Mauritanie : elles libèrent leur parole
En Mauritanie, les femmes sont souvent absentes des échanges dans l’espace public. Certaines d’entre elles ont décidé de libérer leur parole en montant un collectif « voix des femmes » que nous avons soutenu. Elles ont préparé elles-mêmes cet article avec l’aide d’un journaliste sur place. Plongée dans leur lutte pour se libérer des chaines qui entravent leurs voix
« La voix de la femme en Mauritanie est assez négligeable. Bien que nous, les femmes, soyons une force, ce n’est pas à notre service, mais au service de l’autre sexe et de la société patriarcale. Il n’y a pas, ici, de voix qui défende les droits des femmes ou qui posent les questions des femmes ».
C’est en ces termes que Mekfoule Ahmed, militante féministe, décrit la condition de la femme mauritanienne.
En Mauritanie, la condition de la femme est marquée par un certain nombre d’interdits et de pressions sociales résultant du poids des traditions, qui constituent un frein à leur épanouissement : mariages précoces, contraintes morales et vestimentaires, vision négative du sport et des loisirs féminins, violences et harcèlement sexuel quotidiens (que ce soit dans la rue ou domestiques), pratique de l’excision, etc.
Mais cette situation est encore peu évoquée hors des cercles militants ou des ateliers organisés par telle ou telle ONG ou agence de l’ONU dans les hôtels de la capitale. En l’occurrence, les espaces d’expression et de débats entre femmes sont rares (plus encore en périphérie de la capitale ou en zone rurale) – et ce malgré une vision parfois idéalisée de la condition féminine.
Mekfoule Ahmed, membre du collectif Voix des femmes, explique :
« La condition des femmes est une question mondiale. Mais en Mauritanie, les gens pensent que la femme mauritanienne, et notamment la femme mauresque, est dans de bonnes conditions. Alors que non, si l’on excepte la femme mauresque bourgeoise. Et l’on sait que partout, les conditions de la bourgeoisie sont différentes et ne constituent pas la règle. Le système social impose un fonctionnement patriarcal sur les femmes et sur leur vie. Nous subissons des viols, des violences, des discriminations ».
Absentes des pôles de décision, des espaces de loisirs, des cafés, des mosquées, etc., les femmes ne sont pas invitées à s’exprimer, ni sur leur vie ni sur les questions collectives touchant la société.
Se regrouper et agir pas à pas
Face à ce rapport particulier de la femme à l’espace public, plusieurs jeunes femmes engagées se sont organisées de façon informelle depuis octobre 2015 autour d’un objectif : favoriser l’expression de la femme mauritanienne. Le nom du collectif, « Voix des femmes », donne le ton.
« En Mauritanie, nous dit Dieynaba Ndiom (également membre du collectif), la voix de la femme n’est autorisée que quand elle est dans les sphères privées. C’est-à-dire tant que c’est une voix qui parle de la famille, qui parle en tant que sœur, qui parle en tant que femme, c’est bon. Mais cette voix, elle posera problème dès qu’elle s’entendra dans les sphères publiques. […] Ça pose un problème parce qu’on renvoie toujours la femme à son rôle domestique et à sa fonction biologique, c’est-à-dire la maternité, la couveuse, celle qui éduque… une femme-mère ! Mais on la veut moins dans l’espace public. Il y a des sujets qu’on n’aborde pas dans le milieu familial, ni même dans le milieu éducatif, à l’école. D’où l’idée de créer des cadres d’expression ou des espaces de débats comme Voix des femmes, où l’on pourrait parler de tout, avec un groupe constitué uniquement de femmes. C’est déjà une première forme de libération de la parole sur des sujets qui se disent tabous, et c’est une manière aussi pour les femmes de parler, de donner leur avis, sans contrainte ».
Derrière cette initiative, plusieurs postulats : la nécessité d’un travail de terrain et d’une démarche discrète, qui s’appuie sur une certaine pédagogie ; une logique de « pas à pas » qui réfléchisse à des processus sur le long terme en levant progressivement les tabous.
Mekfoule explique : « Voix des femmes est un espace public qu’on a créé pour les femmes, qui nous donne l’occasion de discuter avec les femmes, sur les questions des femmes, pour qu’on puisse réfléchir ensemble sur comment trouver des causes communes ».
Aujourd’hui, des groupes se sont mis en place dans plusieurs quartiers périphériques de la capitale, Nouakchott, ainsi qu’à Bogué (dans la Région du Brakna), et un autre se met actuellement en place dans la ville de Nouadhibou.
En 2018, l’appui que nous a apporté le CCFD-Terre Solidaire a permis au mouvement de se doter de matériel et de développer un nouveau type d’activité.
Un spectacle étonnant qui donne voix au corps de la femme
Notre appui modeste a offert une opportunité depuis longtemps attendue par les membres du collectif, de réunir les différents groupes des quartiers de Nouakchott autour d’une activité commune. Cette activité, intitulée « Témoignage du corps », s’est réalisée le 16 décembre 2018 au niveau de l’Espace culturel Camara, dans le quartier Socogim PS de Nouakchott, et a réuni un public dépassant la centaine de jeunes (hommes et femmes). Cette performance scénique voyait s’exprimer une douzaine de jeunes femmes au nom de différentes parties du corps féminin, pour en aborder les modes de contrôle et de domination dans la société mauritanienne.
Salka Hmeida, membre du collectif et qui parlait ce jour-là au nom de « la bouche », nous raconte : « C’était nouveau et ouvert au public, qui a pu voir une nouvelle forme de manifestation pour les femmes. L’objectif était de montrer les souffrances des femmes dans chaque partie de leur corps. Beaucoup de problèmes ont été dénoncé. Je crois que l’activité est réussie parce que beaucoup de gens ont réagi après ça, même sur les réseaux sociaux, et ça a ouvert un débat. L’idée est nouvelle ».
Les yeux, les oreilles, la peau, le clitoris, l’utérus, le cerveau, les mains de la femme, etc. En français, en arabe, en pulaar, wolof et soninké, l’exercice s’est voulu exhaustif afin de rendre justice à ce corps jusque-là sans voix, sans témoin, et pour mieux se faire entendre. « L’enjeu d’une telle activité est de se faire entendre, de parvenir à parler au nom de tel ou tel organe qui subit, nous dit Dieynaba (qui parlait sur scène ce jour-là au nom du « clitoris »). Le défi était de parler au nom de l’organe, parce que c’est un peu bizarre d’entendre un clitoris ou une oreille parler et vous dire ce qu’il subit ».
« Tenir dans la durée »
L’appui du CCFD-Terre Solidaire a permis également au collectif de se doter de matériel, afin que chaque groupe alimente les débats avec des supports audio ou vidéo : des vidéoprojecteurs, des enceintes, des rallonges multiprises. Le collectif gagne donc en autonomie pour la suite, participant à sa pérennisation, qui est un enjeu essentiel comme nous l’explique Dieynaba : « Le grand défi, déjà, c’est d’exister et de tenir dans la durée. Parce que ce sont des mouvements qui ne sont pas reconnus, qui peuvent même subir des répressions en fonction de leurs activités ou de ce qu’ils disent. Parce qu’on est dans une société qui n’aime pas certains changements qu’elle ne sait pas appréhender. Ce sont des mouvements qui sont susceptibles d’être persécutés ». Mekfoule ajoute : « Si l’on arrive à garder le même niveau d’activité, à un certain moment on va voir qu’il y a plus de femmes qu’au début, une base plus large qu’avant. Peut-être que c’est un groupe, après six ou sept ans, dont on verra des membres au Parlement, pourquoi pas ? »
L’apport du CCFD-Terre Solidaire est donc venu à point nommé, d’autant que le caractère informel du collectif lui limite inévitablement l’accès à d’autres types d’appui, comme le reconnaît Dieynaba : « Déjà, le fait qu’ils aient appuyé un mouvement qui agit quelque peu dans la clandestinité, qui n’est pas très structuré ni trop expérimenté dans le sens qu’attendent les bailleurs classiques, c’est une bonne chose. Cela nous a permis de nous équiper en matériel pour pouvoir faire nos activités comme il faut ». Et d’ajouter toutefois : « Mais c’est l’engagement qui doit primer. Si l’on a des appuis matériels, c’est bienvenu car cela permet de formaliser les rencontres, mais le noyau reste l’engagement ».
« C’est un partenaire, nous dit Mekfoule. On peut faire beaucoup de choses ensemble, et le travail ne s’arrête pas à l’achat de matériel. Par exemple, il serait intéressant qu’une ONG internationale comme le CCFD-Terre Solidaire nous facilite le contact avec d’autres mouvements ou groupes de jeunes féministes. Ou encore nous facilite l’accès à des formations, ou nous partage des liens, des documentaires, des films que nous pourrions projeter lors des débats ».
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