Côte d’Ivoire – Aux origines du conflit
Abidjan. Oubliés les traits d’humour légendaires et les grands éclats de rire, les visages sont graves. La vie quotidienne des habitants de la capitale économique du pays est rythmée par les contrôles militaires, les barrages et le couvre-feu. À la nuit tombée, des « hommes en treillis » se glissent dans les quartiers et procèdent à des exécutions sommaires. La peur s’installe. Nos interlocuteurs n’acceptent de s’exprimer que sous le sceau de l’anonymat. « Cette répression sans visage inquiète. Chacun est à la merci d’une possible délation d’un voisin mal intentionné », confie un avocat.
Malgré les efforts de médiation entre belligérants, les surenchères guerrières battent leur plein, les esprits se mobilisent plus qu’ils ne dissertent. Dans cette ambiance délétère, les questions posées sur les ressorts du conflit sont souvent jugées inopportunes. « Quand le navire coule, on ne s’interroge pas sur les raisons de l’avarie, on colmate les brèches. » Ceux qui formulent un point de vue s’attardent plus volontiers sur les causes immédiates du conflit. Opinions tranchées et contradictoires qui reflètent la nouvelle et profonde fragmentation de la société ivoirienne.
La thèse officielle, défendue par le régime, celle de « l’agression extérieure » ne manque ni de soutiens populaires ni d’arguments. Les assaillants dotés d’armes modernes et de téléphones satellitaires disposent à l’évidence de moyens financiers. Plusieurs sous-officiers mutins ont hier bénéficié de l’hospitalité du Burkina. « Quand on connaît la structure policière du pouvoir en place à Ouagadougou, remarque un ministre de l’actuel gouvernement, difficile de croire que de jeunes galonnés ivoiriens échappaient à la vigilance des services de Blaise Compaoré. On peut le soupçonner à tout le moins de complicité passive. » Mais le dirigeant burkinabé, calculateur froid et expert ès déstabilisation, connaissait les risques d’effet boomerang. Aurait-il pris le risque d’une aventure putschiste, en sachant que près de trois millions de ses compatriotes présents en Côte d’Ivoire pouvaient être pris en otage, spoliés de tous leurs biens et poussés au retour dans le pays d’origine ? « S’il faisait le pari d’installer un régime ami en Côte d’Ivoire, pour lui le jeu pouvait en valoir la chandelle… »
Dans d’autres milieux, on évoque « une crise de confiance » en incriminant « le double langage » du président Laurent Gbagbo. « En même temps qu’il semblait réduire les tensions – organisation d’un forum de réconciliation, délivrance d’un certificat de nationalité ivoirienne à l’opposant Alassane Ouattara, constitution d’un gouvernement pluraliste –, il réalisait une véritable épuration ethnique dans les rangs des corps habillés [armée, gendarmerie, police, Ndlr] », signale un cadre d’un parti d’opposition. « Dioulas » (terme sous lequel on englobe tous les habitants du Nord) évincés au profit de membres des ethnies Bété ou Dida du Centre-Ouest, bastion de la présidence. « Des villages entiers ont été recrutés. » Ces pratiques discriminatoires seraient à l’origine de la dissidence des proscrits. L’argument sert un autre plaidoyer : restituer au conflit sa dimension interne.
Une nation fragile
Quoi qu’il en soit, l’immixtion des militaires sur la scène politique constitue une rupture dans l’histoire du pays. Du temps d’Houphouët, l’armée était réduite à la portion congrue, la France était là pour parer à toute éventualité. Changement de décor radical, fin 1999. Le coup d’État du général Robert Gueï, « père Noël en treillis », est accueilli par des manifestations de joie. Mais celui qui promettait de « balayer la maison » avant de remettre les leviers de commande aux civils – à la manière d’un Amadou Toumani Touré au Mali voisin – se laisse griser par le pouvoir. Dès lors, la voie putschiste qu’il a empruntée suscite des vocations chez les déçus du « guéisme ». Son court passage au sommet de l’État (dix mois) est émaillé de plusieurs tentatives de coups de force, réels ou supposés. La « mutinerie » du 19 septembre, qui provoque une partition de fait du pays, consacre les ambitions nouvelles des prétoriens.
Au-delà des explications conjoncturelles, beaucoup admettent que le mal ivoirien est profond, « enraciné ». La croissance démographique et l’immigration sont notamment montrées du doigt. « Rendez-vous compte, le pays ne comptait que quelque 3,3 millions d’habitants en 1960, contre plus de 16 millions aujourd’hui. » La multiplication par cinq de la population en trois décennies n’aurait pas été possible sans un notable apport migratoire. Apport ? L’utilisation du terme provoque la controverse. Le cardinal Bernard Agré dénonce sans ambages le laxisme d’Houphouët en la matière (lire l’entrevue).
Laxisme intéressé, ajoutait en 1990, l’opposant d’alors, Laurent Gbagbo, qui stigmatisait le « bétail électoral » étranger embrigadé pour assurer la réélection du « Vieux ». « C’est faire peu de cas, réplique-t-on à l’ambassade sade du Burkina à Abidjan, de la contribution essentielle de la main-d’œuvre voltaïque [du temps où le Burkina s’appelait la Haute-Volta, Ndlr] au miracle ivoirien tant vanté jusqu’au début de la décennie 1980. »
C’est dès l’époque de la colonie, lors des années 1920-1930, qu’est amorcée l’entreprise de colonisation agricole des régions du Sud-Est et surtout du Centre-Ouest. Là, le front pionnier progresse de manière spectaculaire. Cacaoyères et plantations de café prospèrent au rythme d’implantations des Mossis de Haute-Volta et autres Sahéliens. La dynamique est accentuée par le mot d’ordre d’Houphouët, « la terre est à celui qui la cultive », lancé au lendemain de l’indépendance. Au fil des ans, les autochtones cèdent aussi des portions de forêt aux étrangers. « Les ventes de terre, rappelle le chercheur Jean-Pierre Dozon, se sont effectuées au coup par coup, selon les besoins monétaires des uns (organisation de dispendieuses funérailles, par exemple) et de la demande foncière des autres, qui voulaient se fixer. » En décembre 1998, sévère coup d’arrêt à cette « dépossession » : le Code foncier rural adopté par les députés unanimes réserve la propriété de la terre aux seuls Ivoiriens. Un périlleux feu vert est donné aux expropriations. Les acquis de l’intégration nationale sont remis en cause par cette « reconquête ».
Entre-temps, le régime d’Henri Konan Bédié assurait la promotion de la venimeuse notion d’ivoirité, qui distinguait Ivoiriens « de souche » et ceux réputés de « nationalité douteuse ». D’abord conçue à des fins politiciennes – écarter de la compétition présidentielle le « Burkinabé » Alassane Ouattara –, cette idéologie de l’exclusion ne tarde pas à provoquer des effets pervers en cascade. Non seulement le débat politique se focalise de manière quasi exclusive sur la « nationalité » des prétendants à la magistrature suprême, mais, plus grave, les antagonismes ethniques s’exacerbent. « Nous sommes devenus suspects. Contrôles d’identité et démarches administratives fournissaient prétextes à racket », raconte un « dioula » (nordiste) habitant à Daloa.
Ivoirité et xénophobie
Mais pourquoi le virus de l’ivoirité a-t-il largement diffusé dans le corps social ? Comment s’est opéré un tel rejet de « l’Autre » ? Deux raisons sont avancées. Les médias (télévision, radio, presse écrite) se sont transformés en puissants outils de propagande. Le quotidien Le National décroche la palme des tirades fielleuses. Un jour, il vilipende « les quatre millions d’illégaux qui mangent le pain des Ivoiriens », un autre, il cloue au pilori le couple Ouattara, « le négro-américain et sa juive blanche ». Ce matraquage médiatique s’est opéré alors que le pays était frappé de plein fouet par la crise économique. Chute des cours du cacao et du café, fermeture des portes de la fonction publique. Bref, l’ivoirité est « entrée en résonance » avec le mal-vivre des jeunes générations. Les « conjoncturés », victimes de l’ajustement décidé par le Fmi et la Banque mondiale, ont trouvé de commodes boucs émissaires. Air du temps aidant, il était tentant de récupérer un lopin ou de décrocher un emploi en chassant les « envahisseurs » étrangers ou les « accapareurs » allogènes (Ivoiriens, originaires d’une autre région). La récente croisade « patriotique » contre les « terroristes », les « ennemis de la Côte d’Ivoire », propice aux amalgames, n’a fait qu’amplifier le phénomène.
Risques de dérapages
La polarisation des esprits n’épargne pas le champ religieux. Dans la région méridionale, les évangélistes ont réalisé ces deux dernières décennies une percée spectaculaire. Les nouveaux prophètes sont prompts à prendre pour cible la « menace islamiste ». Leur rhétorique oscille entre la dénonciation des « forces sataniques » et les promesses de « délivrance ». Le pasteur Moïse Koré de l’Église pentecôtiste Four square s’est imposé comme actuel « conseiller spirituel » à la présidence. Son message imprègne le sommet de l’État. « Que le Dieu tout puissant bénisse la Côte d’Ivoire et qu’il nous libère des méchants », déclarait Laurent Gbagbo dans son allocution à la nation du 8 octobre dernier. L’Église catholique, secouée, résiste à la tentation de la « croisade chrétienne ». L’archevêque d’Abidjan, Bernard Agré, s’inquiète de la recrudescence des exactions et des assassinats sommaires dans les deux camps et appelle solennellement à « mettre un terme à la culture de mort ». De la même manière, l’imam Idriss Koudouss, président du Conseil national islamique (Cni) de Côte d’Ivoire, évite de jeter de l’huile sur le feu. Il se contente de déplorer que « la communauté musulmane soit frappée d’ostracisme et ses dignitaires diabolisés ». La tentation d’instrumentaliser les clivages religieux n’en demeure pas moins présente.
Sans doute faut-il se garder de magnifier le long règne d’Houphouët, autocrate éclairé. Un regard rétrospectif sur les neuf dernières années donne pourtant le sentiment d’un gâchis, d’une sorte de liquidation d’héritage.
En effet, tous ses successeurs ont joué les apprentis sorciers en surfant sur la vague de l’ivoirité. L’Histoire sera sans doute sévère pour ces leaders politiques – Bédié, Gueï, Gbagbo –, plus préoccupés d’accéder puis de se maintenir au pouvoir par tous les moyens, que de tracer des perspectives d’avenir à l’aide d’un projet fondé sur la citoyenneté et fédérant les énergies.
D’Abidjan à Yamoussoukro, le pessimisme prévaut. Nos interlocuteurs peinent à imaginer un scénario de sortie de crise. Certains appréhendent une spirale de pogroms interethniques et son sinistre cortège de vengeances. D’autres craignent un enlisement du conflit selon les décourageants scénarios angolais ou libériens. Tous redoutent plus que tout des affrontements interethniques de grande ampleur. « On ne peut plus écarter le spectre de la guerre civile », nous a-t-on répété. Le recours aux mercenaires et aux « escadrons de la mort », les assassinats de villageois signalent les dérives. Nationalisme exacerbé, socialisme dévoyé et prophétisme guerrier constituent bien un « cocktail détonant », capable de faire exploser le pays et d’embraser la sous-région. Seule note rassérénante, dirigeants africains et capitales occidentales sont conscients des enjeux et s’efforcent de déminer le terrain. La Côte d’Ivoire échappera-t-elle à la chronique d’un désastre annoncé ?
Yves Hardy
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