Alors que l’état d’urgence est décrété au Tchad, que la tension reste vive, que l’on est toujours sans nouvelles de la plupart des opposants disparus depuis deux semaines et que la France assure M. Déby de son « soutien sans faille », le CCFD et le Secours catholique adressent un courrier au Présisent de la République française.
Ils appellent la France à soutenir activement un processus politique négocié entre toutes les parties pour une paix durable.
Monsieur le Président,
Depuis plusieurs années, le Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement et le Secours Catholique soutiennent de façon active les militants des Droits de l’Homme et les acteurs de la société civile au Tchad, qui appellent avec courage à s’engager dans une négociation politique pour une paix globale au Tchad.
En complément à ces soutiens et en qualité d’organisations françaises, nous sommes en contact régulier avec l’Ambassade de France au Tchad et le Ministère des Affaires Etrangères. A plusieurs reprises en 2005, 2006 et 2007, nous avons alerté les autorités françaises que tous les ingrédients étaient réunis pour que ce pays sombre une nouvelle fois dans la violence armée :
- une crise institutionnelle marquée par la monopolisation et « l’ethnicisation » du pouvoir, couplée à une absence d’espace démocratique, et la fragilisation du régime par des dissensions internes ;
- une violence omniprésente dans la vie des Tchadiens amplifiée par l’activité de nombreuses rébellions armées ;
- des violations quotidiennes de droits humains et une restriction renforcée des libertés de la presse depuis la fin 2007 ;
- une situation sociale catastrophique, malgré la mise en production des champs de pétrole. Les recettes de l’exploitation pétrolière ne sont de facto pas utilisées pour le développement socio-économique du pays.
Nos interlocuteurs au sein de votre administration partageaient ces constats mais gardaient paradoxalement une analyse réductrice de la situation politique: « le régime Déby dans le contexte actuel est le seul à garantir la stabilité du pays et de la sous-région, d’où notre soutien sans faille au pouvoir en place ». La politique française se restreint donc à un choix entre intervenir ou ne pas intervenir en cas de menace armée. Comment déboucher, avec un tel état d’esprit sur des résultats constructifs à moyen et long terme ?
Vous le savez, la solution durable à cette crise tchadienne n’est pas militaire mais politique. Elle ne peut se faire que par un dialogue entre tous les acteurs impliqués dans ce conflit : le Président Deby bien sûr, les partis politiques alliés à son régime, l’opposition démocratique, la société civile, les principales factions rebelles armées. La communauté internationale, au premier rang de laquelle la France, doit évidemment accompagner cette recherche de la paix, essentielle à la stabilité régionale.
Depuis plusieurs années, le Comité tchadien de Suivi de l’Appel à la Paix et à la Réconciliation (CSAPR) promeut avec courage et conviction un processus global de négociation pour la paix.
Cette initiative est soutenue par le Secrétariat Général des
Nations-Unies, la diplomatie allemande et le milieu associatif français, allemand, et nord-américain (Fondation Kennedy). La France a toujours affiché son scepticisme voire son opposition à appuyer un tel schéma.
Nous tenons néanmoins à souligner le rôle positif joué par la France dans ses efforts pour stabiliser l’Est du pays. Nous avons apprécié que la France se soit engagée dans la promotion du dialogue inter-tchadien impulsé par la Commission Européenne. Ces négociations politiques ont permis la signature d’un accord entre les principaux mouvements politiques le 13 août 2007. Cet acte marque le début d’un processus de dialogue politique entre les acteurs tchadiens.
Nous analysions alors cet engagement de la France comme une évolution significative de son analyse politique et de sa stratégie dans ce pays en faveur d’un réel dialogue comme solution durable à la crise récurrente du Tchad.
Malheureusement, depuis la signature de cet accord, beaucoup de difficultés ont ralenti le processus en cours. Ni la France, ni l’UE n’ont réitéré publiquement leur soutien à ce processus qui donnait l’espoir formidable d’une rupture avec les pratiques passées.
Ce silence et ce manque de soutien formel ont refroidi l’enthousiasme des acteurs politiques et de la société civile. L’absence d’espace de dialogue espéré a renforcé les « politico-armés » dans leur analyse belliqueuse : seules les armes peuvent être porteuses de changement. Il était donc prévisible que les principaux mouvements de rebellions armés réoccupent le terrain politico-militaire, peu de temps avant le déploiement de l’Eufor. Même si elles reçoivent probablement un soutien du Soudan, leur mobilisation est liée principalement à des enjeux de politique interne au Tchad et elle s’exprime par les armes par défaut puisqu’aucun espace de négociation viable n’a été aménagé.
Nous sommes persuadés que la reprise des combats n’aurait pas eu lieu si les différents acteurs avaient eu la perspective d’un processus négocié de sortie de crise crédible qui donnerait voix à toutes les forces sociales et politiques du pays.
La confusion dans la communication publique des autorités françaises sur leur engagement au Tchad nous semble être le signal des contradictions préoccupantes entre les principes proclamés et le « soutien sans faille » assuré à Monsieur Déby.
– alors que la France affirme vouloir placer les droits de l’homme au cœur de sa diplomatie, elle reste trop frileuse pour dénoncer l’utilisation de cette crise par le chef de l’Etat tchadien afin de renforcer son pouvoir et museler ses opposants de manière anti-démocratique.
– par ailleurs, tout en se retranchant derrière l’application stricte d’un accord de coopération militaire, les autorités françaises peinent à rendre compte avec clarté de l’engagement exact des militaires françaises dans les événements de ces derniers jours.
Monsieur le Président, nous sommes donc inquiets sur l’analyse que la France fait aujourd’hui de la situation tchadienne et sur son positionnement.
La France soulignait, dans d’autres contextes de conflit (en République de Côte d’Ivoire, et en République Centrafricaine), que la seule solution est politique et passe par un dialogue national ouvert laissant à tous les acteurs la place de s’exprimer et de construire les conditions d’un processus de sortie de crise. Au Tchad, La France et l’Union européenne peuvent jouer un rôle de médiateur, et la force Eufor peut sécuriser ce processus de dialogue.
Nous regrettons que l’affaire de l’Arche de Zoé soit venue brouiller un message clair que vous auriez pu porter, à l’occasion de cette crise tchadienne, sur une nouvelle politique de la France vis-à-vis de l’Afrique. Au contraire, il nous semble que les autorités françaises sont en train de se décrédibiliser auprès de ses partenaires européens et auprès de la partie importante de l’opinion publique française qui reste attentive à la politique de la France en Afrique. De plus, une telle stratégie ne peut que renforcer le sentiment anti-français exprimé par la population tchadienne.
Par votre intermédiaire, Monsieur le Président, nous demandons à la France qu’elle s’engage de manière visible aux côtés des Nations-Unies, de l’Union Africaine et de l’Union européenne, dans un véritable soutien à un processus de paix au Tchad. Ce processus doit être basé sur un dialogue politique entre tous les acteurs tchadiens avec une implication de la société civile de ce pays. Cette approche est l’unique solution durable pour résoudre les crises récurrentes de ce pays et permettre à la France de retrouver son rôle de pays des droits de l’homme.
Nous restons bien sûr à votre disposition pour poursuivre cet échange avec vous.
Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de notre très haute considération.
Antoine Malafosse
Délégué général du CCFD
Pierre Lévéné
Secrétaire général du Secours catholique
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