-
Haïti, après le séisme
Le 14 août 2021, un séisme d’une magnitude de 7,2 sur l’échelle de Richter a frappé le sud d’Haïti, causant la mort de plus de 2 000 personnes et en blessant plus de 12 000. Le nombre d’habitations détruites par le tremblement de terre est estimé à 54 000 et celles qui sont endommagées à 83 000[1] . À ce terrible bilan s’ajoutent un nombre important de personnes disparues ainsi que des dégâts matériels considérables sur les infrastructures.
Ce n’est pas la première fois que l’île est touchée par une catastrophe de ce type. Elle avait déjà payé un lourd tribut lors du séisme qui avait touché la capitale, Port-au-Prince, en 2010. Puis, en 2016, l’ouragan Matthew s’était abattu sur ces régions du Sud qui viennent de subir le séisme. « À peine voit-on le bout du tunnel, qu’un autre s’ouvre devant nous », nous confie un de nos hôtes (voir encadré).
Cette nouvelle catastrophe naturelle survient à un moment critique de l’histoire politique d’Haïti. Jovenel Moïse, le président de la République, a été assassiné dans des circonstances pour le moins troubles au mois de juillet dernier. Sa disparition a fini de plonger la perle des Caraïbes dans une crise politique, sociale et, par ricochet, économique. L’État sans leader tâtonne, piétine, s’enlise alors que ses services sont largement déficitaires dans de nombreux départements de l’île et que la guerre des gangs fait rage, amplifiant considérablement les difficultés logistiques.
Mi-septembre, un mois après le séisme, la ville des Cayes a repris vie entre les gravats. Mais les plaies sont omniprésentes : tentes dressées sur les chaussées à la place des maisons détruites, camps de fortune sur le bord des voies, amas de décombres et ouvriers qui déblaient comme ils peuvent.
C’est dans ce contexte compliqué qu’Iteca (Institut de technologie et d’animation, organisation partenaire du CCFD-Terre Solidaire) poursuit son action dans les départements du Sud.
Au point de vue national, l’ONG haïtienne soutient depuis plus de 40 ans les organisations paysannes par le biais de formations autour de l’agronomie et du renforcement des compétences. Elle a dû s’adapter à ce contexte de crise, en s’appuyant sur l’expérience acquise lors du séisme de 2010. « Nous travaillons en partenariat avec les communautés : si elles traversent une crise, nous devons la traverser avec elles et adapter notre programme à la situation d’urgence », explique Elifaite Saint Pierre, coordinateur de programmes d’Iteca dans la région.
La sécurité alimentaire est aujourd’hui au cœur des préoccupations en Haïti alors que OCHA [2] estime qu’environ 980 000 personnes sur les 2 millions que compte la région du Grand Sud (départements des Nippes, de Grand’Anse, Sud et Sud-Est) connaîtront des niveaux aigus d’insécurité alimentaire d’ici à février 2022 et que 320 000 personnes ont un besoin urgent en nutrition.
Depuis le séisme, Elifaite, accompagné d’un de ses collaborateurs, se rend une fois par semaine dans les communautés partenaires d’Iteca pour les assister dans la gestion de la catastrophe et mettre en place des comités locaux de protection civile. Composés du maire ou du chef de section et de figures sociales fortes, comme le pasteur ou le prêtre et les instituteurs, ils prennent en charge la coordination et le pilotage des actions au plan local.
« Les premiers impliqués dans l’aide d’urgence, ce sont les locaux. C’est pourquoi ces comités sont importants et doivent être formés pour parer aux prochaines catastrophes ,souligne Elifaite. En effet, la majorité des personnes sorties des décombres l’ont été par les habitants, avant l’arrivée des secours. »
L’aide ne parvient jamais jusqu’à nous. Ici, nous sommes pauvres, et le séisme nous plonge plus encore dans la précarité.
Trodeth Clermicile – Auxiliaire infirmière du comité de protection civileDepuis les Cayes, Elifaite se rend à Port-à-Piment, aux Chardonnières, puis aux Anglais. Si l’intérêt de ces comités dans la gestion des crises est reconnu, leur manque de moyens est criant : « Il nous faut au moins des outils, des pelles, des casques… », pointe un des membres du comité de Port-à-Piment. Elifaite note les doléances en espérant pouvoir y répondre en partie. Dans le village des Anglais, la mairesse, Rosemarie Pointdujour, dresse un sombre tableau. La plupart des infrastructures de la commune, située sur la côte Sud, ont été détruites.
L’église catholique des Cayes, entièrement dévastée par le séisme.
© Julien Masson / hans Lucas
« C’était la veille de la fête de l’Assomption, l’église de la ville s’est écroulée alors que deux cents baptêmes se préparaient et que de nombreuses personnes étaient présentes, notamment des parents avec leurs enfants. 18 personnes sont décédées dans les décombres et 45 ont perdu la vie sur l’ensemble de la commune. Les blessés graves ont été transférés à l’hôpital des Cayes. Des personnes ont disparu dans des éboulements et des glissements de terrain. 876 maisons et 19 écoles ont été détruites. »
Dans cette commune très agricole, l’inquiétude est grande, explique Rosemarie : « On se demande comment on va subsister dans les mois qui viennent. Des champs, des jardins et du bétail ont été perdus. Heureusement, la solidarité entre voisins a été importante. Nous avons reçu des visites des représentants de l’État, mais aucune aide concrète. Ils ont noté nos doléances, mais n’ont rien fait. L’aide des ONG n’arrive pas non plus, la zone de la côte est très éloignée du centre du département, nous sommes les derniers à être pris en compte. Le seul appui que nous avons eu est celui de l’entreprise qui construit le pont à l’entrée de la ville. Elle nous a aidés à déblayer des décombres pour essayer de retrouver des survivants. J’en appelle à la solidarité internationale, notamment pour reconstruire les églises et les écoles détruites. »
980 000
personnes connaîtront des niveaux aigus d’insécurité alimentaire d’ici à février 2022320 000
personnes ont un besoin urgent en nutritionPrès de 80 % des habitations détruites
La commune des Anglais n’est pourtant pas une des plus atteintes, et certaines zones, dans les communes de Camp-Perrin et de Maniche, comptabilisent près de 80 % d’habitations réduites à néant, ainsi que tous leurs circuits d’approvisionnement routier et en eau. Wilphana Rousseau est ingénieure agronome. Depuis plusieurs années, elle travaille pour Iteca comme personne-ressource sur la gestion des risques et des désastres.
Aujourd’hui, elle se rend à la section communale numéro deux de Maniche, où elle doit rencontrer les membres du groupe de protection civile. La zone est particulièrement touchée par le séisme avec 52 décès recensés et 1 657 maisons détruites. « L’aide ne parvient jamais jusqu’à nous », se plaint Trodeth Clermicile, auxiliaire infirmière du comité local, avant de préciser : « La vulnérabilité augmente de jour en jour. Beaucoup d’enfants n’ont pas à manger, n’ont plus de logement, il n’y a même plus d’écoles ni même de l’argent pour les fournitures scolaires. Ici, nous sommes pauvres, et le séisme nous plonge plus encore dans la précarité. »
Wilphana pointe : « Dans l’ensemble, les secours sont mieux organisés qu’en 2010, mais il y a encore beaucoup de
manques et d’inégalités entre les territoires. Un mois après la catastrophe, il reste des zones dans lesquelles personne ne s’est rendu. Les élections arrivent (les élections prévues en novembre ont été reportées sin edie, fin
septembre), et chacun veut satisfaire ses électeurs, surtout en ville… Dans de nombreuses zones, nous sommes les
seuls interlocuteurs des communautés, c’est une grosse responsabilité. » Alors qu’elle sillonne les sentiers de
Maniche, Wilphana s’arrête pour discuter avec des habitants ayant perdu leur maison qui viennent s’enquérir des possibilités d’action d’Iteca pour les aider. Wilphana repart de Maniche avec un lourd poids sur les épaules, sans savoir si elle pourra répondre aux doléances.Une jeune fille se coiffe devant sa maison détruite par le séisme © Julien Masson / Hans Lucas. Un mois après le tremblement de terre, alors que l’État brille toujours par son absence, Les camps de fortune se multiplient sur le bord des voies. Les populations se sentent lésées, seules et abandonnées. Les victimes espèrent un soutien, mais ne l’attendent pas. La vie a repris son cours « parce qu’on ne peut pas faire autrement, il faut bien que l’on avance ».
Wilphana et les membres d’Iteca vont poursuivre leur travail de fond, en intégrant la gestion systémique desrisques naturels, avec l’espoir que la crise politique finisse et laisse le pays respirer à nouveau.
Jérémie Lusseau et Julien Masson
UN RISQUE SISMIQUE ÉLEVÉ
Le séisme qui a secoué le sud d’Haïti en août rappelle la tragédie survenue en janvier 2010, lorsqu’un tremblement de terre a dévasté Port-au-Prince, faisant plus de 200 000 morts. La répétition de ces séismes s’explique par la situation d’Haïti encastrée dans un vaste système de failles géologiques, résultant du mouvement de la plaque caraïbe et de la plaque nord-américaine. Ce sont leurs déplacements qui entraînent les secousses dévastatrices.
Mais alors que dans les zones sismiques des pays industrialisés, les bâtiments sont construits sur des systèmes d’amortissement qui leur permettent de résister aux secousses, les structures en béton des constructions haïtiennes s’effondrent lorsqu’elles elles sont soumises à de telles pressions.
DES DONS POUR LES PARTENAIRES
Grâce aux 130 000 euros de dons reçus par le CCFD-Terre Solidaire, nos trois partenaires Iteca, la Commission épiscopale Justice et Paix (Jilap) et Tèt Kolé vont pouvoir poursuivre leur travail auprès des sinistrés : les aider à reconstruire leurs maisons, à réhabiliter leurs terres à reconstituer leurs cultures vivrières ou leurs cheptels…[1] Source Handicap International
[2] Source Ocha : Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU
-
Entretien avec Jean Ziegler: la voix des sans voix
Jean Ziegler a été le premier rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation entre 2000 et 2008. Il est actuellement vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. À 87 ans, cet homme, au regard aiguisé sur le monde et à l’optimisme débordant, encourage la société civile à continuer à lutter contre l’« ordre cannibale du monde ».
Échos du monde : Dans Le capitalisme expliqué à ma petite-fille (2018), vous abordez le concept de « société civile planétaire ». Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
L’inhumanité infligée à un autre détruit l’humanité en moi.
Le philosophe Emmanuel KantJean Ziegler : Les mouvements sociaux sont composés d’organisations non gouvernementales qui s’opposent à l’ordre cannibale du monde.
Une société civile n’a aucun programme, aucune ligne de parti, elle ne cherche pas de résolution finale ; elle veut être la voix de celui qui n’en a pas pour se défendre. Chaque mouvement qui la compose lutte là où il est : pour la terre, contre l’emprisonnement politique arbitraire, pour le droit d’être soigné et d’avoir accès aux médicaments…. Ces mouvements échangent et se coordonnent, sans aucune contrainte. C’est cela que j’appelle une « fraternité de la nuit ».Mais il faut des éléments déclencheurs pour que la société civile s’éveille et grossisse, comme le mouvement Black Lives Matters, la lutte pour l’écologie et la justice sociale. En voyez-vous d’autres ?
J.Z : Ceux qui concernent les femmes bien sûr !
La société civile est le nouveau sujet de l’histoire, elle a fait des progrès considérables dans différents pays : la lutte contre les discriminations faites aux femmes sur la question des salaires, les associations contre l’excision… Les syndicats agricoles africains sont d’une puissance magnifique ! Le mouvement Via Campesina, avec ses 42 millions de personnes à travers le monde a imposé aux Nations unies les droits des paysans. Maintenant, il y a un droit à la semence, à la propriété de la terre, à l’irrigation, à l’alimentation. Ces droits de l’homme sont ancrés à jamais dans le catalogue des Nations unies !Fierté, Femme, Noire , Agricultrice… scandent ces femmes qui participent à la « 10e Marche pour la vie des femmes et pour l’agroécologie », le 14 mars 2019 dans l’État Paraíba, au Brésil. © Jean-Claude Gerez. Le sommet de l’ONU sur les systèmes alimentaires qui s’est tenu en septembre 2021 à New York ne semble pas prendre cette direction… Des ONG l’ont critiqué pour la part belle qu’il fait au secteur agro-industriel.
J.Z : Ce sommet est un scandale pur et simple. Il est une plateforme pour les multinationales qui contrôlent, au niveau mondial, 85 % du stockage, du transport, de l’assurance, de la distribution des aliments de base, maïs, blé et riz, qui représentent 75 % de la consommation mondiale. Cette situation est totalement absurde. Le rapport annuel de la FAO [1] montre l’ampleur du scandale : toutes les cinq secondes, un enfant en dessous de dix ans meurt de faim. Un homme sur onze est en permanence sous-alimenté et se dirige vers la mort.
Toutes les quatre minutes, quelqu’un perd la vue à cause du manque de vitamine A. Plus de deux milliards d’humains sur les 7,4 que nous sommes n’ont pas un accès régulier à l’eau potable non nocive, et je peux multiplier les exemples. Ce même rapport de la FAO – et Dieu sait que ceux qui la composent ne sont pas des révolutionnaires – écrit noir sur blanc que l’agriculture mondiale, notamment grâce aux subventions agricoles, pourrait nourrir sans problème douze milliards d’êtres humains : presque le double de l’humanité, si la distribution était équitable !
Or, pour l’instant, elle dépend exclusivement du pouvoir d’achat du consommateur dans les pays riches. Le pape François emploie le terme de « déchets » concernant les très pauvres : « Avec l’exclusion est touchée, dans sa racine même, l’appartenance à la société dans laquelle on vit. Les exclus ne sont pas des exploités, mais des déchets. »
Un milliard de personnes sont tellement pauvres qu’elles sont hors de l’humanité ; elles n’auront jamais une vie normale avec la santé, un revenu, un travail, etc.
L’absurdité est telle que pour la première fois dans l’histoire des hommes, on sait que la faim pourrait être totalement vaincue sur cette planète. Mais l’ordre cannibale du monde tue sans nécessité. Parce que, pour moi, un enfant qui meurt de faim est assassiné. Et il y a des responsables précis dans ce massacre quotidien. Sur les 71 millions de personnes qui quittent l’humanité chaque année, toutes causes de mortalité confondues, 18 % meurent de faim ou de maladies de la faim. Autrement dit, sur une planète qui déborde de richesses, la faim est encore la première cause de mortalité. N’est-ce pas un monde totalement absurde ?
Comment la société civile devrait-elle s’engager sur ce sujet de la faim ?
J.Z : Je vois quatre mécanismes. D’abord la dette extérieure : écrasante des pays les plus pauvres doit être annulée pour qu’ils puissent investir dans l’agriculture. Le Mali, le Sénégal, le Bangladesh, le Guatemala… sont dans l’impossibilité d’investir le moindre sou dans l’agriculture. Les sept pays du Sahel, par exemple, ont, en moyenne, une productivité de 600 à 700 kg par hectare céréalier alors qu’elle est de 10 000 kg en Bretagne ou en Lombardie. Non pas parce que le paysan italien ou français est plus compétent ou travailleur que le béninois ou malien, mais parce qu’un paysan européen bénéficie de subventions agricoles. La société civile s’est déjà bien emparée de ce sujet.
Elle est aussi très active pour tenter de stopper le déversement de la surproduction agricole européenne, considérable, sur les marchés africains. Les surplus, autrefois brûlés, sont déversés, par exemple au marché central de Dakar, Sandaga. Sur ce marché coloré, bruyant, magnifique, vous pouvez acheter des fruits, des légumes, des poulets allemands, espagnols, français, au tiers ou à la moitié du prix du produit équivalent africain. Quelques kilomètres plus loin, sous un soleil de plomb, avec ses enfants et sa femme, le paysan sénégalais se crève au travail et n’a pas la moindre chance d’arriver à un minimum vital. Il s’enfuira sûrement en Europe avec sa famille au risque de périr en mer….
Le troisième front doit être la lutte contre la spéculation boursière. Le riz, le blé et le maïs sont des marchandises négociées en Bourse comme n’importe quelle autre marchandise créant des profits énormes aux spéculateurs des grandes banques. Si le prix du riz explose, la mère dans les bidonvilles de Manille, de Lima, de Dakar ou dans les favelas du Brésil ne pourra pas acheter la nourriture quotidienne, et ses enfants risquent de mourir.
Pour Jean Ziegler, la dette des pays pauvres doit être annulée pour qu’ils puissent notamment investir dans l’agriculture. Ici, un paysan éthiopien. © Thierry Brésillon Il faut proscrire immédiatement la spéculation boursière sur les aliments de base. Comment ? C’est très simple, par la loi ; aucune Bourse au monde ne fonctionne sans loi. Le parlement d’un pays peut, si la pression de l’opinion publique est assez forte, introduire un article nouveau pour interdire les spéculations boursières ; des centaines de millions de personnes seraient sauvées en quelques mois…
Enfin, l’accaparement des terres doit être éradiqué. En 2020, 41 millions d’hectares de terres arables africaines ont été accaparés par la corruption ou loués par des multinationales, des fonds de pension européens et américains. Les familles de paysans sont expulsées. Sur ces terres, les multinationales font des plantations de canne à sucre et de palmier à l’huile pour produire du bio éthanol et du biodiesel, revendus en Occident. Le pire est que la Banque mondiale et les banques de développement, qui sont publiques, sont financées par le contribuable européen qui participe donc à cet accaparement ! La société civile a un rôle très important à jouer là-dessus.
Comment considérez-vous cette expertise de plaidoyer dont s’emparent de plus en plus les mouvements de la société civile ?
J.Z : Il est son arme centrale, car la société civile planétaire est une armée ! En 2021, selon la Banque mondiale, les 500 premières sociétés multinationales du monde ont contrôlé 52,8 % du produit mondial brut. Plus puissantes que les États, elles fonctionnent suivant un seul principe : la maximalisation du profit dans le temps le plus court possible et à n’importe quel prix humain. Ce sont les ennemis de l’humanité contre lesquels les mouvements de la société civile sont en lutte permanente, à travers l’arme du plaidoyer. Il permet de créer la transparence et de réveiller la conscience collective. Car la plupart des pays où sont basées ces multinationales sont des démocraties ! Les constitutions française, allemande, américaine, nous donnent tous les outils dont nous avons besoin, des élections à la grève générale, pour forcer nos gouvernements à changer radicalement de politique.
L’émancipation collective de l’homme, préalable à l’insurrection des consciences, progresse. Elle aboutira à l’action collective.
La crise du Covid-19 a renforcé les inégalités partout dans le monde, certains régimes autoritaires se sont renforcés… Restez-vous optimiste ?
J.Z : « La route est bordée de cadavres, mais mène à la justice », disait Jean Jaurès. Je suis persuadé que la vie, le combat, l’histoire ont un sens. La société civile, à travers ses combats, fait des progrès formidables et elle a mis en évidence ce que disait très justement Dostoïevski dans Les Frères Karamazov : « Chacun de nous est responsable de tout, devant tous. »
Donc optimiste, c’est faible ! Je vois que l’émancipation collective de l’homme progresse, préalable à l’insurrection de consciences, qui aboutira à l’action collective. Je tiens à terminer par cette phrase de Georges Bernanos : « Dieu n’a pas d’autres mains que les nôtres. » Ces mains, ce sont celles de la société civile partout dans le monde.
Clémentine Méténier
Pour découvrir l’ensemble de notre dossier sur les sociétés civiles abonnez-vous.
[1] L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture publie un rapport annuel intitulé « L’État de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde ».
-
Réinventer l’accueil des personnes migrantes dans les villes
S’appuyant sur l’exemple de la politique migratoire de São Paulo au Brésil, qu’il a participé à construire, le réseau Red Sin Fronteras, partenaire du CCFD-Terre Solidaire depuis 2012, agit auprès des villes pour développer un modèle fondé sur le respect des droits et la participation politique des exilés.
Arrivées d’Europe et d’Asie à la fin du XIXe siècle puis des pays voisins d’Amérique latine, des personnes migrantes de trente nationalités résident aujourd’hui à Catamarca, région andine prospère et point de passage en Argentine avec le Chili, le Paraguay et la Bolivie. Mais ni la ville ni même l’État ne proposent de politique d’intégration pour les personnes étrangères, dont d’importantes communautés venues – par l’Espagne du temps de Franco- ou plus récemment du Pérou et de Bolivie pour travailler. Elles étaient alors souvent privées de droits ou contraintes de se rendre dans la province de la Rioja pour effectuer leurs démarches administratives.
Face à l’absence de politique de protection des plus vulnérables, et notamment des exilés durant la pandémie, les acteurs locaux ont continué à porter des alternatives, jouant un rôle essentiel.Originaire de la capitale, San Fernando del Valle de Catamarca, Adriana Fadel, chercheuse au Brésil et militante au sein du réseau Red Sin Fronteras, connaît bien la politique inclusive de São Paulo. Elle suit aussi de près le travail du réseau sur les villes accueillantes. En 2019, de retour de Paris où elle a participé au lancement de l’Alliance autorités locales/société civile pour une autre gouvernance des migrations que soutient le CCFD-Terre Solidaire , elle a organisé des ateliers auprès des communautés étrangères pour qu’elles comprennent la force de l’alliance entre municipalité et associations afin de faire progresser les droits des personnes migrantes (voir encadré). Elle a également engagé sur ce sujet un dialogue avec la ville.
Le premier conseil municipal de migrants d’Argentine
Après plusieurs mois de travail avec les communautés migrantes, la ville de Catamarca, dont Adriana est depuis devenue conseillère municipale, met en place, en septembre 2020, un conseil municipal des migrants. La première expérience de ce type dans le nord-ouest de l’Argentine ! Son objectif : être un espace de consultation des exilés et des associations pour la construction de politiques d’accueil et d’intégration. Il se veut enfin un lieu de formation à la protection et à la défense des droits des migrants, notamment pour les élus et les différents fonctionnaires de la ville. La création de ce conseil souligne la volonté de la municipalité de promouvoir une vision interculturelle. Pour que ces orientations soient appliquées par les différents services de la ville, le Conseil des migrants crée un groupe de travail dont les membres sont élus parmi les différentes communautés, résidant à Catamarca ; son bureau est composé d’un Japonais, d’un Colombien, d’un Cubain et d’un Brésilien. Par ailleurs, le premier recensement des personnes immigrées a permis que cette population, jusqu’alors quasi invisible, soit prise en compte dans les politiques publiques.
Lorsque le dialogue s’ouvre entre collectivités, associations solidaires et exilés, l’accueil est un moteur de changement social qui bénéficie à tous.
Le Conseil a également lancé des actions de sensibilisation et des événements culturels, comme la fête des communautés, qui a donné plus de visibilité aux questions de la migration à Catamarca. Depuis son échelon local, le Conseil des migrants a ainsi permis une réelle prise en considération de l’enjeu de l’intégration. Un an après son lancement, en septembre 2021, le gouverneur de la Province, Raúl Jalil, a annoncé l’ouverture de l’Office national des migrations à Catamarca, autorisant les personnes migrantes à effectuer leurs démarches administratives dans la ville.
Un laboratoire de pratiques nouvelles
L’initiative de Catamarca est une expérience modèle pour le réseau Red Sin Fronteras et un véritable laboratoire de pratiques nouvelles riches d’enseignement. Elle traduit concrètement les principes fondateurs de l’Alliance pour une autre gouvernance des migrations : son engagement en faveur de l’interculturalité, l’approche transversale des politiques publiques, l’importance des actions de formation et de sensibilisa- tion. Accompagné par le réseau, Catamarca est un exemple de plus pour montrer, et même démontrer, que lorsque le dialogue s’ouvre entre collectivités, associations solidaires et exilés, l’accueil est non seulement possible mais est un moteur de changement social qui bénéficie à tous.
Justine Festjens, responsable de l’équipe migrations internationales
Pour découvrir l’ensemble de notre dossier sur les sociétés civiles abonnez-vous.
-
La lente transition de l’agriculture bretonne
Cet été, les bénévoles du CCFD-Terre Solidaire ont invité les touristes de passage sur la Côte d’Émeraude à la rencontre d’agriculteurs engagés.
À vol d’oiseau, un kilomètre sépare le phare du cap Fréhel de la ferme du Gros-Chêne, l’exploitation agricole de Matthieu Juhel.
Comme vingt autres exploitations, la ferme apparaît dans la brochure éditée par l’équipe de bénévoles de la Côte d’Émeraude. « À l’occasion des 60 ans du CCFD-Terre Solidaire, nous avons imaginé , avec Bertrand Lebrun et Jean-François Comyn, un rallye pour découvrir des fermes paysannes et solidaires, raconte Yves Cohen. Cette initiative autour de l’agroécologie fait écho à tous ces projets soutenus par notre association dans les pays du Sud. »
L’équipe de bénévoles du CCFD-Terre Solidaire a travaillé en partenariat avec le Réseau Bretagne Solidaire [1] et quelques groupements d’agriculteurs bio des Côtes-d’Armor, afin de sélectionner un certain nombre d’exploitations bio : maraîchage, élevage, production laitière…
La plupart des agriculteurs sont installés depuis des années, mais d’autres, comme Matthieu, débutent.
Matthieu, éleveur de brebis, a pu s’installer il y a quatre ans grâce au soutien de ses parents
L’idée était d’attirer les touristes de la côte vers les fermes et de leur faire découvrir des producteurs, mais aussi d’évoquer la situation des paysans dans les pays du Sud.
Bertrand Lebrun, BénévoleLa terre agricole : rare, chère et très prisée
Ce fils de paysan a suivi une formation de paysagiste, puis a séjourné un temps en Australie et pratiqué divers métiers assez éloignés de l’agriculture. « Éleveurs de porcs dans un système très conventionnel, mes parents ont tout fait pour que leurs enfants n’entrent pas dans cette profession. »
Pourtant, il y a quatre ans, Matthieu s’est lancé dans un projet d’exploitation agricole. « Sur un autre modèle que celui des parents, reconnaît le jeune homme de 28 ans. Je n’avais pas eu envie de travailler dans la ferme familiale, car nous n’avons pas la même idée de l’agriculture. J’ai préféré m’installer ailleurs. Mais ils me soutiennent à 100 %. »
Les parents ont en effet financé la vieille ferme où s’est installé leur fils, quasi abandonnée depuis 25 ans, ainsi que les 7 hectares de terre, éloignés de quelques kilomètres.
Matthieu a choisi une culture assez « exotique » pour la Bretagne : le houblon. Une expérimentation sur un demi-hectare qui, les deux premières années, ne donna guère de résultats. L’année dernière, il en a récolté 60 kg vendus à des brasseries régionales. « Mais l’objectif à terme, c’est d’obtenir 400 à 500 kg de houblon. »
Quand un agriculteur voisin a pris sa retraite, ses parents ont à nouveau financé 25 hectares. « Il fallait faire vite, c’était une opportunité », explique Matthieu. Il décide, tout en gardant un travail à temps partiel, de se lancer dans l’élevage de brebis destinées à la reproduction d’agneaux. Il en possède 50 et l’année prochaine, il devrait avoir un troupeau de 200 têtes. Mais les acquisitions foncières pèsent lourd sur les épaules des parents.
« Quand je serai définitivement installé à plein temps en 2022, je devrai tout leur racheter. Cela représente environ 200 000 €. Alors j’aimerais que le GFA Sol en Bio me rachète les terres et me les loue. Sinon, je ne pourrai pas m’en sortir. »
Houblon bio, élevage de moutons viande. Visite de bénévoles CCFD Essayer de sensibiliser les touristes à l’agroécologie
« Notre idée était d’attirer les touristes de la côte vers les fermes et de leur faire découvrir des producteurs, mais aussi d’évoquer la situation des paysans dans les pays du Sud », précise Bertrand Lebrun, bénévole.
Une brochure, imprimée à 10 000 exemplaires, a été distribuée dans les offices du tourisme de la région.
Hélas… après six semaines, il n’y a eu que très peu de visites chez les agriculteurs. « C’est un semi-échec, reconnaît Yves Cohen. Que les gens prennent leur voiture pour se rendre sur les exploitations, c’était un peu un prétexte. L’idée, à travers cette proposition touristique,c’était surtout de parler du CCFD-Terre Solidaire ».
Matthieu, l’éleveur de brebis, lui a vu cela « comme une opportunité de montrer l’importance de l’agroécologie, de faire prendre conscience de l’importance de replanter des arbres, de manger local. Une occasion aussi de donner un visage un peu plus humain à l’agriculture ».
Dans leur ferme, à Pléneuf-Val-André, Hervé et François Talbourdet et leur nièce Marie élèvent des brebis. Pendant des décennies, ils ont pratiqué l’élevage conventionnel de vaches laitières.
La conversion en bio s’est faite en 2001, et comme à cette époque il n’y avait pas de collecte de lait bio, les deux frères se sont lancés dans la transformation : yaourt, beurre, fromage blanc.
Mais, à la suite d’un souci sanitaire, l’exploitation a failli fermer. « Nous nous sommes aperçus qu’on avait un peu trop délaissé la production au profit de la transformation », admet l’éleveur. Ils se séparent des vaches et se tournent vers l’élevage de brebis laitières.
Après une période d’adaptation, Hervé et François ne regrettent rien : « Avec les changements climatiques, nos terres semblent mieux adaptées pour ce type d’élevage. » Le troupeau de 140 têtes occupe la moitié des terres. D’autres parcelles sont semées en blé (vendu à un artisan-boulanger). « Nous sommes principalement en location et notre surface a doublé en 30 ans. Mais nous commençons à “lâcher” des terres. Pour beaucoup d’agriculteurs, c’est compliqué de trouver de nouvelles terres », souligne Hervé.
L’importance des circuits courts
Les produits de la ferme, essentiellement des fromages, sont vendus dans des boutiques bio et par une Amap. Avec d’autres producteurs, François et Hervé ont créé un système de vente sur Internet : la Binée paysanne. « C’est important le circuit court », précise Hervé.
Son autre cheval de bataille, c’est la souveraineté alimentaire à l’échelle de la planète : « Pourquoi les producteurs français exportent leurs poules réformées vers l’Afrique ? Cela tue la filière locale. Et, à l’inverse, s’il y avait un jour un problème d’approvisionnement en soja, importé d’Amérique du Sud, car moins cher, comment pourrions-nous nourrir le bétail puisque nous n’en produisons pas ? Sans parler des dégâts écologiques dus à ce genre de culture. Dans notre ferme, nous visons l’autonomie, et nos brebis ne se nourrissent que d’herbe, pour avoir le moins d’impact possible sur les pays du Sud. »
Un autre modèle économique agricole est possible
Claire et Yann Yobé ne sont pas non plus propriétaires. Ils louent leurs bâtiments et leurs terres depuis 1994. Avant eux les parents et aussi les grands-parents de Yann en furent locataires. « On a calculé qu’en partant du prix de la location, il nous faudrait 42 ans pour payer les terres et les bâtiments, précise Claire. Et après 30 ans d’exploitation, nous n’avons aucune dette. » Il n’y a pas non plus de gros engins ni de haute technologie dans la salle de traite.
Claire et Yann Yobé louent leurs terres, n’ont pas de grosses machines et n’ont aucune dette.
Les quarante vaches laitières paissent dans les prairies. « C’est un troupeau qui, pour le secteur, peut sembler ridicule, reconnaît Yann. Mais le bio est aussi une façon de valoriser le produit et donc de s’en sortir. »
Claire fabrique aussi une centaine de kilos de pain par semaine. Elle les vend également par l’intermédiaire de l’association La Binée paysanne. « Nous avons toujours voulu avoir une vie à côté de notre activité », explique-t-elle. Savoir s’arrêter, prendre des vacances et ne pas toujours travailler.
L’image de l’agriculteur croulant sous le travail afin de rembourser ses dettes est un peu écornée. Le couple prouve ainsi qu’un autre modèle économique est possible. Bientôt Claire transmettra son savoir-faire à un jeune en installation.
« Nous avons toujours eu cette philosophie d’aider les autres. Nous accueillons des stagiaires et des woofeurs [2]. » Les liens, l’entraide, la création des réseaux sont importants pour ce couple qui a monté une association culturelle et a transformé une grange en salle de spectacle où se déroulent des pièces de théâtre, des concerts. C’est ici que les bénévoles du CCFD-Terre Solidaire ont organisé, le 11 septembre dernier, une grande fête de l’agroécologie, avec un marché paysan, une exposition et une randonnée « rallye thématique », au son de la musique et d’explications sur l’agroécologie, l’accès au foncier ici et dans les pays du Sud.
« À travers ce rallye, nous avons semé. Sur le long terme, on ne sait pas encore sous quelle forme pourra se poursuivre ce projet, conclut Bertrand Lebrun. La Bretagne, première région agricole française, est en pleine mutation. L’agriculture intensive industrielle a permis d’enrichir considérablement son économie, mais aussi a détruit partiellement l’environnement. Nous avons pensé qu’il était important de mettre l’accent sur des pratiques agricoles vertueuses, certes minoritaires, mais qui se développent. »
Texte et photos : Jean-Michel Delage/Hans Lucas
UN GROUPEMENT FONCIER AGRICOLE (GFA) est une société civile particulière au secteur agricole et exploitant des terres. Sa vocation est de détenir des terres agricoles cultivables, le plus souvent pour les louer à un exploitant, en contrepartie d’un bail à long terme. Le GFA Sol en Bio, qui a vu le jour en 2013 sous l’impulsion notamment de Claire et de Yann Yobé, acquiert des terres pour les louer ensuite à des jeunes qui cherchent à s’installer ou à des fermiers qui ne peuvent ou ne veulent pas devenir propriétaires de leur exploitation. Des agriculteurs mais aussi des épargnants peuvent acheter des parts pour une valeur de 100 €.
Cela ne peut se faire que dans le cadre d’un projet d’installation ou d’aménagement de bâtiments.[1] Le Réseau Bretagne Solidaire est né de la fusion de deux réseaux bretons dédiés à la coopération et à la solidarité internationale. https://www.bretagne-solidaire.bzh/
[2] Les bénévoles (les Woofeurs) s’initient aux savoir-faire et aux modes de vie biologiques, en prêtant main-forte à des agriculteurs ou particuliers (les hôtes) qui leur offrent le gîte et le couvert.
-
Le collectionneur d’expériences
Au sein du Conseil indigéniste missionnaire (Cimi), partenaire du CCFD-Terre Solidaire, Lindomar Padilha lutte depuis trente ans pour que les droits des Indiens d’Amazonie brésilienne soient respectés.
L’engagement de Lindomar Padilha au côté des Indiens d’Amazonie est né lors d’une nuit de souffrance. « C’était en 1990. J’avais 22 ans. J’effectuais mon premier séjour dans une communauté indigène, celle du peuple Aikewara, au cœur de l’État du Para. Un jour, le pajé Warini a dit vouloir m’enseigner à chasser de nuit. C’est en tout cas le prétexte utilisé pour me demander de grimper avec lui sur un arbre et d’attendre que la nuit tombe. »
Au bout d’une heure, le sorcier-guérisseur l’informe qu’il va se rendre sur un autre lieu de chasse, mais que Lindomar doit impérativement rester assis sur cette branche jusqu’à son retour.
Je suis toujours ému de pouvoir contribuer à la défense des peuples indigènes et, à travers eux, à celle de la vie et de toute l’humanité.
LindomarMuni de son arc et de ses flèches, le jeune homme va essuyer un violent orage, endurer le froid et subir les assauts incessants des moustiques. « Le pajé n’a réapparu qu’à l’aube, sourire aux lèvres. Sur le moment, j’ai contenu ma colère. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris que son objectif n’était pas de m’initier à la chasse, mais de tester ma ténacité et ma loyauté à la parole donnée. Cette nuit a été fondamentale dans mon existence. » Et a conditionné son engagement au sein du Conseil indigéniste missionnaire (Cimi, partenaire du CCFD-Terre Solidaire) pour défendre les droits des Indiens.
Rien pourtant ne prédestinait Lindomar Padilha à consacrer son existence à la défense des peuples natifs du Brésil. Né près de Rio de Janeiro, il est l’avant-dernier d’une lignée de 21 enfants. La vie dans cette famille, catholique, très pratiquante, est chiche malgré les efforts du père, petit agriculteur, dur au labeur. Pas de surprise donc lorsque l’adolescent envisage de devenir religieux. Il entre au séminaire et y passe cinq ans. Le temps de découvrir et se passionner pour la philosophie : Socrate, Platon, Descartes.
Un jour, une inconnue lui offre Une vie, de l’Indien Jiddu Krishnamurti. C’est la révélation. « Je me suis dit que si un Indien écrivait l’histoire de l’humanité, elle n’aurait pas la même forme que celle des penseurs occidentaux. » C’est de là que va naître son intérêt pour les peuples indigènes. « Chacun de ces peuples a une identité, une langue, une spiritualité et une philosophie propres. » D’où son besoin de tenter de comprendre la logique de la pensée des peuples originaux « qui n’est pas structurée selon un modèle cartésien ». Pour y parvenir, Lindomar décide d’aller à leur rencontre. « Car plus qu’être un chercheur en philosophie, je veux être un collectionneur d’expériences. »
Il découvre la violence des grands propriétaires terriens
Aidé par la bienveillance de prêtres qui l’encouragent à suivre ses convictions, le jeune homme entame son expérience chez les Aikewara. Il y rencontre Rose, sa future épouse, anthropologue, elle aussi très impliquée au sein du Cimi. Il découvre surtout la violence des grands propriétaires terriens pour qui les territoires indigènes ne sont vus que comme sources d’enrichissement pour le bois et comme des freins à l’élevage extensif. Envers et contre tout, Lindomar défend une posture légaliste.
Le développement, depuis les années 2008, des programmes de séquestration carbone, orchestrés par les pouvoirs locaux, n’a apporté que des bénéfices dérisoires aux communautés.
« La Constitution de 1988 reconnaît les droits des peuples indigènes à posséder leur territoire. Je ne fais que me battre pour qu’elle soit appliquée. » Cette détermination lui vaut de nombreuses menaces de mort et tentatives de corruption. Mais surtout le respect des peuples indigènes qui l’accueillent avec les honneurs, où qu’il aille. « J’admire sa capacité de réflexion, mais surtout son courage, confie son épouse. Un jour, en pleine réunion avec les puissants représentants de l’Institut brésilien de l’environnement (Ibama) qui menaçaient d’incarcérer un cacique indien, Lindomar s’est levé et leur a dit : “Aussitôt que vous mettrez cet homme en prison, soyez sûrs que nous mobiliserons tous nos moyens financiers, humains et intellectuels pour le libérer”. »
Douze jours sur les rivières pour défendre les peuples natifs
Fin des années 1990, le couple est pressenti par le Cimi pour aller travailler dans l’État de L’Acre, à la frontière avec le Pérou. Lindomar y est promu coordinateur. « J’ai assumé cette fonction très politique par devoir », sourit-il.
Il y apprend la diplomatie, mais renforce aussi ses convictions en constatant « combien la nature et ceux qui y vivent sont soumis à un modèle implacable et dévastateur ». En particulier depuis 2008, « avec le développement dans la région de programmes successifs de séquestration carbone, orchestrés par les pouvoirs locaux, mais dont les bénéfices pour les populations indigènes sont dérisoires ». C’est cette volonté de défendre les peuples natifs qui pousse Lindomar à embarquer encore aujourd’hui à bord de bateaux bruyants et inconfortables pour remonter, durant parfois une douzaine de jours, les cours d’eau de la région.
« Après celle de la vie, la plus brillante des expériences est d’avoir passé tout ce temps au côté des peuples indigènes. Je suis toujours ému de pouvoir contribuer à leur défense et, à travers eux, à celle de la vie. Pas seulement de celle des peuples natifs, mais de toute l’humanité. »
Jean-Claude Gérez
-
Bienvenue au safari du greenwashing à Marseille
Le CCFD-Terre Solidaire PACA-Corse a organisé à Marseille, début septembre, une marche pour découvrir de grandes entreprises « qui préfèrent verdir leur image plutôt que d’agir réellement pour la planète ».
« Mesdames et messieurs, nous commencons notre safari du greenwashing par une visite à une jolie peluche qui semble toute douce et tellement belle avec son pelage tacheté. Je vous présente le jaguar Casino-Monoprix-Naturalia ! Sous ses airs de gros chat noble et puissant se cache en réalité un fauve sanguinaire ! Le jaguar qui dévore la bio… diversité. »
Samedi 4 septembre, 16 heures, sur la Canebière, principale artère de la cité phocéenne, face aux magasins Naturalia et Monoprix, enseignes du groupe Casino, Michel Hervelin manie à dessein la métaphore et l’ironie. Autour de lui, plusieurs dizaines de bénévoles et sympathisants du CCFD-Terre Solidaire brandissent des pancartes invitant à se battre pour la justice climatique. Sous le regard de passants curieux, le bénévole s’emploie à dénoncer « l’enrobage vert » du groupe Casino, dont la « politique commerciale engendre un véritable écocide en Amazonie » . Il rappelle aussi que le groupe de grande distribution réalise « 47 % de ses bénéfices en Amérique du Sud ». Quant aux slogans « nourrir un monde de diversité » de Casino et « ne soyons pas bio à moitié » de Naturalia, raillés par l’orateur, ils sont ponctués de huées moqueuses.
« L’idée de cet événement est née avec l’annonce de la tenue du Congrès mondial de la nature (UICN), entre les 4 et 11 septembre à Marseille, explique Luc Petitdemange, chargé de développement associatif au CCFD-Terre Solidaire. Nous avions déjà organisé un safari en 2018 pour dénoncer l’évasion fiscale. Nous avons donc renouvelé cette expérience de marche à la fois ludique et informative afin d’appeler le plus grand nombre à lutter pour la justice climatique. »
Casque colonial et jumelles en bandoulière, celui qui s’est présenté comme le « Tour Operator » a souligné, lors de ses différentes interventions, que la mobilisation était plus que jamais d’actualité pour révéler « l’accaparement des terres, l’expropriation des populations locales, la souveraineté alimentaire mise à mal et l’aggravation des dérèglements climatiques ». Autant de thématiques abordées à travers les diverses haltes devant les entreprises, associées pour l’occasion à des animaux.
Devant H&M, Luc Petitdemange et Marjorie Bardy, bénévole. H&M, « le paon qui fait la roue »
Notre objectif était d’attirer l’attention sur ces entreprises qui ont un double langage et de contribuer à créer une conscience de consommateurs-citoyens.
Kenia Linares bénévoleC’est dans cet esprit que Nicole Rabot-Biojoux, une autre bénévole du CCFD-Terre Solidaire, a qualifié la BNP-Paris de « pieuvre qui se dissimule dans un jet d’encre… et de pétrole », lors de la seconde étape du jour. Autoproclamée « banque tournée vers le développement durable », BNP Paribas est digne de remporter « la palme du greenwashing ».
L’établissement bancaire finance par exemple la licence « Impact Positif », créée par l’université de Paris Sciences & Lettres (PSL). Objectif ? « Gagner sa place dans la course mondiale de la marchandisation des savoirs », ironise Nicole Rabot-Biojoux. Il est aussi « régulièrement épinglé par les associations environnementales pour son soutien financier à des projets délétères pour l’environnement ».
Pire, alors qu’il a été l’un des principaux financeurs de la COP 21, le groupe financier a été classé, la même année, « 1ère banque fossile au niveau français et 5e au niveau international ». Un grand écart tellement grossier que les participants du safari ont choisi de s’esclaffer collectivement sous le regard amusé de plusieurs badauds.
Les organisateurs ont opté pour une ultime halte devant un magasin de l’enseigne H&M, comparé au « paon qui fait la roue pour nous séduire ».
Au micro, Marjorie Bardy, la trentaine, a rappelé, entre autres, que « depuis plusieurs années, le numéro deux mondial du prêt-à-porter nous vend du rêve avec ses gammes de vêtements au “style écoresponsable” (…), encourageant, à travers slogans et textes marquants, la mode circulaire et le recyclage des déchets (…). Si H&M garantit des « collections moins polluantes », avec une utilisation de matériaux naturels et/ou recyclés, elle s’abstient néanmoins de préciser que « pour produire un seul jean, il faut environ 7 500 litres d’eau, notamment pour irriguer les champs de coton. De quoi contribuer, comme en Ouzbékistan, à l’assèchement de territoires entiers avec de graves conséquences environnementales. »
Éveiller la conscience des consommateurs
Les arguments font mouche parmi les passants massés devant l’enseigne. Bresny, 26 ans, admet qu’elle ignorait « ce qui se cachait derrière cette marque qui a pourtant une bonne image. C’est vrai qu’on devrait se poser plus de questions sur la manière dont sont fabriqués les vêtements et sur le coût pour l’environnement avant de les acheter ». Almeida, septuagénaire, se réjouit. « C’est bien qu’il y ait ce genre de mobilisations où se mélangent humour et informations. C’est plus sympathique et plus efficace qu’une manifestation classique. » Des réactions qui ravissent Kenia Linares, la trentaine, bénévole depuis mars.
« Notre objectif était d’attirer l’attention sur ces entreprises qui ont un double langage. Mais surtout de contribuer à créer une conscience de consommateurs citoyens. »
Mission remplie donc. Au moment de clore l’événement, Luc Petitdemange rappelle que cette marche s’inscrit dans une volonté de « s’attaquer aux causes profondes des inégalités et de lutter pour la justice climatique ». Des positions que le CCFD-Terre Solidaire continuera de défendre, notamment lors de la COP26 qui aura lieu du 1er au 12 novembre 2021, à Glasgow.
Le safari dans les rues de Marseille. L’humour vecteur de partage du savoir
« Ce safari s’inscrit dans une démarche d’éducation populaire. Au CCFD-Terre Solidaire, nous avons besoin plus que jamais de sensibiliser les gens, de leur faire comprendre les enjeux économiques, sociaux et environnementaux. Il faut que les gens s’approprient un thème. Pour cela, il faut dialoguer et ne rien imposer. Susciter la curiosité est une bonne entrée en matière. L’humour est également un vecteur important pour le partage du savoir. Au-delà de la démarche d’information sur un sujet précis, cette forme de communication est aussi une manière d’attirer la jeunesse. D’ailleurs, durant le safari, on a vu des jeunes se rapprocher, intéressés et curieux par la manière dont nous présentions la problématique. Nous portons des valeurs de solidarité, et notre rôle est de créer ce lien entre les populations des pays riches et nos partenaires dans les pays du Sud, parce que ce sont eux qui sont les plus impactés. »
Jean-Pierre Jullien, 74 ans, membre du CCFD-terre Solidaire PACA-Corse depuis 2012 -
Le faux nez vert de TotalEnergies #StopCompensation
Changement de nom, stratégie climat, plan de « neutralité carbone », le pétrolier multiplie les annonces pour convaincre de sa transition écologique… tout en développant ses projets d’exploitation d’hydrocarbures dans le monde.
Le printemps est une saison propice pour parler regain végétal. Mi-mars, Total annonçait la signature d’un accord avec le gouvernement du Congo pour planter une vaste forêt d’acacias de 40 000 hectares (environ deux fois le massif de Fontainebleau) sur les plateaux Batéké.
Objectif : créer un « puits » d’absorption de CO2 atmosphérique, en compensation d’une partie des émissions générées par l’activité du pétrolier français. La croissance des arbres devrait en séquestrer 10 millions de tonnes sur vingt ans. Recours à une agroforesterie bénéficiant aux populations locales, accroissement de la biodiversité, production de bois d’œuvre par des coupes sélectives : la présentation du projet est bien ripolinée.
Deux mois plus tard, lors de son assemblée générale annuelle, le pétrolier devient TotalEnergies pour affirmer son ambition de devenir un acteur majeur des énergies renouvelables (éolien, photovoltaïque, biomasse…) et présente à ses actionnaires son plan visant la « neutralité carbone » en 2050 Il recueille plus de 90 % des votes.
Total va rester un acteur majeur des énergies fossiles
Voilà pour la communication verte. Que les organisations écologistes et de solidarité internationale se sont empressées de démonter. « Le pétrolier tient un double langage, résume Myrto Tilianaki, chargée de mission souveraineté alimentaire et climat au CCFD-Terre Solidaire.
Car, en dépit de ses annonces, il entend poursuivre significativement sa production d’hydrocarbures. TotalEnergies va rester un acteur majeur des énergies fossiles. »
Première émettrice de CO 2 du panel du CAC40, et produisant à ce jour 447 fois plus d’énergies fossiles que renouvelables, l’entreprise est bien loin du compte, et son plan de neutralité carbone semble conçu pour noyer le poisson.
Pour l’étape intermédiaire cruciale de 2030, il vise une réduction de 40 % du CO 2 émis par ses activités (exploitation, raffinage, transport…) « Mais ce périmètre ne représente que de 10 % des émissions de l’entreprise, décrypte Henri Her, de l’association Reclaim Finance[1]. Le reste, 90 %, provient de la combustion des hydrocarbures vendus par le pétrolier. »
Un segment où l’entreprise limite son engagement à une baisse de 30 % des émissions pour l’Europe seule. En référence aux calculs du cabinet Carbone 4, l’engagement de TotalEnergies ne correspond qu’à environ 25 % de l’effort nécessaire pour agir en cohérence avec l’accord de Paris, qui vise à contenir le réchauffement planétaire à 2 °C d’augmentation maximum, voire 1,5 °C d’ici à 2050.
Pour faire bonne mesure, le pétrolier veut recourir massivement aux pratiques de compensations controversées (voir p. 17) du captage et stockage de CO2 , avec l’important projet Northern Light en cours en Norvège, et la plantation de forêts dans les pays du Sud. « Le moyen aujourd’hui le plus efficace pour éliminer le carbone, pour moins de dix dollars la tonne », vantait, en 2019, Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies. Surtout s’il s’agit de mono-culture de variétés à croissance rapide, comme l’acacia au Congo.
De multiples questions surgissent dans le grand flou qui entoure le projet congolais, écrit un rapport endossé par près de 80 organisations[2]. Ainsi, une grande partie de ces terres abriteraient des groupes de Pygmées autochtones Aka et des communautés paysannes bantous, dont il faut imaginer l’expulsion. TotalEnergies parle de compensations et de création d’emplois, sans plus de précisions. Aucun détail ni cartographie précise, pas plus que d’éléments sur d’éventuelles discussions avec ces populations locales.
Comble de duplicité, le pétrolier prévoit qu’en 2030 les sources renouvelables ne représenteront que 15 % du volume d’énergie qu’il délivrera, alors que 80 % de ses investissements iront encore à des projets d’hydrocarbures, misant en particulier une augmentation de 30 % de sa production de gaz fossile au cours de la prochaine décennie.
En mai dernier, l’Agence internationale de l’énergie (AIE), boussole constante des acteurs dominants de l’énergie depuis des décennies, poursuivait un revirement guidé par sa prise de conscience de l’urgence climatique en préconisant qu’aucune nouvelle réserve pétrolière ou gazière ne soit désormais mise en exploitation.
Un message opportunément décrété trop « radical » par la direction de TotalEnergies.
En Ouganda près de de 100 000 personnes seraient affectées
Première émettrice de CO2 du panel du CAC40, et produisant à ce jour 447 fois plus d’énergies fossiles que renouvelables, l’entreprise est bien loin du compte.
On comprend pourquoi : peu encombré par ses minces habits verts, le pétrolier se prépare à forer comme au bon vieux temps. En Arctique bientôt, où la manne représente 5,6 % des réserves gazières. Plus actuel, le mégaprojet pétrolier Tilenga (400 puits en Ouganda) engagé en 2019, avec 1 445 km d’oléoduc (Eacop) jusqu’à la côte tanzanienne. Près de 100 000 personnes seraient affectées, avec un lot – hélas classique ! – de spoliations et de violations de droits déjà documentées, estiment les Amis de la Terre.
« Outre la facture climatique de cette production d’énergie fossile, il faut s’attendre à des catastrophes écologiques – pollution potentielle des lacs proches, destruction de biodiversité, conséquence des risques sismiques locaux », redoute Léa Kulinowski, juriste de l’association. Une étude du cabinet étasunien E-Tech International sanctionne : les techniques retenues par TotalEnergies sont les moins coûteuses et avec le plus fort impact socio-environnemental. « L’itinéraire semble dessiné dans le but de mettre en danger le plus grand nombre d’animaux possible », s’offusque l’écologiste américain Bill McKibben, fondateur de l’association 350.org. Un signe : la BNP, le Crédit agricole et la Société générale, les trois grandes banques françaises pourtant si friandes de ce genre d’investissements, n’ont pas souhaité financer Tilenga-Eacop.
Au nord du Mozambique, le pétrolier français fait aussi parler de lui « à l’ancienne ». Dans les années 2000, de gigantesques réserves de gaz naturel ont été découvertes au large de la province de Cabo Delgado, et TotalEnergies pilote un consortium d’acteurs pour la construction d’un énorme complexe de liquéfaction du gaz naturel (GNL), pour son exportation par des navires spécialisés.
Environ 550 personnes ont été déplacées dans des conditions déplorables, témoigne l’association mozambicaine Justiça Ambiental, partenaire du CCFD-Terre Solidaire. Et l’insurrection armée de groupes djihadistes locaux aurait déjà causé 2 600 morts. « Leur conflit historique envers le pouvoir central a été attisé par cette prédation de ressources naturelles, soutenue sans réserve par le gouvernement », rapporte Anna-Lena Rebaud, chargée de campagne climat et transition juste aux Amis de la Terre.
En avril dernier, alors que des attaques ont ciblé la ville de Palma, centre névralgique de la fièvre gazière, TotalEnergies gèle le projet qui devait livrer ses premières cargaisons de GNL en 2024. Un abandon en règle ? Plutôt une pause dans l’attente d’un retour au calme : chiffré à 20 milliards de dollars, et financé, ce projet est le plus important investissement africain à date.
Et la manne annuelle fournirait l’équivalent du tiers des importations de gaz naturel de l’Europe !
[1] Voir notamment son rapport conjoint avec Greenpeace « Total fait du sale : la finance complice ? », reclaimfinance.org
-
Neutralité carbone : vers le zéro pointé (analyse)
Compenser les émissions de CO 2 pour contrer le dérèglement climatique : le concept, qui connaît un fort engouement à l’approche de la COP26 de Glasgow, est manipulé de toutes parts dans l’objectif de pousser des stratégies douteuses, voire contre-productives.
Le 29 juin dernier, le mercure indiquait 49,5 °C dans l’Ouest canadien, record précédent explosé (45 °C). Après l’Australie en 2020, l’Amérique du Nord et la Sibérie ont connu des incendies gigantesques. La faim ravage le sud de Madagascar, en proie à une sécheresse historique qui frappe aussi le Brésil. En Chine, en Inde et en Europe, les pluies diluviennes ont dévasté des régions entières.
Les projections dramatiques du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) sont en train de se réaliser. Et sa conclusion est claire : pour tenir l’engagement, pris avec l’accord de Paris signé en 2015 à la COP21, de limiter le réchauffement planétaire à 2 °C « voire 1,5 °C », les États doivent impérativement freiner la croissance folle de la teneur en CO 2 de l’atmosphère[1] , pour l’avoir quasiment stabilisée à l’horizon 2050.
Cet accord a popularisé le concept de « neutralité carbone »[2] pour traduire l’ambition d’annuler l’impact climatique des activités humaines.
La manière la plus pérenne consiste à éliminer les émissions de gaz à effet de serre à la source, au maximum, et même totalement. Mais une autre piste est surtout privilégiée : la quête d’un bilan CO2 nul, par l’absorption de volumes équivalents à ceux qui auront été émis, avec divers moyens comme l’enfouissement du CO2 dans le sous-sol, la plantation de forêts (dont la croissance en absorbe) ou le développement des énergies renouvelables par exemple.
Les solutions de compensation laissent croire que l’on parviendrait à maîtriser le dérèglement climatique en échappant à la nécessité de réduire fortement les émissions, et sans modifier les règles du jeu de l’économie mondialisée.
Ces dernières années ont vu l’annonce d’une cascade de stratégies de neutralité carbone basées sur ce principe de compensation. De la part d’autorités municipales, régionales ou nationales, mais surtout d’entreprises, dont plus de 1 500 ont pris des engagements volontaires visant l’annulation de l’impact climatique de tout ou partie de leurs activités. Les géants du pétrole (Repsol, BP, Shell, Total), du numérique (Microsoft, Apple, Google), du commerce (Amazon, Walmart), de la finance (BlackRock, HSBC, Bank of America…), du transport aérien, de l’agroalimentaire (Nestlé, Cargill, JBS…) ont présenté des plans ronflants aux dénominations variées : net zéro émission, carbon free…
Le secrétaire général de l’Onu s’en est réjoui. Mais les organisations citoyennes, les plus résolument investies dans la lutte climatique et la solidarité internationale,
tirent au contraire le signal d’alarme au constat que chaque entreprise définit à sa guise son périmètre de neutralité carbone, jusqu’à virer à la grossière opération de communication. Certains pétroliers s’engagent ainsi à compenser les seules émissions des produits qu’ils vendent, tout en prévoyant de nouvelles prospections d’hydrocarbures (voir article sur TotalEnergies).Les modalités de compensation ne sont pas extensibles
Par ailleurs, le recours au principe de compensation carbone est généralisé, sans que le mode opératoire en soit précisé. À supposer que les intentions soient sincères, la logique du bilan nul (financer l’absorption d’autant de tonnes de CO2 qu’il en aura été émises) devient difficile avec l’inflation anarchique des plans de neutralité carbone issus d’acteurs privés.
Car les modalités de compensation ne sont pas extensibles, à l’échelle de la planète. Et il suffirait que certaines sources d’absorption flanchent pour que le dérèglement climatique s’emballe.
Ainsi les océans et les forêts, qui pompent naturellement la moitié des émissions d’origine humaine, donnent des signes de saturation. Selon une récente étude, la forêt amazonienne serait devenue une source d’émission de CO2 , pas tant à cause de la déforestation, qui n’y contribuerait que pour un quart, qu’en raison de phénomènes naturels (vieillissement des arbres, pourrissement…).
Une pensée magique qui entretient le déni face à la crise
L’Ong Grain a calculé, qu’au vu de leurs intentions de neutralité carbone, les multinationales Eni, Nestlé et Shell, devraient accaparer, chaque année, l’équivalent de toutes les forêts de Malaisie.
En outre, la mise en pratique de la compensation est truffée de simplifications et de pistes technologiques douteuses, qui n’ont pas démontré leur pertinence ni même leur absence de risque. Les plus inquiétantes de ces fausses solutions imaginent de manipuler le climat à l’échelle de la planète (la géoingénierie) : des déflecteurs géants en orbite terrestre pour atténuer le rayonnement solaire, l’ensemencement des mers en fer afin de doper l’absorption de CO2 par le plancton…
La capture et le stockage de CO2 paraissent plus « sérieux », et l’Agence internationale de l’énergie les considère même comme « essentiels » pour atteindre la stabilisation climatique. Il s’agit de capter le CO2 (à la sortie des cheminées ou dans l’atmosphère) pour le séquestrer dans des cavités géologiques. Mais sur la vingtaine d’unités de captage-stockage de CO2 en service dans le monde, les trois quarts utilisent cette technologie très coûteuse pour… améliorer la récupération de pétrole dans des couches géologiques !
« Les solutions de compensation laissent croire que l’on parviendrait à maîtriser le dérèglement climatique en échappant à la nécessité de réduire fortement les émissions à la source, et donc sans modifier fondamentalement les règles du jeu de l’économie mondialisée, décrypte Aurore Mathieu, responsable des politiques internationales au Réseau action climat (RAC). On est en présence d’une pensée magique qui entretient le déni face à la crise, dans le but de continuer globalement comme avant : business as usual. »
D’autant plus que les opérations de compensation volontaires sont adossées à des mécanismes de flexibilité utilisant tous les ressorts du marché et de la finance : émission de « crédits carbone », titres commercialisables sur des plateformes spécialisées. Ainsi, une entreprise désirant compenser ses émissions peut le faire en finançant ses propres opérations d’absorption ou bien en acquérant des crédits carbone, au meilleur prix bien sûr.
« Cette approche opère notamment sur le secteur du foncier avec des conséquences négatives majeures : accaparements de terres, financiarisation de la nature, perte de souveraineté alimentaire…avertit Myrto Tilianaki, chargée de mission souveraineté alimentaire et climat au CCFD-Terre Solidaire. Les États devraient mettre en place des logiques “non marchandes” déconnectées des marchés carbone. ».
L’équilibre visé par la compensation nécessite en outre le respect d’une série de critères : l’absorption de CO 2 doit être mesurable, vérifiable par un organisme de confiance, et les opérations doivent être « additionnelles », c’est-à-dire qu’elles n’auraient pas émergé sans l’ambition d’une compensation. L’institut allemand Öko-Institut a étudié 5 655 projets estampillés « Mécanisme de développement propre », dans le cadre de compensation carbone établi sous l’égide du protocole de Kyoto[3] . Son étude, livrée en 2016, est édifiante : 85 % d’entre eux avaient une « faible probabilité » de répondre au critère d’additionnalité et d’absorber les volumes de CO2 allégués.
Seuls 2 % des projets étaient jugés « de qualité ».
Ceux qui mobilisent les terres et la biomasse sont les plus douteux. Ils explosent il y a deux décennies avec l’entichement pour les carburants produits par des cultures tropicales. Le CO2 émis quand on les brûle ayant été capté auparavant par les végétaux dont ils sont extraits (palmier à huile, canne à sucre…), leur bilan climatique est théoriquement neutre. Des études montrent cependant qu’il serait parfois pire que celui de carburants fossiles, en raison de la déforestation pour faire place à des monocultures intensives nourries aux intrants pétroliers, la dégradation des sols, le transport vers les pays consommateurs…
« À défaut, les pays les moins responsables du dérèglement climatique vont porter le gros du fardeau de la compensation, avec des dérives spéculatives et des injustices inévitables. »
Si ces agrocarburants ont désormais moins la cote, la captation du CO2 par les forêts ou les sols (par enfouissement de matière organique) a pris le relais. Peu onéreuse et disponible dans divers pays du Sud, elle est très prisée pour les opérations de compensation. Pourtant, si une forêt part en flammes, tout le bénéfice climatique escompté fait de même. Par ailleurs, si la tonne de CO2 émise par une cheminée de cimenterie (par exemple) affecte immédiatement le climat, l’arbre planté pour la compenser mettra plusieurs décennies avant de l’avoir intégralement captée.
L’ONG Grain a calculé qu’au vu de leurs intentions de neutralité carbone, les multinationales Eni, Nestlé et Shell devraient accaparer, chaque année, l’équivalent de toutes les forêts de Malaisie[4] !
Les terres doivent être exclues des mécanismes de compensation
Dans un rapport accusateur[5] , un collectif de quelque 80 ONG dénonce un « colonialisme carbone » en marche, avec la spoliation des populations paysannes et autochtones locales. Dans une étude sur 31 pays du Sud, dont ceux qui abritent les plus importantes forêts tropicales, l’ONG Rights and Resources Initiative (RRI) révèle que seuls le Pérou, la RDC et l’Éthiopie reconnaissent l’obligation de consulter les communautés autochtones pour tout projet « carbone » concernant leurs territoires.
Même les plus vertueuses des opérations forestières couvertes par le programme onusien REDD+ ne donnent pas satisfaction en la matière.
Les communautés, faiblement impliquées, sont insatisfaites des retombées économiques, bouleversées dans la gestion traditionnelle des terres, elles connaissent des pénuries alimentaires. Au point de cristalliser les efforts de plusieurs ONG, dont le CCFD-Terre Solidaire : elles demandent que les terres soient exclues de tout mécanisme de compensation et de marché tel que le prévoit l’article 6 de l’accord de Paris, négocié depuis cinq ans, et supposé aboutir lors de la COP26 en novembre à Glasgow.
« C’est une question d’éthique, argumente Myrto Tilianaki, chargée de mission souveraineté alimentaire et climat au CCFD-Terre solidaire, partie prenante de ce plaidoyer. À défaut, ce sont les pays les moins responsables du dérèglement climatique qui vont porter le gros du fardeau de la compensation, avec des dérives spéculatives et des injustices inévitables. »
Patrick Piro
[1] Ainsi que celle des autres gaz à effet de serre, dont l’impact est fréquemment rapporté à son « équivalent en CO 2 » pour des raisons pratiques.
[2] Le terme « carbone » est couramment utilisé, car c’est cet atome (C) qui pose problème dans le CO2 atmosphérique.
[3] Cadre international de lutte climatique signé en 1997, prédécesseur de l’accord de Paris
[4] « Greenwashing des entreprises, le “zéro net” et les “solutions fondées sur la nature” sont des escroqueries meurtrières », mars 2021. Voir aussi « La Poursuite de chimère carbonées », Les Amis de la Terre, février 2021.
-
« En Colombie, la compensation carbone ne sauve pas la forêt ! » (interview)
Coordinateur du programme « Forêts et Biodiversité » au sein de Censat Agua Viva-Amigos de la Tierra, partenaire du CCFD-Terre Solidaire, Diego Cardona dénonce l’échec des programmes de compensation carbone en Colombie.
© Canva / photo d’illustration
En 2011, la Colombie a initié des programmes de compensation carbone. Quel bilan en tirez-vous ?
Diego Cardona : Ces programmes ont été lancés avec la promesse de préserver l’environnement. Or, en dix ans, l’ensemble de la faune et de la flore a drastiquement diminué. Le gouvernement affirme avoir obtenu des résultats positifs, mais les chiffres ne correspondent pas à ceux des organisations internationales indépendantes.
La déforestation en Amazonie colombienne continue, et les causes restent les mêmes. Il y a d’abord la création de pâturages pour l’élevage extensif de bétail et, fait nouveau, une spéculation foncière autour de ces terres. Il y a ensuite les monocultures de palmiers (pour l’huile), de canne à sucre et d’eucalyptus. La création d’infrastructures, comme des routes, pour l’exploitation du pétrole, et des minerais est aussi inquiétante.
Le gouvernement admet que cela génère une déforestation massive, mais continue de délivrer des licences d’exploitation et des permis de construire !
La fin de la guerre civile a-t-elle favorisé la déforestation de massifs jusqu’alors protégés, car difficilement accessibles ?
La création d’infrastructures, comme des routes, pour l’exploitation du pétrole et des minerais est inquiétante. Le gouvernement admet que cela génère une déforestation massive, mais continue de délivrer des licences d’exploitation et des permis de construire !
Les anciennes zones de conflits sont effectivement impactées par la déforestation. Mais nous récusons l’idée que la guerre civile a permis de préserver la nature ; ce serait oublier qu’elle a fait d’énormes ravages, notamment au point de vue humain. Si la déforestation a augmenté depuis la fin du conflit, c’est parce que le gouvernement n’apporte aucune solution pour assurer une présence dans ces territoires.
Pire, aujourd’hui, il y a des cartels qui construisent des routes pour extraire le pétrole, développer l’élevage ou les monocultures. Quant à la culture de la coca, présentée par l’État comme une cause de déforestation massive, les chiffres démontrent qu’elle est loin d’être aussi dévastatrice que l’élevage, par exemple.
Comment accompagnez-vous les populations impliquées dans les programmes de compensation carbone ?
Nous travaillons sur trois fronts. D’abord, des recherches sur ce que recouvre vraiment la compensation carbone. Car si le discours « nous allons payer pour conserver la forêt » ou « nous allons planter des arbres » sonne bien, les conséquences sont parfois terribles pour les populations.
Ces études nous permettent ensuite de communiquer sur les conflits générés par ces programmes, et relayer la manière dont ils affectent la vie, les territoires et les droits des personnes. Enfin, nous travaillons avec certains peuples qui ont signé des accords ou sont sur le point de le faire. Nous respectons leur décision, mais
nous tâchons d’éclaircir les contenus des contrats pour leur éviter de se retrouver dans des situations qui peuvent influer lourdement sur leur existence.Quels sont les problèmes les plus fréquents rencontrés par ces communautés ?
Ils concernent généralement les accords dans le cadre du marché de compensation dit « volontaire », ou privé. Il y a beaucoup de tromperies, notamment sur les sommes destinées à indemniser les populations pour protéger la forêt. Peu de gens savent ce qu’ils ont réellement signé ou quels sont leurs droits et obligations. Comme au Brésil ou au Pérou, il est très fréquent que les contrats impliquent la sanctuarisation des territoires à préserver, empêchant les peuples indigènes de chasser, d’abattre un arbre pour construire une maison ou de déboiser une parcelle pour l’agriculture de subsistance. L’autre problème est lié à la marchandisation de la forêt, qui ne prend pas en compte sa dimension culturelle et spirituelle pour les peuples. D’où l’importance de répéter que la compensation carbone est une fausse solution.
Non seulement les entreprises continuent de détruire l’environnement, mais, surtout, ces programmes ne s’appuient pas sur les vrais remèdes que sont la gestion forestière et le respect des territoires des communautés locales qui protègent la terre et les forêts.
Propos recueillis par Jean-Claude Gerez
-
Food system summit : alerte sur un sommet coopté par le secteur agro-industriel
L’Onu organise les 23 et 24 septembre un sommet pour la réforme des systèmes alimentaires. Dénoncé par nombreuses organisations paysannes et de la société civile, mais aussi des Etats et des scientifiques, ce sommet, auto-baptisé « sommet des peuples », met en péril l’avenir de notre agriculture et de notre alimentation.
Regardez l’interview réalisé par TV5 Monde de Jean-Francois Dubost, directeur du service plaidoyer au CCFD-Terre Solidaire, qui dénonce un Hold up sur le Food system summit.
Un sommet : « Business as usual »
Le monde de la recherche n’aura qu’un rôle consultatif, et la représentation citoyenne, concédée pour calmer les ONG et les mouvements sociaux, est cantonnée à des fonctions marginales
Valentin BrochardLe secrétaire général de l’Onu, Antonio Guterres, a décidé d’organiser les 23 et 24 septembre un Sommet sur les systèmes alimentaires.
Une initiative a priori indispensable, mais très vite sous le feu des critiques. « Ce sommet prépare un saut en arrière de 20 ans ! » s’alarme Valentin Brochard, chargé de plaidoyer souveraineté alimentaire au CCFD-Terre solidaire. Car il s’appuie principalement sur le Forum économique mondial (FEM) de Davos.
Retrouvez nous aussi dans cet article du Monde : L’ONU organise un sommet sur les systèmes alimentaires entaché de controverses
Exit le Comité sur la sécurité alimentaire mondiale (CSA), plateforme pilotée par les 193 pays de l’Onu et dotée d’un original Mécanisme de la société civile (MSC) depuis la crise alimentaire de 2009.
« Le CSA travaille pourtant depuis des années sur une réforme des systèmes alimentaires avec les principaux intéressés – paysans, pêcheurs, communautés autochtones, etc. Mais il faut croire que cette montée en puissance de la société civile internationale constitue une menace pour les intérêts économiques en place. »
Car, en dépit de modifications cosmétiques (le CSA a finalement été invité, mais uniquement à titre consultatif), le sommet s’est doté d’une gouvernance caricaturale, inspiré du « multi-acteurisme » cher à Davos.
Toutes les parties prenantes ont en principe voix au chapitre, mais dans les faits aucun encadrement ou accompagnement n’est proposé, notamment concernant les conflits d’intérêt.
Cela sert les intérêts des plus fortunés et diminue drastiquement le poids des Etats les plus pauvres et des acteurs de la société civile vis-à-vis des multinationales.
« Ce sommet n’a rien d’inclusif. Les acteurs avec un poids économique et diplomatique jugé comme plus faible, n’y ont quasiment pas été entendus. C’est le cas de certains États mais c’est surtout le cas de l’immense majorité des acteurs de la société civile du sud. » détaille Valentin Brochard.
Lire aussi notre communiqué : Sommet des Nations Unies sur les systèmes alimentaires : pour l’avenir de notre agriculture et de notre alimentation, la France doit s’opposer aux résultats de cette initiativeMalgré les critiques récurrentes, aucune remise en question de fond n’est pourtant envisagée par les organisateurs du sommet.
Ignorant volontairement la réalité de la crise alimentaire induite par la pandémie COVID 19, ces acteurs ont construit le sommet pour satisfaire les intérêts financiers de quelques grands groupes.
Les termes de souveraineté alimentaire, de relocalisation, d’agroécologie paysanne ou de marchés locaux ne vont donc guère résonner durant le sommet : ce dernier entend privilégier des « solutions de rupture » s’inscrivant dans leur quasi-unanimité dans le système agricole industriel.
« De quoi faire la part belle aux biotechnologies ou à l’intelligence artificielle. C’est un sommet, qui ne change rien mais qui utilise la lutte contre la faim comme un argument marketing pour permettre à quelques entreprises de faire du business »
Au point que les organisations de la société civile et de nombreux acteurs indépendants et onusiens ont décidé de le boycotter.
Fin juillet, le panel de scientifiques IPES-food et le rapporteur spécial des Nations Unis sur le droit à l’alimentation ont ainsi démissionné des instances préparatoires du sommet.
L’ancien directeur général de la FAO, le Brésilien José Graziano da Silva, a quant à lui publié une tribune, à quelques jours du rendez-vous, enjoignant les organisateurs d’appliquer les règles onusiennes en matière de conflit d’intérêts.
Ces critiques ont même pris une tournure institutionnelle quand le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a produit, le 22 septembre dernier, une note officielle expliquant par le menu comment le sommet marginalisait les droits de l’homme et excluait les plus vulnérables de la table des négociations.
Sur les quelque deux milliards de personnes ayant souffert d’insécurité alimentaire en 2019, la moitié vit de la culture, de l’élevage ou de la pêche. Un comble, quand cette agriculture familiale produit l’essentiel des aliments consommés dans le monde.
Basés sur la primauté d’une agro-industrie intensive en intrants chimiques et en énergies fossiles, les sytèmes alimentaires dominants dégradent les écosystèmes, détruisent la biodiversité, génèrent le tiers des gaz à effet de serre, creusent les inégalités économiques et sociales. « Ils ne sont pas conçus pour servir les populations, et sont impuissants à assurer leur sécurité alimentaire et à les nourrir convenablement à long terme. »
-
Mozambique : les communautés contre la plaie du charbon
Le mépris et la violence pour toute réponse… Est-ce la goutte d’eau qui fera déborder le vase ? Le 6 mai dernier, dans la commune de Moatize qui jouxte Tete, capitale de la province mozambicaine du même nom, plus d’une centaine de personnes du quartier Primeiro de Maio ont bloqué pendant plusieurs heures la desserte de la mine de charbon voisine.
Les communautés locales n’ont jamais été consultées. Nous n’avons compris l’ampleur des projets que le jour où l’on a signifié à des milliers de familles qu’elles seraient déplacées pour laisser la place aux mines.
Leur protestation n’était pas motivée par les considérables nuisances générées par l’extraction à ciel ouvert – bruit, pollution de l’air, de l’eau, des terres –, mais plus prosaïquement par la défense des conditions mêmes de leur survie.
L’expansion minière, qui phagocyte déjà au moins 40 000 hectares de terre dans la région, a coupé l’accès à la rivière Moatize : plus d’eau pour l’irrigation, plus d’argile pour les briqueteries artisanales.
Ce n’est pas la première fois que des riverains lésés manifestent contre la multinationale brésilienne Vale qui exploite le site : les indemnités promises n’arrivent pas, ou bien elles ne sont pas à la hauteur. Et puis tout traîne en longueur. Les tentatives de corruption sont courantes, des responsables de communautés sont accusés de négocier avec les compagnies pour leur propre compte. La zizanie s’installe. Ainsi, les gens de Primeiro de Maio se sont-ils entendu rétorquer à leurs demandes que leur préjudice avait déjà été compensé. Un contentieux qui dure depuis deux ans
La violence policière fait monter les tensions
Cette stratégie d’épuisement des oppositions est bien identifiée : Vale l’a pratiquée auparavant avec d’autres communautés, dénonce l’ONG Justiça Ambiental (JA), partenaire du CCFD-Terre solidaire au Mozambique, et qui soutient les populations affectées par la plaie de l’exploitation charbonnière. Vale avait accepté d’envoyer des représentants pour discuter avec les protestataires, mais c’est la police qui est venue, menaçant de « faire couler le sang ».
Lacrymogènes, tirs à balles de caoutchouc, détentions arbitraires… Cette violence inusitée a fait monter d’un cran la tension entre des populations excédées et des compagnies minières aux intérêts économiques désormais fragilisés par la crise.
L’aventure du charbon industriel, au Mozambique, est récente et fulgurante. En 2004, on identifie dans la région de Tete l’un des plus importants gisements au monde. La houille, qui apparaît dans la balance commerciale en 2010, fournit huit ans plus tard la première source de devises du pays (33 %), devenu 10 e exportateur mondial. « Mais les communautés locales n’ont jamais été consultées, se remémore Daniel Ribeiro à JA. Nous n’avons eu connaissance de l’ampleur des projets que le jour où l’on a signifié à des milliers de familles qu’elles seraient déplacées pour laisser place aux mines. »
Province de Tete au Mozambique Si d’autres grandes compagnies minières, comme Jindal (Inde) ou Rio Tinto (Australie) ont aujourd’hui leur part du gâteau, c’est bien Vale qui a mené le bal. Le géant brésilien a ouvert la région au charbon et bâti d’importantes infrastructures. « C’est aussi Vale, soutenue par le gouvernement, qui a défini les normes d’indemnisation des populations, poursuit Daniel Ribeiro. Et, dans un premier temps, les promesses d’enrichissement faites aux communautés ont emporté leur adhésion. »
Mais elles déchanteront rapidement. Les entreprises limitent les compensations aux seuls lopins familiaux, écartant du calcul les terres d’usage collectif régies par le droit coutumier ancestral, représentant la grande majorité des hectares perdus.
Les communautés sont relogées à distance du fleuve, où se concentrent les bonnes terres dans cette région sèche. L’installation d’écoles et de services de santé tarde. Rejetés à plusieurs dizaines de kilomètres des marchés de Tete, les paysans voyaient filer près d’un quart de leur budget en transport avant la mise en place de lignes de bus à bas coût. Les petits briquetiers ont périclité, concurrencés par des entreprises de construction attirées par le boum économique local.
« D’une manière générale, toutes les compensations ont été nivelées par le bas, résume Daniel Ribeiro. Notamment pour les terres dont la valeur a été fixée au début de l’exploitation charbonnière. Mais depuis, la fièvre économique locale a fait exploser le marché foncier, spoliant les familles qui se retrouvent avec des biens d’une valeur ridicule. Vale a profité de leur naïveté… »
Justiça Ambiental informe les communautés de leurs droits
Nous avons créé une culture de la revendication au sein de groupes qui n’imaginaient pas se battre pour leurs droits et contre les compagnies qui les ont floués.
Dès le départ, JA a lancé auprès des communautés une campagne d’information sur les impacts sanitaires et environnementaux, ainsi que sur leur droit à de justes compensations pour la perte d’accès à l’eau et à la terre. Des échanges ont été organisés avec des communautés sud-africaines et brésiliennes aux prises elles aussi avec le charbon ou avec Vale.
« Nous avons créé une culture de la revendication au sein de groupes qui n’imaginaient pas se battre pour leurs droits, commente Daniel Ribeiro. Aujourd’hui, ils manifestent une hostilité croissante envers des compagnies qui les ont floués. »
D’autant plus que Vale a annoncé, début 2021, son intention de se retirer du charbon mozambicain. Depuis quelques mois, des revers significatifs l’affectent : le minerai baisse en qualité, des soucis techniques apparaissent, le charbon local est concurrencé par de nouveaux acteurs étrangers. Cette énergie fossile est, en outre, la première cible de la lutte climatique internationale. « La tension monte, parce que la multinationale est soupçonnée de vouloir quitter le pays sans avoir réglé sa dette sociale envers les communautés. »
-
Tunisie : Kais Saied, une réponse aux échecs de la transition ?
Au soir du 25 juillet, le président tunisien, Kais Saied, a pris la tête de l’exécutif, a limogé le chef du gouvernement, gelé l’activité du Parlement et levé l’immunité des députés. Pour Alaa Talbi, du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES, partenaire du CCFD-Terre Solidaire), en dépit des risques de dérive autocratique, c’est l’occasion de faire un bilan de dix ans de transition.
Le coup de force pris, selon le chef de l’État, en application de l’article 80 de la Constitution qui lui permet de mettre en place les mesures nécessaires lorsque l’État est menacé d’un péril imminent, a éclaté dans un ciel lourd de menaces : catastrophe sanitaire, un État à deux doigts du défaut de paiement, blocage des institutions et discrédit total de la classe politique. Ce coup de tonnerre, dénoncé par certains comme un coup d’État, a été applaudi par une immense majorité de la population.
Échos du monde : Comment expliquer le soutien populaire et des mouvements sociaux à Kais Saied ?
Alaa Talbi : On ne peut pas se contenter d’une lecture constitutionnelle de l’événement, il faut le replacer dans son contexte social. Le problème d’avant le 25 juillet, c’était la corruption des institutions par une classe politique incapable de traiter la question économique. On a vu dans les manifestations des pères et des mères de famille particulièrement affectés par la dégradation sociale.
Les Tunisiens voient dans l’État une institution qui ne peut répondre à leurs besoins et tenir ses engagements. Les mobilisations de ces dernières années sont dues, dans leur majorité, au non-respect des accords négociés lors des mobilisations précédentes. L’adhésion très forte à Kais Saied s’explique en partie par l’espoir de voir enfin ces accords respectés.
Kais Saied a-t-il les moyens de concrétiser cet espoir ?
Pour le moment, ses premières initiatives ont surtout concerné la gestion de la crise sanitaire et, notamment, l’organisation réussie de campagnes de vaccination de masse.
L’annonce de son projet au sujet des biens mal acquis sous la dictature et leur conversion en investissements dans les régions les plus défavorisées est prometteuse. Mais elle ne s’accompagne d’aucune vision économique. Sous la pression des bailleurs de fonds et sans alternative à proposer, il est peu probable qu’il puisse changer de politique économique.
L’action de Kais Saied concernant les prix, dont l’augmentation a beaucoup appauvri les Tunisiens, se limite à quelques visites de terrain et des rencontres avec les responsables des organisations économiques. Elle ne s’attaque pas aux raisons profondes et complexes du problème. Les mouvements sociaux, dans ces conditions, ne vont pas tarder à reprendre.
Le FTDES a appelé un Congrès des mouvements sociaux pour l’automne. Quel serait son rôle dans ce nouveau contexte ?
Dix ans après la révolution, les mouvements sociaux butent toujours sur la même difficulté : ils restent fragmentés et ne sont pas englobés dans une dynamique large. Depuis 2011, on a vu beaucoup de mobilisations sur les libertés, mais l’élargissement à la question sociale est difficile.
L’inquiétude actuelle sur les libertés est légitime. Les interdictions de voyage qui touchent plusieurs dizaines de milliers de personnes, par exemple, sans décision de justice ni aucune transparence, sont dangereuses.
Il faut éviter de commettre la même erreur qu’en 2011 et d’ajourner encore la question sociale. Les acteurs politiques avaient promis aux insurgés que la démocratie permettrait de répondre à leur aspiration à la justice sociale. Mais cela n’a pas été le cas. Les partis n’avaient pas de projet de transformation économique. Ils ont poursuivi les orientations néolibérales dictées par les bailleurs de fonds.
Les gens perdront confiance dans la démocratie – si elle est incapable d’améliorer leur condition sociale – et consentiront à la dictature.
La démocratie tunisienne est pourtant présentée comme l’unique succès du « printemps arabe » !
Derrière l’idée « d’exception tunisienne » on sous-entendait qu’on pouvait appliquer à la Tunisie une formule standardisée : le multipartisme comme représentation de la société, des élections comme source de légitimité, le Parlement comme pilier de la démocratie. Mais ce schéma a produit une démocratie de façade, minée par la corruption et coupée de la société.
Nous avons maintenant l’occasion de concevoir notre propre voie démocratique. Notre pays est riche de mobilisations : les mouvements de producteurs, de femmes travailleuses, de jeunes chômeurs, d’agriculteurs, d’animateurs culturels… Ce sont eux les vecteurs de changement, ils doivent être impliqués dans la décision politique. C’est la seule solution pour mettre en œuvre un modèle de développement alternatif qui valorise le potentiel des régions.