Inde : Le coût du développement, l’exemple du Tamil Nadu
Classé dans le pool des États les plus puissants économiquement du pays, le Tamil Nadu est un laboratoire du développement à l’indienne : accaparement des terres et des ressources naturelles, exclusion des populations les plus vulnérables. Et aussi, organisation croissante des mouvements de résistance.
Chennai[[Anciennement Madras.]] est la capitale du Tamil Nadu. Comme dans toutes les métropoles indiennes, des bidonvilles entiers sont rasés pour faire place nette à des rocades, des résidences de luxe, des centres commerciaux… Leurs habitants – qui ont souvent contribué à entretenir ou à construire la ville, parfois depuis plusieurs générations – sont rejetés en grande périphérie, sans commodités de base et au mépris de leur réseau d’accès à l’emploi et de la scolarisation de leurs enfants.
Cette relégation des plus pauvres n’est pas l’apanage du monde urbain. Le territoire entier est en mutation. Des milliers d’hectares, dont des terres cultivables protégées, se couvrent d’industries et d’infrastructures, ou sont acquis dans une perspective de spéculation foncière. L’État, qui affiche son ambition de faire du Tamil Nadu un centre mondial de production automobile et de technologie de l’information, joue à fond la carte des Zones économiques spéciales (Zes), enclaves où les investisseurs conjuguent exemption de taxes, fiscalité réduite et aides directes à l’installation. Hyundai Motors, Renault, Nissan sont déjà là. Dans ces Zes, la loi autorise aussi la construction de logements, de multiplexes, de clubs, d’écoles…
Aide à l’installation ? Oui, mais pas pour les petites gens. La route qui relie Karur à Trichy, deux villes moyennes, en est une preuve amère : sur les bas-côtés, on observe un alignement continu de maisons, aux murs tranchés, partiellement démolies pour élargir la chaussée. Quatre ans après le passage des bulldozers, les habitants enjambent toujours les gravats, faute d’un dédommagement suffisant pour reconstruire ailleurs… Dans la loi sur l’acquisition des terres que le gouvernement du Tamil Nadu s’est taillée sur mesure en 1997, la notion de compensation n’est pas abordée [[Tamil Nadu Acquisition of Land for Industrial Purposes Act. Cependant, le gouvernement central est en voie d’obtenir le passage d’une loi dite « Right to Fair
Compensation and Transparency in Land Acquisition, Rehabilitation and Resettlement Bill, 2013 » qui prévoit des compensations.]] et le concept d’intérêt public n’est pas défini. Pourtant, c’est en son nom que les deux agences parapubliques de l’État, la Sipcot et la Tidco, peuvent acquérir tout type de terres en six mois et les céder à des investisseurs (en Zes ou ailleurs).
Et les populations paysannes ?
L’accaparement des terres pose aussi la question de la souveraineté alimentaire. « Le paradoxe, c’est que même le département de l’agriculture de l’État s’en inquiète », souligne Madhumitta Dutta, journaliste et militante au sein du mouvement Anti-Zes. Sans compter la survie de 56 % de la population du Tamil Nadu pour qui l’agriculture constitue le moyen de subsistance ; 60 % d’entre eux étant des paysans sans terre. La stratégie des investisseurs consiste souvent à acheter les parcelles une à une aux fermiers propriétaires, pour les trois quarts surendettés.
« En l’absence d’une politique en faveur de l’agriculture paysanne, le gouvernement a créé une situation où nombre de paysans considèrent la vente de leur bien comme une opportunité », explique L.A. Samy directeur d’Areds[[ Areds : Association of Rural Education and Development Service.]], une association partenaire du CCFD-Terre Solidaire. Quant à la mainmise sur les terres communautaires – pâturages, forêts, littoraux, etc. –, elle s’opère souvent en soudoyant les leaders locaux ou en jouant des dissensions locales, chose aisée dans une société fondée sur le système de castes et la fragmentation des communautés.
Pour les Dalits (nommés Intouchables jusqu’en 1950) qui forment la majeure partie des paysans sans terre, ce phénomène de spoliation n’est pas nouveau. C’est ainsi que les castes dominantes les ont dépossédés de l’essentiel des terres que les Britanniques leur avaient cédées. La restitution de ces terres appelées « Panchami Land » estimées à 100 000 ha dans le Tamil Nadu, reste d’ailleurs un enjeu fort pour affranchir les Dalits de leur dépendance vis-à-vis des propriétaires terriens et améliorer leurs conditions de vie.
Des désastres écologiques
Dans ce contexte, la nature aussi est plus que malmenée. Les pollutions liées à l’urbanisation et à l’industrialisation menacent l’ensemble des écosystèmes. Au Tamil Nadu, sur les 69 Zes autorisées par l’État (qui en prévoit 146), seules 14 ont reçu un agrément environnemental. Les menaces sont particulièrement sévères sur le littoral où près de 700 000 personnes vivent d’activités liées à la pêche. La législation protégeant les zones côtières n’a cessé de s’appauvrir depuis 1991, réduisant à peau de chagrin le contrôle du législateur sur les installations industrielles. Le long de la seule côte du district de Nagapattinam qui s’étire sur 187 kilomètres, il est prévu de construire onze centrales thermiques, la plupart sur des sites écosensibles. Salinisation des terres agricoles, raréfaction des poissons en raison du réchauffement de l’eau de la mer, destruction des mangroves et des récifs coralliens, maladies respiratoires, cancers, etc. : la liste est longue des désastres annoncés.
Pour l’une des centrales, un mur de 8 km de long a déjà été construit. « Ces mêmes populations, que les autorités – usant du principe de précaution – ont tenté de chasser de la côte après le tsunami [en 2004, ndlr], tandis que les complexes touristiques y poussaient comme des champignons, sont aujourd’hui coincées entre ce mur et la mer. Un nouveau tsunami et ce sont trois villages, soit 5 000 personnes qui se retrouvent sans échappatoire ! » dénonce Jesu Rethinam, directrice de Sneha [[Sneha : Social Need Education and Human Awareness]], une organisation partenaire du CCFD-Terre Solidaire qui coordonne un réseau de défense du littoral.
Des centaines de cas illustrent ce déni du droit des populations à préserver leurs ressources et à choisir leur mode de vie. Parmi eux, celui des villageois de Thervoy, à 95 % dalits, qui en 2009 ont appris par voie de presse que la Sipcot avait acquis les 406 hectares de forêt collective dont ils tiraient leurs moyens de subsistance, depuis deux cents ans. Bénéficiaire : Michelin. Quatre ans plus tard, en dépit de l’opposition répétée des villageois, la forêt a été rasée, une des trois usines prévues est sortie de terre, un des trois lacs naturels qui alimentent en eau les 1 500 familles des 24 villages environnants est déjà asséché…
« Pour nous activistes en quête de modèles alternatifs, Thervoy était un modèle d’harmonie avec la nature, un système économique en soi, confie le chercheur N. Sundara Babu. La rapidité avec laquelle tout a basculé, ce mépris pour la culture d’autrui sont d’une violence inouïe. Pourquoi Michelin n’implante-t-il pas son usine dans une zone non sensible ? »
Pour faire passer la pilule, à Thervoy comme ailleurs, la rhétorique de la création d’emplois bat son plein. « Quels emplois ? Des emplois précaires de gardiens, de jardiniers ou de femmes de ménage, pour les plus chanceux ? interroge Jesu Rethinam. Les diplômés, eux, sont contraints de migrer. Les entreprises embauchent dans les États voisins, car en brisant le lien social, elles facilitent la flexibilité de la main-d’œuvre. » Devant l’ampleur du phénomène d’accaparement, des ONG et des mouvements investis dans la défense du foncier et des ressources naturelles se sont unis en 2011 dans une fédération – la Tamil Nadu Land Rights Federation/TNLRF.
Dépasser les crispations identitaires
Créant des alliances inédites, TNLRF intègre des ONG dalits et adivasis (aborigènes), des organisations de pêcheurs, de paysans, des mouvements de femmes et d’habitants des bidonvilles, mais aussi des chercheurs, des journalistes, des avocats…
Manifestations, occupations pacifiques des terres, interpellation des médias : les mouvements de protestation soutenus par TNLRF gagnent en visibilité, grâce aux femmes notamment, très impliquées, bien qu’encore trop écartées du leadership.
Mais la répression peut être brutale : violences physiques, arrestations, détentions sous de fausses allégations… Et les menaces pèsent aussi sur les structures. Deux diocèses du Tamil Nadu, engagés avec les populations contre la construction d’une centrale nucléaire, se sont vu retirer le certificat les habilitant à recevoir des fonds étrangers, au motif qu’ils les employaient contre l’intérêt général. Le coup est rude dans un contexte où les bailleurs étrangers tendent à se retirer des pays émergents.
Plaidoyer national et international
D’où le parti pris des membres de TNLRF de renforcer les leaders locaux, tout en multipliant les actions de plaidoyer. Ainsi, IRDS participe à un plaidoyer national en faveur d’une réforme agraire régulant la privatisation des terres agricoles et Sneha travaille à des amendements de la loi du Tamil Nadu sur la protection des côtes…
Les organisations systématisent aussi les procédures judiciaires, en faisant réaliser des études d’impact social et environnemental de plus en plus pointues. Ce qui, à Nagapattinam, par exemple, contribue à bloquer la construction des centrales thermiques.
Et depuis 2012, les alliances se sont inter internationalisées. Associés à la CGT, à l’association Sherpa et au CCFD-Terre Solidaire, TNLRF et l’association Sangam qui représente les villageois de Thervoy, ont saisi le Point de contact national français de l’OCDE sur les manquements de l’entreprise Michelin au respect des droits humains (voir page 2). « L’opposition Nord-Sud ne fait plus sens aujourd’hui, commente L.A. Samy, à l’annonce faite par Michelin en juin dernier de supprimer 700 emplois en France. Ce sont les mêmes mécanismes qui créent de la pauvreté, au Nord comme au Sud. »
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