Mgr Vesco, évêque d’Oran en Algérie : « Il n’est d’humanité que plurielle »

Publié le 22.02.2018| Mis à jour le 15.01.2022

C’est un homme simple et chaleureux de 52 ans qui se présente, en habit de couleur claire rehaussé d’une modeste croix de bois. Avant de commencer l’interview, l’évêque d’Oran tient à évoquer son imprégnation de la spiritualité des figures qui ont marqué la présence chrétienne en Algérie : Charles de Foucauld, Pierre Claverie, évêque d’Oran assassiné en 1996, et les moines de Thibirine.


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Rien ne prédisposait, Jean-Paul Vesco, ancien avocat d’affaires, à se passionner pour l’Algérie. Alors qu’il vient de s’engager chez les dominicains, une discussion avec un prêtre ouvrier l’incite à accepter une première mission là-bas. L’expérience est si forte qu’il s’apprête à rester toute sa vie en Algérie.

Mais en décembre 2010, après huit ans de présence en Algérie, il est élu par ses frères à la tête de l’ordre des Dominicains en France. Il doit rentrer en France. S’il s’investit dans sa nouvelle mission, il ne peut s’empêcher de vivre son départ comme un arrachement.
La décision de Benoit XVI de le nommer fin 2012 évêque d’Oran le renvoie finalement dans ce pays tant aimé.

Comment l’histoire récente a-telle façonné l’Eglise catholique en Algérie?

L’Eglise d’Algérie s’inscrit dans une histoire particulière. Elle est liée à l’histoire coloniale, espagnole puis française, qui marque le retour de la chrétienté après sa disparition totale pendant des siècles. Cette histoire récente est visible encore aujourd’hui avec la présence d’édifices religieux dans de très nombreux villages, et une préoccupation traditionnelle concernant l’accès à l’éducation et aux soins.

Mais l’Eglise d’Algérie a aussi un deuxième acte de naissance. C’est l’appel aux religieux et religieuses de rester en Algérie en mars 1962 de Mgr Duval, archevêque d’Alger. Il aurait été pourtant logique que les pasteurs suivent leurs fidèles et quittent le pays. Mais Mgr Duval avait déjà pris parti contre la torture, et pour une Algérie indépendante. Il pose, à ce moment où s’ouvre aussi le Concile Vatican II, l’idée prophétique qu’une Eglise dans un pays musulman « sans peuple chrétien» a un sens. Depuis 50 ans, l’Eglise d’Algérie vit véritablement de cet appel, alors que le contexte a énormément changé.

Dès septembre 62, les écoles chrétiennes se remplissent d’enfants algériens, jusque dans les années 1970 où toutes les écoles et dispensaires sont nationalisés. Il devient ensuite de plus en plus difficile d’avoir un contrat de travail pour les étrangers, et donc pour les religieux. Pourquoi rester ? Cette question culmine pendant la décennie noire, dans les années 90, alors que la vie des religieux est en jeu, comme le montre très bien le film Des hommes et des Dieux[[Durant ces années noires, 19 religieux ont été assassinés.]] .

C’est pourtant à ce moment-là, alors que l’Eglise avait perdu tout son pouvoir et son utilité apparente, que le sens de sa présence est devenu pleinement visible.

L’histoire de l’Eglise d’Algérie est l’histoire d’une Eglise qui veut rester fidèle au Christ et à sa vocation : rester une Eglise citoyenne, au service de la société algérienne.

Quelle est la situation de l’Eglise d’Algérie aujourd’hui?

Aujourd’hui l’Eglise d’Algérie a deux poumons.

Il est essentiel pour elle d’être une Eglise citoyenne, engagée dans la société dans laquelle ses membres vivent. Aucun religieux n’est engagé exclusivement dans la communauté chrétienne. Pour être présents auprès de la société musulmane algérienne, les chrétiens ont développé de nouvelles activités notamment les bibliothèques universitaires, fréquentées par près de 5000 étudiants, et soutenus par le CCFD-Terre solidaire. Pendant un temps, ces bibliothèques ont été le seul accès sérieux aux ouvrages d’études. Elles sont aussi des lieux d’échanges et de rencontres impossibles autrement.
C’est précieux, dans une société algérienne, qui comme la société française, est travaillée par des forces de division très fortes. Nous ne sommes pas là dans un objectif de prosélytisme.

Ces expériences-là sont des expériences d’unité, qui s’appuient non sur ce qui nous divise, mais sur ce que chacun a de meilleur.

Et je peux témoigner que l’Évangile y est pleinement vécu.

Le deuxième poumon de l’Eglise d’Algérie, c’est bien sûr la communauté chrétienne, qui a beaucoup changé depuis l’appel du cardinal. Aujourd’hui les chrétiens sont à majorité d’origine subsaharienne. A la cathédrale d’Oran, pour le premier dimanche de l’Avent, sur 250 personnes, il n’y avait que 20 à 30 « visages pâles ». Parmi ces nouveaux fidèles, des étudiants venus de toute l’Afrique qui restent entre deux et trois ans, et dont le dynamisme nous porte.

Nous voyons maintenant beaucoup de chrétiens migrants bloqués dans leur projet de rejoindre l’Europe.

Au début, nous avons vu arriver surtout des hommes, qui se cachaient, et venaient pour prier. Puis des femmes sont venues, de plus en plus nombreuses, et avec elles les enfants, ce qui est tout nouveau pour notre communauté. En 2013, 150 enfants sont nés dans notre diocèse.
Ces chrétiens sont souvent dans une situation extrêmement vulnérable, et leur accueil représente un nouveau défi. Nous donnons une aide matérielle d’urgence, mais surtout beaucoup d’informations, de contacts.
L’accueil des migrants nous amène à travailler avec de nouveaux acteurs : des associations, mais aussi des individus, médecins, secrétaires…

De belles rencontres se nouent, avec ces « héros ordinaires » algériens aidant des migrants mal perçus et sans aucun droit.

Pour un pays qui s’est toujours considéré comme un pays d’émigration, dont les ressortissants se perçoivent souvent mal accueillis en France, c’est un défi de réaliser que l’Algérie est aussi en train de devenir un pays d’immigration.

Comment chrétiens et musulmans peuvent-ils vivre ensemble ?

Un jour des enfants ont inventé un jeu où je devais dire les paroles de la Fatiha en arabe. Ils espéraient que je ne m’en rendrais pas compte, mais serais sauvé quand même…
Parfois cela m’arrive aussi d’entendre que je suis quelqu’un de bien, suivi d’un « dommage que tu ne sois pas musulman ». Je n’aime pas cela, parce que je sens que l’autre ne me respecte pas tel que je suis. Je n’ai pas envie de faire aux autres ce que je n’aime pas qu’on me fasse.

Pierre Claverie disait :

« Il n’est d’humanité que plurielle » .

J’y crois profondément. Certains chrétiens ou musulmans croient que le salut passe par la conversion de tous les habitants de la terre à leur religion. C’est un leurre qui nous mène souvent à la violence.

Je crois que la différence religieuse n’est pas accidentelle et fait d’une certaine manière partie du plan de Dieu sur terre.

Au lieu de se combattre, de gagner en puissance ou en parts de marché, le salut est pour moi de gagner en reconnaissance de l’autre, quand la rencontre avec la différence est vécue comme un enrichissement. Nous n’avons pas à forcément à tout comprendre de la religion de l’autre, tout comme l’autre ne comprendra pas la manière dont nous vivons notre foi de l’intérieur.
Mais quand la rencontre avec quelqu’un dont la foi est différente me touche, je perçois quelque chose de la révélation de Dieu.
Ces rencontres, je suis sûr que vous en avez tous fait. Dans ces moments là, nous ressentons que cette rencontre entre deux religions est possible, et qu’elle nous porte. Personnellement je crois que le chemin à suivre est là.

Nous devons savoir regarder ce qui est beau. Cela ne signifie pas fermer les yeux sur la réalité, ou nier les problèmes. Mais nous devons éviter que l’un ne pollue l’autre systématiquement. Les belles choses font peu de bruit. Or ce sont elles qui nous font vivre. Ce n’est pas de la naïveté.

La naïveté pour moi est d’imaginer qu’on va régler les problèmes en dressant des murs.

Partout des voix se font entendre pour dire que chrétiens et musulmans ne peuvent pas vivre ensemble. Je rentre du Mali, où les chrétiens ne représentent que 1 à 2% de la population, mais jouent un rôle très important. Là bas j’ai vu un couple mixte musulman et chrétien, dont les enfants sont majoritairement chrétiens et d’autres musulmans. Je ne nie pas toutes les difficultés de la coexistence, mais cela existe. Et si c’est possible, c’est qu’il y a un chemin. L’Islam est, il ne disparaitra pas. Nous devons vivre le meilleur ensemble car nous ne pouvons pas divorcer.

En Algérie, nous sommes témoins de gestes d’une humanité, d’une grandeur, qui sont des ponts entre des abîmes.

J’ai rencontré à Lyon, après une représentation de la pièce de théâtre Pierre et Mohammed, un ancien combattant algérien. Cet homme m’a raconté que son neveu avait été approché pour faire un attentat à Saint Eugène, là où ou Pierre Claverie a été assassiné. Il a refusé et a été égorgé, pour ne pas avoir voulu porter atteinte à la vie de chrétiens. Un geste comme celui-ci vaut tellement plus que ces murs qu’on nous dresse.

Certaines familles, confrontées à la conversion de leurs enfants à l’Islam, se sentent désemparées. Que dire à ces familles ?

La liberté de l’enfant prime, mais c’est vrai, cela nous touche énormément. Nous pouvons avoir de grands mots sur la liberté religieuse, ce n’est pas si facile. On dit souvent, « il choisira quand il sera grand ». Dans une société devenue très areligieuse, nous avons tendance à occulter que nous appartenons à une religion, et que nous l’avons reçue. Or les conversions sont souvent douloureuses pour l’environnement.
La souffrance révèle que notre religion est peut-être plus importante qu’on ne le pensait. C’est important pour les parents de ne pas rester seuls face à leurs questions, comme le propose d’ailleurs le diocèse de Seine Saint-Denis.

Comment sont perçues les conversions au christianisme en Algérie ?

Nous célébrons quelques baptêmes, très peu en réalité : Des personnes se présentent, souvent mues par un appel mystérieux et réel, mais nous n’allons pas les chercher.
Le cheminement prend du temps, car nous savons que la personne, en étant baptisée, deviendra comme étrangère dans son propre pays. La question est : le baptême prime-t-il sur tout le reste ?
Pour des jeunes, surtout des garçons, demander le baptême signifie courir le risque de devoir renoncer à se marier en Algérie, et être marginalisé dans la société.
Les baptêmes sont toujours des histoires particulières, fortes, non sans analogie avec la vocation religieuse tant il conditionne la vie de la personne qui le reçoit. La maître mot reste la discrétion et le désir de rester inscrit dans son tissu familial et social. Dans notre communauté, une femme a reçu le baptême il y a très longtemps. Toute sa famille le sait bien, mais cela n’a jamais été dit et au fond son choix est implicitement accepté. Cela existe aussi.

Dans les années 2000, au sortir de la décennie noire, la société était très déstabilisée et en même temps la vie reprenait ses droits et tout paraissait à nouveau possible. Les évangéliques ont osé des choses que nous nous interdisons, au nom du respect de la liberté de conscience et au nom aussi du respect de la théologie catholique telle qu’elle a été réaffirmée par le concile Vatican II. Nous nous l’interdisons, non parce que nous sommes dans un pays musulman, mais parce que nous ne sommes pas sûrs que l’Evangile se transmette de cette façon-là. A vrai dire, personnellement, dans l’annonce de l’Evangile, je ne crois pas agir très différemment, ou avec moins de liberté, lorsque je suis en Algérie que lorsque je suis en France.
Les évangéliques ont réussi néanmoins à faire exister une toute petite minorité chrétienne et il est légitime que cela nous interroge. Si je ne peux pas cautionner certaines méthodes ou présupposés théologiques, nous ne pouvons prétendre à détenir seul la vérité. Comme pour l’Islam, j’accepte une immense part de non savoir…
Mais nous sentons que cela n’est pas le témoignage que nous avons nous, en tant qu’Eglise catholique, à donner.

Nous croyons que nous sommes là d’abord pour témoigner d’un dieu d’amour qui est à l’œuvre dans le monde pour le salut de tous les hommes de bonne volonté, quelque soit leur race et leur religion.

Sûrs de tout cela, le Seigneur fera ce qu’Il voudra.

Propos recueillis par Anne-Isabelle Barthélémy

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