Côte d’Ivoire : Souffle d’espoir dans un pays meurtri

Publié le 19.09.2012| Mis à jour le 08.12.2021

Au terme d’une décennie de déchirements, la République de Côte d’Ivoire connaît un indéniable renouveau. Cependant, les militants du Front populaire ivoirien (FPI) du président déchu Laurent Gbabgo, n’ont – eux – pas abdiqué et marquent leur défiance. Le réapprentissage du vivre ensemble s’annonce comme une tâche de longue haleine.


À Abidjan, la vie a repris son cours. Après six mois de violents affrontements post-électoraux – 3 000 morts entre novembre 2010 et avril 2011 –, place aux réjouissances. Ce 20 janvier, la ville vit au rythme de la marche en avant des « Éléphants », l’équipe nationale de football en lice pour la coupe d’Afrique des nations (Can). « 22 millions de supporters » affichent de vastes panneaux publicitaires, orchestrant un vibrant appel à l’unité de ce pays coupé en deux, entre Nord et Sud, durant près de dix ans. Les hommes en treillis, Kalachnikov en bandoulière, qui déambulaient dans les rues, ont réintégré les casernes. Des boutiques hi-tech et des restaurants à la mode ont rouvert leurs portes. Le chantier du troisième pont sur la lagune Ébrié a été lancé. L’heure est à la reconstruction. Et à la normalisation, est-on tenté de dire.

Patatras ! Le lendemain matin, un meeting de partisans de l’ex-président Gbagbo, tenu dans la banlieue populaire de Yopougon, est attaqué à jets de pierre par des supporters du chef de l’État, Alassane Ouattara. Bilan : 1 mort et 45 blessés. Le chauffeur de taxi qui me conduit sur les lieux ne décolère pas : « Choisir ce lieu est une provocation », clame-t-il en montrant une vidéo enregistrée sur son por table. « Là même, regardez, il y a quelques mois, les Jeunes Patriotes[[Les disciples fanatisés de Charles Blé Goudé, « ministre de la Rue » de Laurent Gbagbo.]] ont braisé des étrangers. » Les images sont terribles. Des hommes sont frappés à coups de gourdin, puis jetés au milieu des flammes.

Premier constat : si le décor abidjanais a changé, tous les esprits sont loin d’être apaisés. La lecture des quotidiens confirme le diagnostic. La rhétorique de la « presse bleue » (pro-Gbagbo) reste vindicative. Elle ne reconnaît toujours pas la défaite électorale de son champion, transféré à la Cour pénale internationale (CPI). Sa libération, ainsi que celle d’une vingtaine de proches et de quarante cadres de son parti détenus en Côte d’Ivoire, sont érigées préalablement à toute reprise du dialogue politique.

Justice des vainqueurs

À l’inverse, les partisans de Ouattara ne sont pas inquiétés. Pourtant, les anciens chefs rebelles, les « Com-zones », véritables seigneurs de guerre, ont commis – outre rackets et pillages – de nombreuses exactions dans la zone Nord sous leur contrôle entre 2002 et 2011. Leur conquête du pouvoir début 2011, après l’invalidation par le Conseil constitutionnel de la victoire de Ouattara, s’est accompagnée d’autres tueries, en particulier dans l’Ouest (voir pages 9-10). Enjeu crucial : Alassane Ouattara autorisera-t-il les poursuites contre ses soutiens militaires d’hier au risque de déstabiliser son régime ?

La revendication d’une « égalité de traitement » est relayée par la société civile ou encore par l’avocat Drissa Traoré, premier vice-président de la Commission nationale des droits de l’homme : « L’essentiel, dit-il, est de mettre un terme à l’impunité. Que la justice montre son indépendance en poursuivant les coupables d’exactions dans les deux camps. » La tâche revient d’abord à deux instances créées par le pouvoir : une Commission nationale d’enquête qui doit faire la lumière sur les assassinats de la période post-électorale, et une Commission dialogue vérité et réconciliation (CDVR), au mandat plus large. Dernière épée de Damoclès, la Cour pénale internationale pourrait poursuivre d’autres responsables de crimes de guerre, de génocide et crimes contre l’humanité. D’autant que le 23 février dernier, la CPI a décidé d’élargir ses enquêtes à tous les crimes commis depuis le 19 septembre 2002, date de la tentative de coup d’État contre Laurent Gbagbo.

Un périple à l’intérieur du pays permet de constater que les tueries des rebelles anti- Gbagbo sont désormais relatées sans peur, mais avec douleur comme autant de résurgences d’une mémoire blessée.

À Bouaké, on évoque comme si c’était hier, le massacre le 6 octobre 2002, d’une soixantaine de gendarmes et de leurs familles, exécutés de sang froid par les insurgés. Plus au nord, Yacouba Ouattara, représentant du Mouvement ivoirien des droits de l’homme (Midh) dans la région des Savanes, précise : « En juin 2004, des jeunes du quartier de la Grande mosquée avaient fait allégeance au sergent-chef Ibrahim Coulibaly, leader rebelle dissident. Les fi dèles à Guillaume Soro se sont alors livrés à une chasse aux jeunes. Plusieurs dizaines d’entre eux ont été tués. » Sidiki Konaté, ministre de l’Artisanat et bras droit de Guillaume Soro, l’ancien chef rebelle devenu Premier ministre, accueille cet ensemble de doléances avec calme : « C’est à la justice de vérifier ces allégations. Mais n’oubliez pas que si Laurent Gbagbo s’était maintenu au pouvoir, ses escadrons de la mort auraient procédé à une purifi cation ethnique et l’on déplorerait un génocide. »

Une réconciliation incantatoire

Le chef de l’État fait le pari que la relance économique stabilisera le pays. Il veut : « Faire de la Côte d’Ivoire un pays émergent à l’horizon 2020. » « Mais attention, rappelle Jean-Louis Billon, président de la Chambre de commerce et d’industrie (CCI), la croissance ne peut pas tout résoudre. Il faut traiter au fond les questions foncières et de citoyenneté. »

Des propos ratifiés et complétés par les ONG. Eugène Kouassi Kra, président fondateur de l’Association ivoirienne pour le progrès (AIP, partenaire du CCFD-Terre Solidaire), basée à Bouaké, déplore que la Commission dialogue vérité et réconciliation, entrée en fonction le 28 septembre 2011, ait raté son départ. « Aucun travail sérieux n’a été entrepris afin qu’émerge la vérité concernant les crimes commis hier. » Patrick N’Gouan, coordonnateur de la Convention de la société civile ivoirienne (CSCI, partenaire du CCFD-Terre Solidaire) – rassemblant depuis octobre 2005, ONG, syndicats et organisations religieuses – complète : « La société civile n’est pas impliquée dans les travaux de la Commission et bizarrement une Convention des associations et organisations libres de Côte d’Ivoire (CLCI) est apparue, créant la confusion dans l’esprit du public. Ce n’est pas bon signe. » « Notre mandat court sur deux années, un peu de patience », réplique Me Françoise Kaudjhis-Offoumou, membre de la CDVR. « Certes, ajoute l’avocate, j’ai été désignée pour représenter les habitants de l’est du pays, mais je suis aussi actrice de la société civile en tant que coordinatrice de la Commission nationale Justice et paix. »

Sur le terrain, d’autres débats se font jour. Ils concernent notamment les déplacés internes et les réfugiés dans les pays voisins. Si la tendance au retour se confirme, leur nombre, fin 2011, se chiffrait encore respectivement à 186 000 et 161 000 (dont 85 % au Liberia). Direction Bingerville, à l’est d’Abidjan. Le site de l’Église Harriste (de type prophétique), est occupé par une centaine de tentes qui abritent 780 personnes. Rosemonde G’Nango, veuve de trente ans, raconte : « Je suis Bété (2). Mon mari était un corps habillé (militaire). Il a été tué dans les combats. Je voudrais redémarrer un petit commerce de pagnes et bijoux pour faire vivre mes cinq enfants. » « La plupart des hommes restés là sont des soutiens avérés de Laurent Gbagbo, glisse en aparté un membre d’ONG. Beau coup sont complices de crimes. S’ils retournent chez eux, ils peuvent craindre des représailles. »

D’autres déplacés s’inquiètent de la diminution des vivres du Programme alimentaire mondial (Pam) : « On veut nous obliger à partir », proteste l’un d’eux. Un haut fonctionnaire traduit l’impatience gouvernementale : « Ces personnes ont été assistées durant un an. Il est temps qu’elles se réinstallent dans le lieu de leur choix. » D’autant que ces toiles de tente détonnent dans le paysage d’une Côte d’Ivoire officiellement pacifiée…

Démobilisés, laissés-pour-compte

En matière de sécurité, l’amélioration est nette. Les barrages qui entravaient la circulation ont été levés. Reste une insécurité résiduelle due à des « coupeurs de route » incontrôlés et aux ex-rebelles qui n’ont pas trouvé place dans l’armée, rebaptisée Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI). « [[Ces démobilisés accusent une chute de leur niveau de vie, témoigne Eugène Kouassi Kra de l’ONG AIP. Hier, ils ne payaient rien : ni loyer, ni eau, ni électricité. On les presse de redémarrer une vie civile, alors qu’ils ne savent manier que les armes.]] »

Saura-t-on détourner ces jeunes en armes de la tentation du banditisme ? «[[ La réconciliation doit être l’affaire de tous]] », positive Valérie Sorho, directrice de l’ONG Animation rurale de Korhogo. L’ARK a participé pendant dix-huit mois à un programme de réhabilitation communautaire qui a permis de reconstruire écoles et centres de santé dans une cinquantaine de communautés de la région septentrionale. «[[ Les populations ont, à cette occasion, renoué le dialogue.]] »

Les promotions de quelques chefs rebel les ont fait sourire. Le charismatique « Com-zone » Chérif Ousmane a été nommé commandant en second du Groupe de sécurité de la présidence de la République. Tuo Fozié, lui, est le nouveau patron de la Cellule de lutte contre le racket : « Au moins, il connaît son affaire », persiflent les frondeurs. Mais ces mesures les éloignent de leur fief. Peut-être un moyen pour Alassane Ouattara de réduire leur influence ?

Autre défi de taille, le retour du Front populaire ivoirien (FPI), le parti de Laurent Gbagbo, dans le jeu politique. L’ancien président a réuni sur son nom 46 % des suffrages lors du scrutin présidentiel. Au sein du FPI, le débat est vif entre les modérés et les intransigeants : partisans du boycott des échéances électorales. Les scrutins locaux du mois de mai prochain serviront de test.

Reste encore à Alassane Ouattara à « maîtriser sa victoire ». Ses alliés du PDCI, (Parti démocratique de Côte d’Ivoire), de Henri Konan Bédié, s’inquiètent de « tentations hégémoniques ». L’un de ses sages, Amoakon Thiemele, soixante-dix ans, égrène la liste des nominations de Dioulas (Nordistes) dans la haute fonction publique et met en garde : « Cela ressemble à une “dioulisation” du pouvoir. Il ne faudrait pas que le président perde le sens de l’équilibre. » « La vraie réconciliation se fait attendre, regrette encore Patrick N’Gouan de la CSCI. Le risque est que les plaies non cicatrisées provoquent demain une nouvelle fièvre. »

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