Devoir de vigilance : la protection des droits humains en péril (Tribune)

Publié le 25.06.2020| Mis à jour le 07.12.2021

La loi française sur le devoir de vigilance est unique au monde. Fruit de quatre ans de combat de la société civile, elle entend prévenir et réparer les atteintes aux droits humains et à l’environnement causées par les activités de multinationales françaises où qu’elles aient lieu sur le globe. Une décision du tribunal judiciaire de Nanterre du 30 janvier dernier remet pourtant sérieusement en cause cette loi humaniste et visionnaire, qui a tout juste 3 ans, en la renvoyant aux mains du tribunal de commerce. Alors que le dossier sera sur le bureau des juges d’appel le 24 juin prochain, l’enjeu à préserver l’esprit de cette loi pionnière est de taille.


En juin 2019, les Amis de la Terre France, Survie et quatre associations ougandaises mettent en demeure le groupe Total de se conformer à la loi sur le devoir de vigilance. Deux ans d’enquête en Ouganda avaient révélé que des dizaines de milliers de personnes allaient être affectées par un gigantesque projet de forage du pétrolier français, et que plusieurs milliers d’entre elles avaient déjà été privées du droit de cultiver leurs terres, sans avoir reçu de compensation financière adéquate. Le projet se développe en outre au cœur du parc naturel des Murchison Falls, une zone protégée pour sa biodiversité.

Quatre mois plus tard, en octobre 2019, considérant que Total n’avait toujours pas mis en œuvre les mesures nécessaires pour prévenir les impacts humains et environnementaux liés à ce projet, les six ONG assignent l’entreprise devant le tribunal judiciaire, engageant ainsi la première action en justice visant à faire respecter la loi sur le devoir de vigilance.

La décision du tribunal judiciaire de Nanterre du 30 janvier 2020 apparaît comme un nouveau frein dans la lutte contre l’impunité des multinationales. Estimant que le devoir de vigilance est assimilable à un acte de gestion de l’entreprise, le tribunal a jugé que le litige ne relevait pas de sa compétence mais de celle du tribunal de commerce.

Ce raisonnement est inquiétant pour deux raisons.

Tout d’abord, cette décision trahit la philosophie de la loi. En effet, le devoir de vigilance a pour objectif de ramener les entreprises dans le champ social et environnemental, en les rendant redevables devant la justice des impacts négatifs de leurs activités sur les tiers que sont les salarié-e-s de ses filiales, fournisseurs et sous-traitants, les communautés affectées ou encore l’environnement. Or, renvoyer ces litiges devant les tribunaux de commerce reviendrait à considérer ces enjeux comme des conflits purement commerciaux, là où la loi tente précisément d’extraire les entreprises du seul prisme financier.

Par ailleurs, la légitimité des juges du tribunal de commerce, commerçants élus par leurs pairs, repose sur leur connaissance technique du monde des affaires. Ni cette compétence technique, ni le jugement par des pairs n’ont lieu d’être pour résoudre des litiges impliquant des victimes de violations des droits humains ou de l’environnement.

Si elle était confirmée en appel, cette décision établirait une première jurisprudence dommageable pour la prévention des atteintes aux droits fondamentaux par des multinationales françaises.

En mars 2017, le législateur français a pris une décision courageuse. Depuis, l’expérience française est devenue un exemple à suivre à l’international : le commissaire européen à la justice vient d’annoncer engager des travaux pour une directive inspirée du devoir de vigilance, et les Nations unies ont érigé la loi française en exemple lors des négociations pour l’adoption d’un traité relatif aux entreprises et aux droits humains. Revenir sur cette loi alors qu’une prise de conscience internationale est à l’œuvre serait un contresens historique.

Enrayer les atteintes aux droits humains et à l’environnement causées à l’autre bout du monde pour répondre à nos besoins de consommation n’est plus une option. Espérons que la cour d’appel entende cette urgence.

Organisations signataire

Sylvie Bukhari-de Pontual, présidente du CCFD – Terre Solidaire
Guillaume Duval, président du Collectif Ethique sur l’étiquette
Luc de Ronne, président d’ActionAid France
Sandra Cossart, directrice de Sherpa
Danielle Auroi, présidente du Forum citoyen pour la RSE

Et
Cécile Duflot, Directrice Générale Oxfam France; Jean-François Julliard, Directeur général Greenpeace France; Maxime Combes, porte-parole d’Attac France; Mathilde Dupré, Codirectrice de l’Institut Veblen; Mohamed Lounas, Conseiller International à la CGT; Nathalie Péré-Marzano, Déléguée Générale -Emmaüs International; Paul Mougeolle, coordinateur de Notre affaire à tous; Marie Youakim, co-présidente de ritimo; Nicolas Girod, Porte parole de la Confédération paysanne; ReAct; Réseau Roosevelt-IDF; Stéphane Enjalran, secrétaire national, Cybèle David, commission internationale, Union syndicale Solidaires; Ligue des droits de l’Homme; Gilliane Le Gallic, présidente fondatrice d’Alofa Tuvalu‌; Alistair Smith, Banana Link; CADTM France; Com4Dev; Bertrand de Kermel, Président du Comité Pauvreté et Politique

Tribune publiée le 24 juin sur le site de La Croix

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