Inde : Justice verte contre industrie lourde

Publié le 15.10.2012| Mis à jour le 08.12.2021

Dans un pays en plein boom économique, la protection de l’environnement et l’intérêt des populations locales sont souvent perçus comme un frein au développement. Face à la recrudescence d’actions en justice contre des projets industriels, l’Inde vient de se doter de tribunaux dédiés exclusivement aux affaires environnementales. Feront-ils le poids face aux enjeux économiques, financiers et politiques ?


Suspendu, le vaste projet sidérurgique du géant sud-coréen Posco en Orissa, État du nord-est de l’Inde, pour procédure défectueuse. L’étude d’impact environnemental de cette future aciérie ultramoderne, qui prévoit de produire 12 millions de tonnes d’acier chaque année, a été réalisée pour une production trois fois inférieure… Suspendue, la construction d’une centrale hydroélectrique dans le district de Chamoli au pied de la chaîne himalayenne. Plus de 60 hectares de forêt sont menacés, ainsi que la biodiversité d’une zone qui abrite plantes et animaux en voie d’extinction dont le léopard des neiges. Suspendus, les travaux de la centrale thermique de Mundra dans le Gujarat, au nord-ouest du pays. Des éléments essentiels ont été dissimulés pour obtenir le feu vert environnemental des autorités. Autant de récents jugements émis par les tribunaux verts indiens suite, souvent, à des plaintes déposées par la société civile, environnementalistes ou populations locales lésées par ces projets. De là à conclure que la justice verte est devenue un adversaire de taille du développement industriel indien… rien n’est moins sûr.

Multiplication de plaintes contre les grands groupes industriels

« Depuis l’entrée de l’Inde à l’OMC en 1995, la libéralisation économique progressive, initiée en 1985 sous l’impulsion de la banque mondiale et du FMI, s’est accélérée », note Sylvain Ropital chargé de mission Asie du Sud au CCFD-Terre Solidaire. « Cette libéralisation a favorisé une mise en compétition des États indiens pour attirer les investisseurs étrangers dans une course effrénée à la croissance. De plus, New Delhi qui souhaite intégrer le cercle restreint des puissances politiques dominantes renforce massivement ses infrastructures de transport, énergétiques et militaires. Les effets dévastateurs de cette industrialisation agressive nécessitaient une intervention du législateur. », poursuit-il. En effet, au même titre que les questions foncières, l’environnement est devenu un sujet explosif, confrontant de grands groupes industriels aux populations locales. « Ces dernières années, au nom du développement, les sources de subsistance traditionnelles, comme la forêt, la terre, les côtes, le lit des rivières, ont été confisquées aux communautés et transférées aux entreprises pour leur projets industriels. Les populations déplacées ont été contraintes de faire appel à la justice. Les dépôts de plainte ont tellement augmenté qu’il a été décidé de créer des tribunaux verts » explique Nicholas Chinnappan, directeur d’IRDS [[Integrated Rural Development Society, association qui se bat depuis 1978 pour les droits notamment territoriaux des Dalits]], partenaire du CCFD-Terre Solidaire. C’est, en effet, en grande partie pour désengorger les cours surchargées que ces tribunaux voient le jour.

Un cas emblématique a cristallisé les tensions : celui de la mine de bauxite du géant britannique Vedanta. En août 2010, le ministère de l’Environnement bloquait l’ouverture de cette mine située sur des terres sacrées de la communauté indigène Dongria Kondh, en raison de la violation par Vedanta du droit légal des populations indigènes à décider de l’usage et de la destination de leurs territoires originels. Depuis, le groupe minier a fait appel de cette décision. Appel qui pourrait être renvoyé devant le tout jeune tribunal vert…

C’est dans ce climat tendu et au terme d’un long processus que l’Inde met en place, en octobre 2010, des tribunaux dédiés exclusivement aux affaires environnementales. Dans le sillage de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, elle est le troisième pays à se doter d’une telle juridiction. Celle-ci doit tout mettre en œuvre pour rendre des décisions dans un délai de six mois. Pour renforcer ses décisions, chaque juge peut solliciter l’avis d’un expert scientifique en matière d’environnement. D’autre part, tout citoyen peut se saisir de cette instance pour requérir une compensation s’il estime que sa communauté, ou la santé publique, sont affectées. Enfin, leurs financements et infrastructures proviennent du gouvernement central. La justice verte aura-t-elle la capacité de s’opposer à des projets économiques et financiers colossaux, soutenus par les politiques ?

L’industrie française en première ligne

Sur le nucléaire par exemple, un marché indien de 100 milliards d’euros… « Nous sommes face à un discours populiste des gouvernants sur la souveraineté énergétique et l’accès à tous à l’électricité. Mais en réalité, il s’agit avant tout d’alimenter les zones économiques spéciales et d’exporter » considère Sylvain Ropital. Des signaux d’alerte ont été lancés par les tribunaux verts. Ils ont notamment demandé que soient établis des standards nationaux de taux de radioactivité autorisés dans les zones résidentielles, industrielles et écologiquement sensibles. Cela n’a pas empêché le lancement de la construction, six mois après Fukushima, de deux réacteurs EPR de troisième génération dans une région sismique au nord de Mumbaï. Un chantier estimé entre 5 et 7 milliards d’euros, confié à l’entreprise française Areva.

Autre fleuron de l’industrie hexagonale dans le collimateur de la justice verte : l’entreprise clermontoise Michelin. En effet, depuis 2007, la Sipcot, agence créée par le gouvernement du Tamil Nadu, chargée du développement industriel de cet État du sud de l’Inde, prépare l’installation d’un parc industriel, à la lisière d’une forêt protégée, dans le village de Thervoy. Parc qui doit accueillir une usine Michelin de pneus pour camions. Mille cinq cents familles, principalement des Dalits (ou Intouchables), sont concernées. Certaines ont été expulsées, des arbres ont été abattus sans autorisation. Les premiers travaux ont pollué les étangs voisins, seule source d’eau potable et agricole, des villageois. Dans le cadre de l’étude d’impact environnemental obligatoire dans cette situation, la population doit être consultée. Or, les habitants de Thervoy contestent la manière dont la consultation a été menée. Ils n’ont pas été informés en amont. Des trous de quatre-vingts mètres de profondeur ont été creusés avant même qu’ils soient entendus. La réunion censée se tenir dans une « proximité proche », a été organisée à vingt kilomètres du site et aucun transport n’a été mis à leur disposition. Les familles ont donc dû engager des frais importants pour s’y rendre. Enfin, alors que l’opposition au projet réunissait la quasi-unanimité des participants, peu de leurs arguments ont été retenus.

Le poids des enjeux financiers

Mobilisés depuis 2007, les habitants de Thervoy ont décidé de lancer une procédure en justice. Mais le 24 avril dernier, les juges du tribunal vert ont considéré leur appel non recevable « Pourtant, nos avocats ont soumis des documents détaillés » regrette Nicholas Chinnappan. « Le procureur général est intervenu lui-même pour défendre Sipcot, cela montre bien l’importance accordée à cette plainte. La communauté de Thervoy a perdu, car elle ne fait pas le poids face aux enjeux financiers de Sipcot et Michelin » poursuit-il. Les plaignants ne jettent pourtant pas l’éponge, ils ont déposé un appel devant la Cour Suprême. Quant aux grandes entreprises, elles ont beau jeu de se retrancher derrière la responsabilité des administrations indiennes, comme la Sipcot, quitte à se soustraire à leurs engagements éthiques, environnementaux et sociaux…
Le CCFD-Terre Solidaire a saisi en France, le point de contact de l’OCDE, contre Michelin. Un mécanisme de règlement des différends.

Il est encore tôt pour se prononcer sur la réelle efficacité de ces tribunaux. Cependant des décisions significatives ont été prises. « Le tribunal s’est non seulement prononcé pour des compensations, mais il a aussi entrepris des réformes légales et procédurales. Dans un pays obsédé par le développement, nonobstant son coût social et écologique, le rôle du tribunal vert, en tant qu’institution qui maintient l’équilibre entre l’industrialisation, la sécurité environnementale et un niveau de vie décent, est crucial. La tâche, néanmoins, n’est pas facile. À l’heure actuelle, le mouvement environnementaliste indien voit dans les tribunaux verts un espoir face à la léthargie administrative, l’apathie politique et l’intérêt de pure forme des entreprises pour les questions environnementales » conclut Ritwick Dutta, avocat environnementaliste, coordinateur de Life[[ Legal Initiative for Forets and Environment]] et défenseur des habitants de Thervoy…

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