Devoir de vigilance : la loi française inspire l’Europe et le monde

Publié le 05.07.2021| Mis à jour le 13.01.2022

En 2017, la France devient pionnière dans la lutte contre l’impunité des multinationales en adoptant une loi inédite sur le devoir de vigilance des entreprises. Elle fait désormais figure de référence au sein de l’Union européenne et au niveau international, où des négociations sont en cours pour légiférer sur la question.


Retrouvez l’interview de Swann Bommier, chargé de plaidoyer pour la régulation des multinationales.

C’était il y a un peu plus de 4 ans, le 27 mars 2017, la loi française sur le devoir de vigilance des multinationales était adoptée. L’aboutissement d’un très long combat qui a débuté en 2009 pour le CCFD-Terre Solidaire, ses alliés[[Notamment le collectif Éthique sur l’étiquette, Amnesty, Sherpa, les Amis de la Terre, ActionAid France, CFDT, CGT]] et quelques politiques engagés.

La première loi à faire le lien entre la maison-mère d’une entreprise et sa chaîne d’approvisionnement – ses filiales, fournisseurs et sous-traitants – dans le monde. La seule loi qui oblige les grandes entreprises françaises[[Les sociétés françaises qui emploient au moins 5 000 salariés en France et celles de plus de 10 000 salariés dans l’Hexagone ayant leur siège social à l’étranger]] à s’assurer du respect des droits humains et environnementaux dans toutes leurs activités en France comme à l’étranger.

Il aura fallu une détermination sans faille aux acteurs qui ont œuvré à l’élaboration de cette loi inédite, pour convaincre, à tous les niveaux, de la nécessité de réguler les entreprises.

Ce, même après l’effondrement de l’immeuble Rana Plaza au Bangladesh en 2013 qui a coûté la vie à plus de 1 000 ouvrières travaillant pour des marques internationales, dont des enseignes françaises. Ce drame a révélé aux yeux du monde les effets dévastateurs provoqués par les activités des entreprises sur les droits fondamentaux. En toute impunité.

Depuis son adoption, le devoir de vigilance à la française a essaimé. Au sein de l’Union européenne, des États membres se sont saisis de la question – de la Finlande à l’Autriche, en passant par l’Italie. Certains ont déjà fait évoluer leur législation comme aux Pays-Bas, ou sont en passe de le faire, à l’instar de l’Allemagne.

« Cela montre la dynamique en cours », se réjouit Swann Bommier, chargé de plaidoyer au CCFD-Terre Solidaire, même si la loi en France reste aujourd’hui la plus ambitieuse en la matière.


Le 10 mars dernier, une nouvelle étape a été franchie, avec un vote massif des eurodéputés en séance plénière du Parlement pour un devoir de vigilance européen : 504 voix pour, 79 contre et 112 abstentions. Les 9 organisations, qui travaillent sans relâche depuis l’adoption de la loi française sur sa déclinaison européenne et interna­tionale, ont salué un vote “décisif pour lutter contre l’impunité des multinationales” » .

Car ce texte – s’il n’est qu’une proposition à la Commission européenne qui doit présenter son projet de directive d’ici à l’été – dessine « les contours de ce que les députés européens ambi­tionnent comme législation », précise Swann Bommier. Et certaines recommandations sont encourageantes.

D’abord, toutes les sociétés souhaitant accéder au marché de l’Union – des PME aux multinationales, y compris les entreprises étrangères – devront prévenir les risques sociaux et environnementaux dans toute leur chaîne de sous-traitance et fournisseurs. Sous peine, pour la première fois, d’être condamnées en justice en cas de préjudices et de manquement à leur devoir de vigilance.

Autre avancée par rapport à la loi française, les sanctions imposées incluent, outre des amendes, « l’exclusion temporaire ou définitive des marchés publics et des aides d’État, et l’interdiction d’importation des produits liés à de graves violations des droits de l’homme, comme le travail forcé ou le travail des enfants », précise le texte du Parlement européen.

De telles mesures mettront fin à l’impunité des entreprises, a assuré la rapporteuse du texte Lara Wolters (S&D) : « Grâce à ces nouvelles règles, les entreprises auront la responsabilité juridique d’éviter et de limiter les risques dans l’ensemble de leur chaîne de valeur, les victimes bénéficieront d’un droit à la réparation et cela amènera de l’équité, des conditions de concurrence équitables et la clarté juri­dique pour toutes les entreprises, les travailleurs et les consommateurs. »

À ses côtés, plusieurs initiateurs de cette proposition, dont les Français Raphaël Glucksmann (PS) et Manon Aubry (GUE-NGL), ont réussi à convaincre une large alliance d’eurodéputés d’adopter cette version du texte. Y compris au sein du groupe majoritaire de droite, le PPE, plus sensible aux arguments des puissants lobbys économiques qui restent, sans surprise, dans leur grande majorité, opposés à une telle législation.

Toujours les mêmes arguments

En France, le combat continue pour faire appliquer le devoir de vigilance. La première étude du Radar de vigilance à laquelle a participé le CCFD-Terre Solidaire a révélé qu’en 2020, encore 27 % des 265 entreprises visées par la loi et recensées par les ONG, n’avaient toujours pas publié leur plan de vigilance (Échos du monde n° 316).

Quant aux représentants du monde économique et surtout du patronat – en tête, le Medef, l’Afep, et le superpatronat européen Business Europe dirigé par Pierre Gattaz, l’ancien patron du Medef –, « ils sont tous vent debout contre un projet de loi européen contraignant », confirme Swann Bommier.

Leurs arguments n’ont d’ailleurs pas changé depuis la bataille pour le devoir de vigilance en France : cela mettrait à mal les intérêts des entreprises et l’économie européenne.

« Ils poussent pour une obligation de moyens et non de résultats. Les entreprises n’auraient qu’à montrer qu’elles ont instauré des mesures pour prévenir les risques, mais sans avoir à prouver leur efficacité sur le terrain auprès de leurs chaînes d’approvisionnements. On resterait dans le greenwashing perpétuel », dénonce le chargé de plaidoyer.

La Commission, qui a lancé ces consultations publiques afin de récolter les avis en amont de la présentation de son texte, croulerait sous les contributions des entreprises. Seront-elles suffisantes pour convaincre l’institution de réduire la portée du projet ?

Pour le député PS Dominique Potier, l’un des acteurs de la loi française, la majorité obtenue en plénière du Parlement est « un message très fort envoyé à la Commission. Cet événement marque une étape historique dans l’émergence d’un nouveau modèle européen, héritier d’un humanisme qui sera une force dans la mondialisation ».

La crise du Covid-19 a davantage mis en lumière les manquements des entreprises en matière de devoir de vigilance, et a favorisé une accélération des prises de conscience, même dans le camp des libéraux.

Comme le montre la prise de position en faveur d’une réglementation contraignante du commissaire européen à la Justice, porteur du projet législatif, Didier Reynders. « Nous devons faire en sorte qu’un comportement responsable des entre­prises et des chaînes d’approvisionnement durables devienne la norme, une orientation stratégique pour les entreprises », déclarait-il lors d’un webinaire organisé par le Parlement européen en avril 2020.

Aller plus loin

« L’enjeu, jusqu’en juin, est de s’assurer que les États membres fassent pression sur la Commission de façon constructive », explique Swann Bommier, pour obtenir un consensus politique sur une législation européenne la plus contraignante possible.

Les ONG appellent à s’appuyer sur les forces de la loi française et du texte du Parlement, mais à en corriger aussi leurs défaillances. Car « c’est toujours aux victimes de prouver les manque­ments des entreprises, regrette le chargé de plaidoyer.


Or, elles n’ont jamais accès aux informations confidentielles des sociétés. Nous plaidons, au contraire, pour que ce soit à l’entreprise d’établir qu’elle a tout mis en œuvre pour prévenir des risques ». « Il faut aussi améliorer l’accès à la justice des victimes », ajoute-t-il, afin de réellement tenir responsables les entreprises de leurs impacts négatifs.

« Ce n’est qu’à ces conditions que des violations suspectées, telles que le financement du terro­risme par Lafarge en Syrie ou l’accaparement des terres par Total en Ouganda, ne resteront pas impu­nies », affirment les ONG.

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Le combat est donc loin d’être terminé. Mais le CCFD-Terre Solidaire et ses alliés poursuivent leur plaidoyer auprès des eurodéputés et du gouvernement français pour défendre ces mesures ambitieuses dans la future directive.

Pour le moment, le discours gouvernemental en dit long : « Corrigeons d’abord les imprécisions de la loi fran­çaise, nous disent-ils. Mais c’est surtout pour l’amoindrir », atteste le chargé de plaidoyer.

Rien de surprenant là aussi. À l’époque de l’élaboration de la loi française, Emmanuel Macron, ministre de l’Économie, n’était déjà pas son plus grand fervent défenseur. Reste que l’année 2022 s’annonce décisive pour la France tant au niveau national – avec l’élection présidentielle – qu’européen, puisque le pays assurera la présidence de l’Union dès janvier pour six mois, avec la question du devoir de vigilance sur la table.

L’engagement des décideurs européens sur la régulation des entreprises au sein de l’Union sera-t-il à la hauteur des attentes des organisations et des États membres impliqués sur le sujet ? « La Finlande a déjà prévenu qu’elle légiférera au niveau national si la proposition européenne manque d’am­bition », rapporte Swann Bommier.

Et la lutte contre l’impunité des multinationales ne se limite pas aux frontières de l’Europe : « (…) nos organisations appellent les décideurs européens à s’engager de manière résolue dans (les) discussions onusiennes concernant un traité sur les multinatio­nales et les droits humains.


L’Union européenne et ses États membres ne doivent pas utiliser le débat autour de cette législation européenne pour ralentir les négociations internationales ou en affaiblir le contenu. » La société civile y veillera, que les institutions européennes se le tiennent pour dit.

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