Crise sahélienne, le Tchad en équilibre instable
Malgré plus de vingt-et-une années d’exercice du pouvoir, le régime du président Idriss Déby doit composer avec une crise alimentaire récurrente, mais chaque année plus préoccupante, et un risque de contamination de la menace djihadiste à partir des États voisins (Nigeria, Niger, Libye). Analyse en compagnie de deux dirigeants de l’ONG ACORD, partenaire du CCFD-Terre solidaire.
Pas d’alarmisme, mais un suivi attentif de l’insécurité alimentaire qui touche plusieurs régions : outre le Kanem, au nord de la capitale N’Djamena, le Guera, au centre du pays et le Ouaddaï, à l’Est. Telle est, en substance, l’inquiétude partagée par Seid Sultan, responsable régional de l’ONG ACORD et Ali Zang, coordinateur ACORD au Tchad.
Depuis le mois de mars dernier plusieurs ONG humanitaires, dont Action contre la faim (ACF), ont signalé « le basculement du Kanem en phase d’urgence », et au-delà, une nette progression de la malnutrition aigue sévère : ainsi 43 420 nouvelles admissions ont été enregistrées entre janvier et mai 2012 dans les centres nutritionnels gérés par l’UNICEF et ses partenaires tchadiens. « La région du Kanem est structurellement déficitaire en céréales, relativise Ali Zang. D’ordinaire, les paysans des environs de Bokoro et de Mongo livrent là-bas leurs surplus. Mais la campagne agricole ayant été médiocre dans le Guera, nos équipes de terrain nous ont indiqué qu’il n’y avait pas eu de livraisons cette année. » « Le changement climatique se confirme, complète Seid Sultan. Depuis 2007, les pluies sont erratiques et le désert progresse sur toute la frange nord du pays. Au Kanem, on constate même des mouvements de dunes de sable qui gagnent sur les champs. »
Insécurité alimentaire et cagnotte pétrolière
Dans ce contexte tendu, que faire ? « Les petits paysans ne disposent pas de pouvoir d’achat, souligne Ali Zang Pour cette raison, nous avons réclamé l’aide du CCFD-Terre solidaire afin de leur procurer un accès aux semences et faire en sorte que la prochaine campagne agricole ne soit pas aussi médiocre que celle qui s’est achevée. » Seid Sultan ajoute qu’ACORD s’efforce de freiner l’exode rural en prônant une diversification des cultures. « Le niébé, l’arachide ou le sésame résistent mieux aux épisodes de sécheresse et fournissent un appoint monétaire aux communautés. » Et pour celles situés à proximité des cours d’eau, un coup de pouce est donné aux cultures de décrue comme le maraîchage.
On s’étonne tout de même que dans ce pays producteur et exportateur d’ « or noir » depuis juillet 2003, l’insécurité alimentaire s’aggrave. « La manne pétrolière a surtout servi à l’achat d’armes pour équiper l’armée et à la réalisation d’infrastructures », réplique Seid Sultan. Ces derniers investissements ont permis le désenclavement de régions rurales reculées, mais le monde rural a au total peu bénéficié de la rente pétrolière. « Le régime a médiatisé quelques opérations ponctuelles d’achats de charrues et de tracteurs, remarque Ali Zang, sans s’assurer que les paysans disposaient des moyens de payer le carburant. ». Seid Sultan pointe une petite lueur d’espoir : « En août 2011, le président Déby a déclaré que la nouvelle priorité était le développement rural. Un forum national a été organisé sur ce thème. Reste à savoir, si les effets d’annonce se traduiront par une politique de soutien cohérent aux initiatives locales et aux structures rurales démocratiques qui émergent ?… »
Endiguer la menace djihadiste
Concernant le front sécuritaire, Ali Zang signale « une vraie accalmie sur la frontière orientale », depuis la normalisation avec le voisin soudanais, entamée lors de la rencontre entre les présidents Déby et El Béchir en février 2010. Mais de nouvelles menaces se profilent, car les frontières du pays demeurent poreuses et la circulation clandestine d’armes toujours aussi intense, notamment en provenance de Libye où, depuis la disparition de Mouammar Khadafi, les nouveaux dirigeants de Tripoli ont du mal à contrôler tous les trafics. Des militants de Boko Haram en provenance du Nigeria se seraient infiltrés au Tchad. « Le risque est à prendre au sérieux, soutient Seid Sultan. D’autant que les fondamentalistes disposent de relais locaux. » Déjà, fin juin 2008, rappelle-t-il, dans la ville de Kouro, située à 300 km au sud-est de N’Djamena sur la route de Sahr, un gourou islamiste, Ahmat Ismaël Bichera a proclamé vouloir « propager le djihad du Tchad au Danemark ». Bilan : 68 fidèles de Bichara abattus par les forces de sécurité et 4 gendarmes tués. « À cette époque, note encore Seid Sultan, on estimait que les salafistes influençaient 10 % des musulmans du pays, qui représentent quelque 55 % de la population tchadienne. Cette influence est orientée à la hausse et prospère sur fond de paupérisation des classes moyennes confrontées à la vie chère. » « Cela dit, minimise Ali Zang, nous disposons d’un atout, la grande majorité des musulmans tchadiens appartient à la confrérie soufie tidjaniste, adepte d’un islam tolérant. » Tous deux conviennent cependant qu’il est urgent que la communauté internationale circonscrive la crise au Nord-Mali. « Faute de quoi, disent-ils, cet abcès djihadiste pourrait à terme contaminer l’ensemble de la bande sahélienne. »
Une société civile en quête d’un second souffle
Face aux défis en cours, Seid Sultan convient que « la société civile marque le pas ». A quoi tient cet essoufflement ? « D’aucuns mettent en avant un mouvement fragmenté, des problèmes de leadership, le manque de résultats concrets depuis deux décennies. Je soutiens pour ma part que c’est la stratégie de la société civile qui est à revoir. Par le passé, nous avons surtout adopté une posture de dénonciation du pouvoir en place et de sa politique. Le gouvernement a eu le sentiment que nous emboîtions systématiquement le pas aux partis d’opposition. Nous devons retrouver une pleine autonomie et affirmer notre capacité de proposition. » Avec des chances d’être entendu ? « Nous verrons bien, poursuit-il. Mais au moins, nous pouvons faire vivre le débat à la base sur des questions aussi essentielles que la laïcité, le vivre ensemble, l’identité nationale. » « Nous participons activement au collectif national des ONG, indique de son côté Ali Zang, le responsable d’ACORD-Tchad (qui emploie une quarantaine de salariés et contractuels). Dans l’immédiat notre souci est que les urbains ne monopolisent pas le débat. La société rurale tchadienne doit trouver toute sa place dans les échanges. D’autant plus qu’elle se structure peu à peu de manière démocratique, au niveau villageois, inter-villageois et cantonal. C’est une force en devenir qui préfigure la gouvernance que nous appelons de nos vœux. C’est en tout cas une force avec laquelle il faudra compter, car près des trois quarts des Tchadiens sont encore des ruraux. »
Yves Hardy
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