Au Guatemala, surmonter les traumatismes des violences sexuelles

Publié le 15.04.2013| Mis à jour le 02.01.2022

« Lors de la guerre civile qui a déchiré le Guatemala entre 1960 et 1996, de nombreux massacres ont été commis. Certains d’entre eux se sont accompagnés de viols de femmes Mayas, raconte Liduvina Mendez Garcia, psychologue.


Les estimations les plus crédibles évaluent à plus de 30 000 les femmes indigènes victimes de violences sexuelles. Et encore, ce chiffre sous estime peut-être la réalité. Car ce n’est que depuis quelques années que les médecins légistes vérifient lors des exhumations si les assassinats ont été précédés de viols.

Pour vous donner une idée des horreurs incroyables vécues dans les communautés, je ne vous citerai qu’un exemple, celui de trois femmes d’une communauté cakchiquel – l’une des ethnies indigènes – près de Chimaltenango. Après des mois de dialogue, elles m’ont un jour confié de vive voix qu’elles avaient été violées toutes les trois dans leur école par des militaires. À l’époque, elles étaient âgées respectivement de 13, 11 et 9 ans.

Nous avons créé l’ONG « Actrices du changement » fin 2004 pour rompre le silence entourant ces violences faites aux femmes. Près d’un quart de siècle après les faits, cela peut paraître bien tard. Mais il faut du temps pour soulever la chape de plomb d’une culture patriarcale et machiste. Là encore, un seul exemple pour éclairer la force des résistances. En 2009, notre association avait entrepris un travail de sensibilisation des élèves en compagnie d’enseignantes du secondaire de Chichicastenango, en zone quiché. Bientôt, des pères de famille en colère sont allés trouver la directrice : « Pourquoi parlez-vous de ces sujets avec nos enfants ? » « Vous voulez déclencher une nouvelle guerre ? », etc.

Notre méthodologie avec les groupes de femmes est basée sur l’instauration d’un climat de confiance. Aucune pression. Nous les invitons à s’exprimer quand elles le veulent et de la manière dont elles le souhaitent. Le dialogue dure souvent plusieurs mois avant qu’elles acceptent de se souvenir de ces scènes traumatisantes, enfouies au plus profond de leur mémoire, et dont elles n’ont jamais parlé à personne. Au départ, elles n’évoquent jamais la réalité des faits, mais décrivent des symptômes (« Cela me donne des migraines de repenser à cela ») ou utilisent des périphrases (« Pourquoi avons-nous été traitées comme des animaux ? »).

Le viol, arme de guerre

Au départ, la plupart de nos interlocutrices, poursuit Liduvina, sont repliées sur elles-mêmes, visage fermé et tête baissée. Elles rechignent à bouger leur corps, car nous proposons aussi, parmi les activités, une initiation à l’expression théâtrale ou des cours de danse. Ces blocages sont à relier à un sentiment très enraciné : elles se sentent coupables de leur viol. Certaines y voient par exemple un châtiment de Dieu : « Je dois sans doute expier des péchés commis auparavant. » Le cœur de notre travail consiste à déconstruire cette culpabilité. Nous leur démontrons que les violences sexuelles ont été massives, car elles étaient alors considérées par les officiers supérieurs comme une technique de lutte contre-insurrectionnelle. Une continuation de la politique de la terre brûlée pour terroriser les communautés indigènes. »

Liduvina marque une pause. « Nous avons dû rectifier notre discours de conscientisation, lorsque nous avons recueilli les témoignages de femmes de la région de Huehuetenango, près de la frontière mexicaine. Elles assuraient avoir été violées par des guérilleros, dans une zone où l’Armée de guérilla des pauvres (EGP) était très active. Mais l’immense majorité des exactions est bien le fait de l’armée et des milices paramilitaires. »

La nouvelle vie des survivantes

À force de patience, Actoras de cambio enregistre des succès spectaculaires. « Des femmes ont accepté de s’exprimer publiquement, reprend Liduvina, lors des deux grands festivals pour la mémoire que nous avons organisés dans des zones indigènes, en 2009 et 2011. Ces femmes, qui hier paraissaient détruites, proclamaient sans honte : « Nous sommes les survivantes des crimes sexuels de la guerre. ». Certaines d’entre elles ont même repris à leur compte cette initiative et ont organisé de tels festivals dans leur propre communauté. Elles n’avaient plus peur d’affronter le regard des autres ou le qu’en dira-t-on. Elles sont souvent devenues des leaders au sein de leur communauté que les autorités locales consultent. La transformation est impressionnante.

Liduvina mesure le chemin parcouru en sept années. « En 2005, nous travaillions avec une soixantaine de femmes. Aujourd’hui, nos groupes de paroles rassemblent plus de trois cents femmes. Nous sommes une douzaine à animer l’ONG, sans hiérarchie aucune, pour souligner qu’il est possible de se responsabiliser sans relation de pouvoir. »

Côté perspectives, Liduvina avoue éprouver du mal à décrypter l’actuelle situation politique. « L’accession à la présidence, en janvier 2012, d’un ex-général, Otto Perez Molina, nous faisait redouter le pire. De fait, on a déploré ces derniers mois des assassinats de militants des droits humains, de syndicalistes, ou encore de paysans à Totonicapan. Mais, dans le même temps, s’est ouvert le procès du détachement militaire de Sepur Zarco, situé dans le département de l’Alta Verapaz, au nord du pays. Après que leur mari ait été exécuté, les femmes des communautés indigènes environnantes ont été consignées à la caserne durant près de quatre ans. Elles étaient contraintes de cuisiner, de laver les vêtements des militaires et de servir d’esclaves sexuelles. Surtout, dans la capitale, l’ancien dictateur, le général Rios Montt doit aussi rendre compte devant les juges des massacres de populations indigènes entre 1982 et 1983. Grâce à la ténacité des victimes – et sans doute aussi en raison de la volonté d’indépendance du procureur général – tout se passe comme si le mur de l’impunité se fissurait. » Le Guatemala est parfois porteur de bonnes nouvelles…

Propos recueillis par Yves Hardy

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