Crise alimentaire et COVID-19: de quelle relocalisation voulons-nous?
La crise du covid-19 a mis à nu les faiblesses de notre système agricole et alimentaire mondialisé. Face à ce constat, l’idée d’une « relocalisation » de nos productions a le vent en poupe.
Mais comment faire pour qu’elle ne soit pas synonyme de repli sur soi ?
Plusieurs régions dans le monde expérimentent déjà une démarche pour construire des « systèmes alimentaires territorialisés ». Des propositions qui pourraient bien inspirer nos politiques publiques…
La crise du Covid-19 a durement impacté le secteur agricole et mis à jours ses faiblesses
De nombreux pays européens se sont trouvés privés de main d’œuvre agricole en raison de la fermeture des frontières.
Nombre d’agricultrices et d’agriculteurs ont perdu les récoltes qu’ils ne pouvaient écouler localement à cause de la fermeture des marchés.
En Afrique de l’ouest, le Covid-19 et les mesures de riposte prises pour lutter contre sa propagation ont impacté le fonctionnement des filières agropastorales et les échanges agricoles. La fermeture des frontières nationales et régionales, l’isolement ou la mise en quarantaine de régions entières et de grands centres urbains fortement infectés ont perturbé la collecte et le transport des produits agricoles vers les zones de consommation, y compris à l’échelle locale.
A cela s’ajoute la responsabilité de l’agriculture et de l’élevage industriels dans l’émergence et la diffusion accrue des pandémies, tant en raison de leur responsabilité dans la destruction des écosystèmes que des échanges mondialisés qu’ils induisent.
La crise a révélé la faible résilience des systèmes alimentaires industrialisés, et mis en lumière les problèmes structurels qui entravent la souveraineté alimentaire des populations.
L’absurdité de nos modèles agricoles a plus que jamais été révélée, à tel point que désormais en France, plus de 9 personnes sur 10 souhaitent que l’exécutif garantisse « l’autonomie agricole de la France ».
Une relocalisation non réfléchie peut aussi accroître la crise alimentaire
De nombreux acteurs brandissent la relocalisation comme remède à nos maux en matière de résilience agricole. Mais ils font souvent peu de cas de l’impact qu’une relocalisation jusqu’au-boutiste aurait sur les autres pays.
Une relocalisation irréfléchie risque d’alimenter encore davantage (sans mauvais jeu de mot) la crise de la faim qu’annoncent les agences onusiennes PAM.
En suspendant leurs exportations de céréales fin avril, la Russie et plusieurs pays producteurs ont par exemple mis en danger la sécurité alimentaire de l’Algérie.
La relocalisation : comment et à quelles conditions ?
C’est quoi le « local » ? Peut-on et doit-on exclusivement s’approvisionner localement ? L’alimentation locale peut-elle nourrir tout le monde ? A quelles conditions ? Comment mettre en œuvre une relocalisation solidaire et juste, qui ne soit pas synonyme de repli sur soi ?
En Afrique de l’Ouest plusieurs organisations ont fait le pari de construire des « systèmes alimentaires territorialisés ».
Au Sahel, c’est le cas du GRDR (Groupe de recherche et de réalisations pour le développement rural), soutenu par le CCFD-Terre Solidaire qui accompagne des organisations paysannes, des collectivités et d’autres acteurs locaux dans l’élaboration de cette démarche.
C’est quoi, un système alimentaire territorialisé ?
– Une alternative au système actuel
Territorialiser un système alimentaire, c’est proposer une alternative durable au système alimentaire mondialisé actuel. Ce système est actuellement structuré autour de grandes firmes industrielles, tant pour le commerce des intrants (semences, pesticides, fertilisants, etc.) que pour des produits alimentaires souvent hautement transformés.
C’est un modèle très compétitif car les coûts qu’il induit pour la société ne lui sont pas imputés : destruction des écosystèmes, nivellement par le bas de la qualité avec la hausse des maladies type diabète et obésité, appauvrissement des agriculteurs, volatilité des prix. La prospérité financière de ce système s’est aussi construite sur la destruction des biens communs.
– Mais pas un retour au passé
« Le modèle qualifié de « système alimentaire territorialisé » (SAT) ne constitue pas un retour nostalgique à l’organisation des systèmes alimentaires dans les économies rurales du début du XXe siècle » [8][[https://theconversation.com/lurgence-de-systemes-alimentaires-territorialises-136445]] expliquent les chercheurs Jean-Marc Meynard et Jean-Louis Rastoin. Il s’agit bien d’une mutation du modèle de production qui prenne en compte les spécificités et besoins territoriaux de l’ensemble des acteurs d’un territoire, pour penser et mettre en œuvre collectivement un modèle écologique, résilient, pourvoyeur d’emplois de qualités, développant une alimentation variée. Cela ne signifie pas couper tout échange international !
– Une démarche lancée suite aux émeutes de la faim de 2008
Cette évolution de l’appréhension des problématiques agricoles et alimentaires, pour le GRDR, date d’environ 2009 et fait suite aux émeutes de la faim de 2008. Une hausse des prix des denrées alimentaires importées avaient déclenché des émeutes dans de nombreuses villes de la région du Sahel.
Le GRDR, qui soutenait les producteurs locaux, s’est aperçu que les familles préféraient échanger le sorgho mis à leur disposition contre du blé et/ou du riz importés. La production locale était délaissée au profit d’une nourriture importée soumise à la spéculation et de moins bonne qualité.
Il n’était donc pas suffisant de soutenir les producteurs, il fallait aussi travailler avec les consommateurs, « de la fourche à la fourchette ». Pour cela il était aussi indispensable de travailler avec les autorités locales.
A partir de 2016, le GRDR a accompagné une première collectivité, le département de Rufisque, en périphérie de Dakar au Sénégal, dans le diagnostic de son système alimentaire puis dans la territorialisation de ce système via la mise en œuvre d’un ensemble d’actions et de mesures politiques.
Cette approche s’engage aussi par la suite dans la ville de Kayes, au Mali, avec le soutien du CCFD-Terre Solidaire, et dans la ville de Ziguinchor, en Casamance (Sénégal).
– Un processus qui implique l’Etat et l’échelon local
L’implication des Etats ou de l’échelon local est en effet indispensable pour mobiliser les politiques publiques et en assurer la cohérence : planification, infrastructures et développement urbain (gestion du foncier agricole, localisation des points de restauration), transport public et routes, développement économique local, éducation, santé publique, gestion des déchets, etc. [[Guide GRDR « Co-construire un projet alimentaire territorial », p11]] Les pouvoirs publics sont aussi en charge de rassembler tous les acteurs concernés (et ils sont nombreux !), et de mener un diagnostic territorial, pour établir un plan d’action.
A Kayes, les autorités publiques se sont largement impliquées dans le projet : conseil municipal et services techniques comme les Directions Régionales de l’Agriculture, de la statistique et de la planification, de la concurrence et du commerce, des eaux et forêts, etc.
L’Etat est également à même de faire évoluer les habitudes des consommateurs pour accroître la demande en produits locaux. Un de ses leviers est la promotion de l’alimentation locale : éducation dès le plus jeune âge à la santé nutritionnelle, animation de campagnes d’information-communication de masse auprès des consommateurs, etc.
Un enjeu de taille quand on sait que les brisures de riz importées d’Asie sont généralement préférées au riz produit localement dans la zone de l’Office du Niger alors qu’elles présentent une qualité nutritionnelle très inférieure.
Les achats publics (hôpitaux, écoles, universités, casernes, prisons, etc.) peuvent aussi jouer un rôle déterminant dans la stimulation de la production et de la consommation locale. A Rufisque au Sénégal, le GRDR accompagne maintenant la collectivité dans l’élaboration d’un plan alimentaire territorial qui prévoit que les cantines scolaires s’approvisionnent auprès des producteurs locaux.
– Une proximité entre producteurs et consommateurs
Les systèmes alimentaires territorialisés favorisent une plus grande proximité entre producteurs et consommateurs.
A Kayes, le GRDR a accompagné la mise en place d’une « boutique paysanne », un point de vente de produits maraîchers issus de l’agroécologie, pour que les producteurs puissent plus facilement écouler leurs productions en ville et se distinguer des producteurs conventionnels sur le grand marché.
A ce jour une vingtaine de producteurs en agroécologie paysanne alimentent la boutique. La détermination des quantités de produits à fournir à la boutique et leur écoulement est facilitée par le contact direct entre producteurs et consommateurs, via un groupe What’s App.
Le réseau social a également permis de renforcer les liens entre producteurs et associations de femmes transformatrices, garantissant des débouchés pour les uns, et la régularité de l’approvisionnement en matière première de qualité pour les autres.
Cela a également créé un engouement autour des questions d’agroécologie et de nouvelles relations de proximité et de solidarité.
« [Les membres du groupe] communiquent beaucoup par les images, les vidéos, les notes vocales. C’est aussi un groupe de formation, ils se partagent des éléments techniques sur l’entretien des champs. Cela permet aux consommateurs de comprendre dans quelles conditions les produits qu’ils consomment sont produits», témoigne Ibrahima Zerbo, coordinateur du programme TAPSA du GRDR au Mali.
Pendant la crise Covid-19, alors que la boutique paysanne était fermée et les déplacements restreints, producteurs et consommateurs se sont auto-organisés grâce à leur groupe What’sApp pour mettre en place une livraison à domicile.
– un processus intimement lié à la transition agroécologique…
Lorsque l’on donne la parole aux citoyens, leurs priorités intègrent le respect des territoires, de leur santé et des emplois, favorisant ainsi l’agroécologie .
Mais les pratiques alimentaires restent souvent contraintes par un faible pouvoir d’achat. C’est le cas en France comme pour de nombreux consommateurs kayésiens, pour lesquels les produits alimentaires importés – de qualité parfois douteuse – sont les plus accessibles financièrement.
Le développement de systèmes de production agroécologiques permettant de produire à plus grande échelle des produits sains, de qualité, respectueux de l’environnement et des écosystèmes, apporte des réponses à toutes ces préoccupations.
Dans le cadre d’un système alimentaire territorialisé, cela implique un soutien public accru à la promotion et diffusion de l’agroécologie.
– Un atout pour l’emploi !
Si elles sont un réel atout pour la santé et un environnement sain, l’approche « système territorial » et l’agroécologie, dont les pratiques sont hautement intensives en main d’œuvre, sont également un réel atout pour l’emploi. Par exemple avec la production d’intrants naturels à plus grande échelle : compost, biopesticides, multiplication de semences paysannes, etc.
Organisées à l’échelle des territoires, les activités de transformation, collecte, transport, distribution, commercialisation, sont autant d’opportunités d’emplois non agricoles, notamment en milieu rural.
A Kayes par exemple, les producteurs acheminent leurs produits entreposés dans des paniers ou caisses en bois confectionnées par les artisans locaux. Pendant la crise Covid-19, pour faciliter la livraison de produits à domicile, le GRDR a équipé un comité de producteurs de 3 tricycles, ce qui a permis à des jeunes de se créer une petite activité de transporteur. Ce sont de petits exemples qui, combinés et pensés à un niveau territorial, peuvent redynamiser les territoires et contribuer au maintien ou à la création d’emplois dignes.
A l’heure où la priorité est à la santé, à la résilience de nos systèmes agricoles et à la création d’emplois de qualité, espérons que les politiques de relance s’intéresseront de près aux systèmes alimentaires territorialisés et à l’agroécologie!
Jessica Pascal, Chargée de mission partenariat Sahel
Manon Castagné, Chargée de plaidoyer Souveraineté Alimentaire et Climat
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