs CFA (6 euros ou 15,2 euros) par an.
Dans les années 1990, l’État a encouragé la colonisation agraire. « On se fixait oralement des limites naturelles de nos parcelles : un palmier, un cacao plus grand que les autres… continue Innocent, une pointe d’amertume dans la voix. Mais depuis que la loi nous oblige à délimiter nos parcelles pour obtenir un certificat foncier écrit, certains exploitants empiètent sur des parcelles ou des propriétaires oublient le contrat initial pour réduire la portion de terre. »
Dans un contexte politique tendu, une loi a été votée en 1998 pour sécuriser les terres, c’est-à-dire « transformer les droits coutumiers (droits, d’usage) en droit de propriété pour fournir un cadre juridique précis pour le règlement des conflits fonciers ruraux [[Extrait du Programme national de sécurisation du foncier social (PNSFR).]] ». Il faut donc délimiter les parcelles pour obtenir un certificat foncier – pour les exploitants – et un titre foncier – pour les propriétaires. Mais cette loi exclut totalement les migrants du droit de propriété foncière alors qu’ils exploitent par exemple environ 90 % des terres de la Nawa, première région cacaoyère du pays.
Les femmes ne veulent plus être exclues du droit de propriété
Les femmes, elles aussi, sont majoritairement exclues du droit de propriété même si, en principe, la loi de 1998 consacre un accès égal à tous les héritiers, hommes et femmes. Mais dans les faits, elles ne peuvent ni contrôler ni hériter d’une terre, elles peuvent exploiter une parcelle, mais à condition que les hommes de la famille les y autorisent. Pourtant, dans certains villages, les comportements commencent à évoluer : « Dans le temps, il était inconcevable de léguer une terre à sa fille ; mais les mentalités changent, en tout cas dans mon village, précise Charles Sagbahi-Kle, le chef du village de Gnakoragui. Mais ce n’est pas le cas dans celui d’à côté. »
En 2015, une quarantaine de villageoises de Gnakoragui décident de créer une coopérative agricole pour cultiver, ensemble, une parcelle de riz, avec l’appui d’Asapsu. « Moi, je suis propriétaire et je cultive du cacao. C’est très rare qu’une femme exploite des cultures pérennes, se livre Viviane, porte-parole du groupe. L’association nous aide à nous regrouper pour échanger sur nos pratiques, discuter de nos problèmes. » Désiré ajoute durant la visite mensuelle de la rizière : « Et surtout, nous voulons leur donner le courage de parler aux hommes et de revendiquer leur accès à la terre afin de participer, autant que leur mari, aux revenus du foyer. »
Co-construire de nouvelles règles de gestion foncière
Vingt et un ans et trois amendements plus tard, la loi de 1998 n’est « pas encore arrivée aux oreilles de tous les habitants », soupire Désiré qui précise que « l’État avait donné dix ans – jusqu’à 2013 – pour que toutes les terres soient recensées [[Le 23 août 2013, l’Assemblée nationale a prolongé de dix ans la période pendant laquelle les personnes peuvent convertir leurs revendications foncières liées à la coutume en propriété foncière privée.]]. ». Sur les 23 millions d’hectares de terres du domaine foncier rural, seules 4 % des terres ont été officiellement recensées par l’État en 2017. La raison de ce retard ? « La loi n’a pas tenu compte des types d’organisation sociale des populations, ni des difficultés de leur quotidien liées notamment aux mauvaises récoltes de cacao [[Depuis une quinzaine d’années, le cacaoyer est atteint du virus swollen shoot, qui oblige à couper les arbres pour que la terre se régénère sur plusieurs années. Aucun remède n’a été trouvé pour l’instant, et cette maladie menace l’économie du pays.]], précise Désiré. La première étape à nos yeux est d’aider les différentes communautés à édicter des règles collectives de gestion des terres qu’ils partageront dans une charte du village. »
Si tout le monde s’accorde à dire que sécuriser les terres est incontournable, le frein financier est très important : frais de géomètres, déplacements à la sous-préfecture pour signer les certificats dont le prix varie, car il n’existe aucun barème officiel pour les frais de gestion. Selon un producteur de cacao, le processus d’acquisition d’un titre peut atteindre jusqu’à 60 000 francs CFA par hectare, alors que le revenu moyen par habitant s’élève à 77 000 francs CFA (118 euros). « Le cœur de notre action sur le foncier consiste à sensibiliser la population pour éviter le délitement de la cohésion sociale », détaille Claudine Lath, la directrice de l’association Asapsu, basée à Abidjan.
Les collégiens et lycéens formés aux enjeux fonciers
La sensibilisation au foncier commence dès le plus jeune âge. Depuis trois ans, six clubs fonciers ont été créés dans des collèges et lycées de Soubré. Sur ses temps de pause, Sylvain Tanoh, professeur d’histoire-géo, invite les jeunes volontaires à se « former sur les problématiques du foncier », en les sensibilisant aux questions de l’avenir des femmes dans l’héritage foncier, la cohabitation avec les étrangers sur une même terre. « Nos enfants ne doivent pas tirer un trait sur le droit coutumier ; ils doivent le prendre en compte et le faire évoluer. Il en va de l’avenir de la paix dans notre pays. »
Ecoutez aussi l’émission de RFI Le casse-tête du droit foncier en Afrique avec les interviews de nos partenaires en Côte d’Ivoire Alerte Foncier et Asapsu
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