Côte d’Ivoire : Agriculteurs et éleveurs, à couteaux tirés

Publié le 19.09.2012| Mis à jour le 07.12.2021

Au Centre-Ouest, près de Sakassou et Béoumi, les conflits récurrents entre agriculteurs et éleveurs prennent un tour aigu et revêtent une dimension politique. Les anciens rebelles – aujourd’hui alliés du pouvoir – sont accusés d’avoir favorisé la venue inconsidérée des éleveurs peuls dont les troupeaux de bovins ravagent les cultures. Un regain de tension qui menace de se transformer en crise ouverte.


Tout autour de Sakassou, les flammes rougeoient les bas-côtés de la route. « Les feux de brousse n’ont jamais été si nombreux », commente notre accompagnateur, René Edia, de l’Association ivoirienne pour le progrès (AIP, partenaire du CCFD-Terre Solidaire). « C’est le signe d’une forte présence de troupeaux, poursuit-il, car les bouviers savent que leurs bêtes adorent les jeunes herbes qui repoussent dans la semaine suivant les incendies. »

Les villageois d’Assandre sont rassemblés sous l’arbre à palabres. Après les politesses d’usage, la colère s’exprime sans faux-fuyants. « Non seulement les bovins détruisent en une nuit nos champs d’igname et de gombo travaillés depuis des mois, mais ils mangent aussi les feuilles et tiges de manioc et les feux allumés par les éleveurs ont brûlé nos anacardiers[[Arbuste tropical dont le fruit produit les noix de cajou, par torréfaction.]]. »

D’un geste de la main, le chef de canton, Kouakou Kouamé, interrompt le brouhaha et met le conflit en perspective : « Notre village a été déguerpi lorsque le barrage sur le grand lac de Koussou a été construit. Lors de la réimplantation ici, on a dû abandonner moutons et chèvres et nous consacrer à l’agriculture. Maintenant, nos champs sont envahis par les bovins. C’est une injustice. » Le chef reprend son souffle, le temps que l’on traduise ses propos du baoulé au français. « Tout s’est dégradé, poursuit-il, ces dernières années. À la faveur de la crise, des éleveurs peuls se sont mis en cheville avec des chasseurs Dozos et des cadres des Forces nouvelles – les rebelles ou les insurgés, disait-on alors. Ils les ont payés afi n de s’installer autour de chez nous avec des milliers de bêtes. Nous sommes exaspérés. Il faut qu’ils repartent chez eux. » Les jeunes approuvent bruyamment les mots de l’Ancien et disent à leur tour leur « ras-le-bol ».

À Sakassou, les autorités se sont saisies du problème. « Comme le préfet, je multiplie les réunions dans les villages pour calmer les esprits
», déclare Kouakou Yao, sous-préfet de Sakassou. « La région est en ébullition, admet-t-il. Il y a deux jours, des agriculteurs excédés par les destructions de récoltes ont séquestré un imposant troupeau de vaches et l’ont amené sur la grand-place de Sakassou. Les éleveurs ont alors appelé les chasseurs Dozos à l’aide. Ceux-ci, forts de leurs fusils, ont menacé : “Si vous ne ramenez pas les bêtes où vous les avez prises, nous tirons !” Après les sommations, les agriculteurs désarmés et penauds ont dû prendre le chemin du retour. »

« Ventre affamé n’a pas d’oreille »

Le député de Sakassou, Konan Yoboué, également chirurgien, rencontré au centre de santé de la ville, est au courant de l’incident : « Je suis allé trouver les villageois. Certains étaient en larmes, humiliés. Je tire la sonnette d’alarme. Ces paysans pauvres ne disposent que des ressources de la terre pour survivre. Je le sais, car j’ai opéré de nombreux ruraux et la plupart ne pouvaient que participer modestement aux frais médicaux. Si on les accule à la misère, ils sortiront les machettes. Comme le dit l’adage : “Ventre affamé n’a pas d’oreille”. »

L’arrogance des chasseurs Dozos – bras armé des éleveurs – préoccupe aussi le maire de Sakassou. « C’est nous qui sommes allés déloger Gbagbo, se seraient-ils vantés à la cantonade. Ce ne sont pas des villageois qui vont nous résister… »

À Béoumi, à quarante kilomètres au nordouest, la cohabitation entre agriculteurs et éleveurs est tout aussi problématique. Barthélémy Agoh, le chef de canton, se fait historien. « Nous avons connu trois vagues d’arrivées. Les premiers éleveurs, venus parfois depuis deux générations, ne posaient pas problème. Ils avaient d’ailleurs l’accord d’un tuteur local. Après 2002, à l’abri des armes de la rébellion, les Peuls sont descendus du Nord en compagnie d’immenses troupeaux. On évoque un cheptel de 35 000 bêtes dans la région. Enfin, ces dernières semaines, la sécheresse au Sahel incite d’autres éleveurs à descendre vers le Sud. » Le notable n’entre voit pas de compromis. « Nous n’avons rien contre les étrangers, précise-t- il, mais il faut que les derniers arrivants trouvent une autre région d’accueil. C’est trop pour nous. »

Instituteur à la retraite, le chef de canton prône même une solution de force et incite au réarmement des policiers et gendarmes, en utilisant une périphrase d’enseignant : « Sans Bic, un candidat à l’examen ne saurait composer… »

Accusations tous azimuts

Secrétaire général de l’association locale des éleveurs, Taihirou Traoré défend un tout autre point de vue. « On vous a raconté des balivernes. Aucun éleveur n’a pris possession de parcelles de force. En réalité, les propriétaires de terres, qui ont voulu amasser un maximum d’argent, ont approuvé l’installation de nos parcs à bœufs chez eux. Des conventions écrites en attestent. » Le représentant des éleveurs élève la voix : « Lorsque nos bêtes endommagent des champs, nous indemnisons les agriculteurs. Et pas de manière symbolique. Nous aussi, nous sommes victimes : ces deux derniers mois, plus de 370 de nos animaux ont été tués, la nuit en cachette. Je connais plusieurs éleveurs qui sont à cran. » Difficile de démêler le vrai du faux. À chacun sa vérité.

Reste que le cocktail local apparaît explosif, d’autant qu’aux réquisitoires croisés des agriculteurs et des éleveurs se surajoute un autre conflit, entre pêcheurs Baoulés et pêcheurs Bozos d’origine malienne. Sur les rives du lac de Kossou, les rumeurs vont bon train : « Les Bozos épuisent la ressource, ils pêchent en toute illégalité avec des filets à petite maille » ; « Plusieurs pêcheurs Baoulés, partis de nuit sur leur embarcation, ne sont jamais revenus. »

Les conflits hypothèquent les efforts de développement

« Ces conflits hypothèquent les patients efforts de développement de l’AIP », déplore René Edia. Les ateliers de transformation de manioc en attiéké (semoule) risquent de pâtir des dégâts causés aux cultures. Un chef de village Baoulé, fataliste, résume la situation d’un trait : « Demain, plus de poisson, plus de semoule, plus de sauce. C’est comme si on voulait nous pousser à bout. » Du côté de Sakassou et Béoumi, l’ambiance est lourde de menaces. Là, se mêlent de manière inextricable tensions sociales, rivalités ethniques et accusations de complicités à caractère politique. Le gouvernement serait bien inspiré de déminer le terrain avant qu’un feu de brousse – incontrôlable cette fois – n’embrase les campagnes du Centre-Ouest. La Côte d’Ivoire se passerait volontiers d’un nouveau conflit…

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