Île Maurice – L’autre paradis

Publié le 05.02.2010

De son escale mauricienne en 1896, Mark Twain rapporte une légende selon laquelle « l’île Maurice fut créée d’abord, et ensuite, le paradis fut copié sur l’île Maurice »[[Following the Equator, a Journey around the World.]]. L’anecdote évoquée par le créateur de Tom Sawyer fait florès dans les agences de voyage, dont les devantures vendent le sable fin baigné de soleil, le bleu turquoise de l’océan Indien et les cocotiers, illustrant à l’envi l’îlot paradisiaque. Mais derrière l’image d’Épinal se cache un autre paradis, moins ostentatoire. Moins reluisant aussi.

Un éden méconnu

« Maurice, un paradis fiscal ? ». Dans les rues, comme au marché central de Port-Louis, la capitale, la question trouve des visages incrédules. Certains évoquent néanmoins les villas de grands sportifs, comme le golfeur Tiger Woods, venus mettre une partie de leur fortune à l’abri de l’impôt. Shiva, la quarantaine, responsable d’une agence de tourisme, observe que « la cybercité [centre d’affaires] est en pleine expansion. Au milieu des call centers, on voit pousser des grands immeubles pour les banques ». Il y voit la suite logique du développement de l’île. Il faut dire que malgré la fin des préférences commerciales européennes et le peu d’options s’offrant à une petite île dépourvue de richesses naturelles, Maurice fait figure de « success story » de la mondialisation.

Que la perle de l’océan Indien soit devenue la première place offshore de l’hémisphère Sud (avec l’Uruguay) est donc passé inaperçu de la majorité des Mauriciens. Seul Harold, professeur, évoque le sujet avec lucidité : « Les sociétés offshore ne sont pas une nouveauté. Malheureusement, on voudrait nous faire croire qu’elles n’existent pas ». De fait, le gouvernement veille au grain pour protéger la réputation d’un secteur qui, s’il n’emploie guère plus de 2 % des actifs, génère plus de 10 % du PIB. Comme Monaco et d’autres trous noirs de la finance, l’île – par ailleurs sous la menace effective de la montée des eaux due au réchauffement climatique – cible sa communication sur l’environnement pour donner l’image d’une place propre. Maurice, paradis fiscal ? « C’est un mythe. Nous ne figurons pas sur la liste de l’OCDE », explique Ramakrishna Sithanen, vice-Premier ministre et ministre des Finances de l’île, en octobre 2009. Il n’en a pas toujours été ainsi. En 2000, Maurice fut épinglé par l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique), le Groupe d’action financière internationale (Gafi) et le Forum de stabilité financière comme un paradis à la fois fiscal, judiciaire et réglementaire. Autrement dit, un territoire permettant de tricher avec l’impôt, d’échapper à la justice et de spéculer de manière effrénée. Quelques concessions lui suffiront à échapper à la vindicte du G20 d’avril 2009.

L’Inde victime du tourisme fiscal

Sur l’autre rive de l’océan Indien, le son de cloche est radicalement différent. Car pour échapper à l’impôt, de nombreux Indiens fortunés placent leur argent à Port-Louis afin de mieux le réinvestir, non taxé, dans leur pays d’origine. Cet aller-retour qui permet de se délester impunément de la charge fiscale et des droits de douane, est connu sous le nom de « round tripping ». Alimentant de nouveau une supercherie statistique, puisque les sommes en jeu seront comptabilisées au titre des investissements « étrangers » . Pour les autres investisseurs, multinationales et diaspora indienne, on parle de « treaty shopping » : grâce à son traité de non-double imposition avec l’Inde, l’Île Maurice – qui n’impose pas les plus-values – permet de défiscaliser les capitaux. Ces deux combines ont contribué à faire de l’Île Maurice le premier investisseur mondial en Inde, et de très loin. Depuis dix ans, cette petite île d’à peine un million d’habitants a fourni 44 % des capitaux investis dans le sous-continent. Les autres paradis fiscaux, dont Singapour et Chypre, en ont apporté plus de 15 %. Les autorités de Delhi qui chiffrent le manque à gagner pour l’État fédéral en centaines de millions d’euros voient rouge.

Le torchon brûle avec Delhi

La relation avec Maurice s’est tendue en 2009, la ponction massive sur les finances publiques se conjuguant avec un scandale retentissant. En janvier 2009, B. Ramalinga Raju, président et fondateur du groupe Satyam, un géant de l’informatique, a avoué une fraude comptable qui a ébranlé le capitalisme indien. Près de 1,5 milliard d’euros auraient été détournés via l’île Maurice avant d’aboutir dans des sociétés-boîtes aux lettres en Europe. Les protagonistes, dont les auditeurs de Pricewaterhouse, risquent de lourdes peines.

Plusieurs partis d’opposition, dont le Bharatiya Janata Party (BJP, Parti du peuple indien), ont fait de la lutte contre les paradis fiscaux une priorité de campagne pour les législatives de mai 2009. Ils ont promis de rapatrier les milliards envolés – notamment en Suisse, où les avoirs indiens pourraient représenter plus de 1 000 milliards d’euros. Menaçant de dénoncer le traité fiscal qui le lie à Maurice, le gouvernement indien en est même venu à refuser certains investissements soupçonnés de favoriser l’évasion fiscale. Les entreprises Goldman Sachs et Japan Tobacco et des hommes d’affaires indiens se sont ainsi vu interdire l’accès au marché indien, au point de provoquer en octobre 2009 l’ire du Conseil de promotion de l’investissement étranger (FIPB) en Inde. Jusqu’où céder aux sirènes des capitaux étrangers ? Le débat est lancé.

Bénéfices non taxés

L’Inde n’est pas la seule victime de Maurice, tête de pont du commerce et de l’investissement entre l’Asie et l’Afrique. Également concernée, la Chine a légiféré en 2007 pour endiguer le phénomène, en taxant davantage les holdings chinois, implantés à l’étranger qui réinvestissent dans l’Empire du milieu. À une moindre échelle, l’Indonésie et l’Afrique du Sud voient également leurs investisseurs transiter par Port-Louis pour minorer la facture fiscale. Eva Joly rapporte que « la Zambie se servait de l’île Maurice pour exporter son cuivre. La filiale achetait 2 000 euros la tonne de cuivre à la Zambie pour la revendre 6 000 euros. Elle pouvait localiser 4 000 euros de bénéfice dans la filiale mauricienne… Bénéfice non taxé. Dans ce schéma, le gouvernement zambien ne touche pas un euro au titre de l’impôt ».
Pour l’ancienne magistrate, aujourd’hui présidente de la Commission développement au Parlement européen, « c’est un mystère que l’île Maurice n’ait été classée sur aucune des listes [de paradis fiscaux en 2009]. Il n’y a pas de révision des comptes, pas de registre accessible, et surtout il y a la possibilité d’avoir des prête-noms », citant l’exemple de « neuf personnes qui administrent 1 500 sociétés : ça fait hurler de rire tous les économistes »[[Who Benefits ? Counter Balance. Video disponible prochainement.]].

La législation mauricienne sait s’adapter aux besoins du client : pour 1 500 euros, une société offshore peut être créée, sans même s’y déplacer. De 0 % en 1998, l’impôt sur les sociétés est remonté officiellement à 15 %, mais un artifice permet de payer un taux effectif de 3 %. Si vous optez pour la Global Business Company de catégorie II, l’impôt est nul et on vous fournit des prête-noms qui gèreront vos comptes selon vos instructions, en vous garantissant que « le nom du propriétaire ne sera pas révélé aux autorités ».

« L’Île Maurice, je conseille ! »

Épargnée par l’OCDE en 2009, l’Île Maurice figurera-t-elle en 2010 sur la liste noire des paradis pour l’argent sale, que le Gafi devrait publier en mars ? « Je conseille [l’île Maurice et Singapour] à ceux qui ont de l’argent sale à placer, ironise le magistrat anti-corruption Renaud Van Ruymbecke. Quand un juge fait une demande à l’île Maurice dans une enquête, il n’y a pas de réponse ». Le réseau Tax Justice Network auquel participe le CCFD-Terre Sola cybercité [centre d’affaires] est en pleine expansion. Au milieu des call centers, on voit pousser des grands immeubles pour les banqueslidaire range l’ancienne colonie britannique parmi les territoires les plus opaques au monde. Avec un score de 96 % d’opacité, Maurice est un lieu de passage régulier dans des affaires de corruption internationale. Ainsi, la justice française a mis en lumière en 2004 le transit, par les comptes mauriciens, de commissions occultes provenant d’une société suisse, Telliac, qui aurait servi de caisse noire à Total, Vivendi et Alcatel pour l’obtention de marchés en Irak, en Russie et au Nigeria[[Ian Hamel, Le Matin (Genève), 5 décembre 2004.]].

Les bailleurs n’en ont cure

Que les paradis fiscaux siphonnent les richesses des pays en développement, au rythme de 600 à 800 milliards d’euros par an, soit dix fois l’Aide publique au développement mondiale, n’a pas l’air d’émouvoir les pourvoyeurs de cette aide. Dans un récent rapport[[Flying in the face of development : How EIB loans enable tax havens, juillet 2009. Counter Balance,]], les réseaux d’ONG Eurodad et Counter Balance ont ainsi dénoncé l’utilisation régulière de l’île Maurice par la Banque européenne d’investissement (BEI) pour financer des projets en Afrique. L’Agence française de développement (AFD) n’est pas en reste. Elle a octroyé au gouvernement mauricien 72 millions d’euros depuis 2006 en appui au « programme de transition économique ». Celui-ci vise notamment à « renforcer les services financiers », peut-on lire sur le site de l’AFD.

La Norvège, comme souvent, fait figure de pionnière. Le ministre du Développement, Erik Sölheim, est à l’origine d’une « taskforce » internationale contre la fuite illicite des capitaux. En 2009, suivant la recommandation de l’épais rapport Paradis fiscaux et Développement qui lui a été remis en juin, il a interdit à Norfund, le Fonds d’investissement norvégien dans les pays en développement, d’utiliser les paradis fiscaux. Principale concernée : l’île Maurice. La France suivra-t-elle ? À la demande du CCFD-Terre Solidaire et d’Oxfam France, le gouvernement a mis en place un groupe de travail, associant ONG et syndicats, sur fiscalité et développement. Rapport prévu au printemps. Hauts fonctionnaires de Bercy et des Affaires étrangères semblent convaincus de la nécessité d’une parole forte de Paris sur le sujet. Épaulés par la mobilisation citoyenne « Stop paradis fiscaux ! », sauront-ils en faire une priorité de la présidence française du G20, en 2011, quitte à faire revenir le chef de l’État sur ses déclarations de septembre dernier ? Car non, les paradis fiscaux, ce n’est pas terminé. Les pays du Sud peuvent en témoigner.

Jean Merckaert

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