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Le devoir de vigilance, fruit d’un long combat porté par le CCFD-Terre Solidaire et la société civile

Publié le 26.03.2019| Mis à jour le 07.12.2021

L’adoption de la loi sur le devoir de vigilance des multinationales le 27 mars 2017 est le fruit d’un long combat porté par le CCFD-Terre Solidaire avec la société civile, et des politiques engagés. Retour sur l’histoire de cette loi hors du commun.


Dans cette aventure de plaidoyer, tout était à écrire, à faire. À commencer par rallier en interne. Questionner les pratiques des entreprises « n’est pas un sujet facile », explique Antonio Manganella, chargé de plaidoyer au CCFD-Terre Solidaire de 2010 à 2014. La raison ? « Elle est commune à toutes les ONG : la capacité de se confronter à des multinationales très puissantes qui pèsent dans les décisions politiques, rapporte-t-il. Mais expliquer, convaincre en interne fait partie de notre rôle. Et cela nous a permis d’être outillés pour l’extérieur ! »

Car le plus dur reste à venir : comment mettre au cœur de l’agenda politique la question des violations commises par les grandes entreprises et la reconnaissance des victimes dans les pays en développement ? L’idée d’un front uni de la société civile s’impose. Elle naît des réseaux dans lesquels le CCFD-Terre Solidaire est impliqué, comme le Forum citoyen pour la responsabilité sociale des entreprises [[Lieu d’échanges et d’expertise, d’expression publique et de plaidoyer sur toutes les questions relatives à la responsabilité sociale, environnementale et sociétale des entreprises, créé en 2004.]] coordonné par l’association. « On n’aurait jamais réussi sans le travail en coalition », affirme Antonio Manganella.

La thématique est portée pour la première fois comme proposition politique du CCFD-Terre Solidaire lors des élections européennes en 2009, dans une campagne plus large sur la Responsabilité sociale, environnementale et fiscale des entreprises. » [[Hold-up international, pour que l’Europe régule ses multinationales », menée conjointement avec Oxfam France-Agir.]]

2012, l’année du changement

Mais c’est en 2012 que l’ONG passe à la vitesse supérieure. Comme à chaque campagne présidentielle et législative, le CCFD-Terre Solidaire soumet une série de propositions aux partis et candidats. Le but ? « Obtenir des engagements préalables à l’élection pour pouvoir s’appuyer sur des décideurs politiques adhérant à nos propositions, et ainsi construire le plaidoyer de demain », explique Antonio Manganella

Cette année-là, la responsabilité des multinationales est inscrite comme thème phare du « Pacte pour une Terre solidaire », l’outil de campagne grand public de l’association. Le Pacte reçoit des retours positifs auprès des bénévoles, mais la thématique de la responsabilité des multinationales n’est « pas encore bien maîtrisée », se souvient Antonio Manganella. Le plaidoyer redouble alors d’efforts pour « susciter l’envie de travailler spécifiquement sur cette question » et multiplie les rencontres en région avec les bénévoles. « Cette stratégie a permis de créer un réseau de plaideurs locaux », se félicite-t-il.

Pacte en main, les bénévoles interpellent leurs élus locaux. Et ça paie : 65 parlementaires adhèrent au Pacte… dont Dominique Potier, député PS de Meurthe-et-Moselle, futur chef de file sur le « Devoir de vigilance » à l’Assemblée nationale. Danièle Auroi, députée écologiste du Puy-de-Dôme et présidente de la commission des Affaires européennes et Philippe Noguès, député PS du Morbihan, s’engageront également dans la bataille.

À cette même période, les alliances s’accélèrent entre le CCFD-Terre Solidaire et Amnesty International France et Sherpa, association de juristes. Puis avec le collectif Éthique sur l’étiquette et les Amis de la Terre pour devenir les 5 ONG motrices du devoir de vigilance.

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L’effondrement du Rana Plaza

24 avril 2013, le Rana Plaza, usine de fabrication de textile près de Dacca, capitale du Bangladesh, s’effondre et fait plus de 1 000 morts, dont une majorité d’ouvrières. On retrouve dans les ruines des marques de Auchan, Carrefour, Camaïeu. Mais ces grandes entreprises renvoient la responsabilité sur leurs fournisseurs. [[Dans le cas du Rana Plaza, Carrefour France et Carrefour Bangladesh sont juridiquement deux entreprises distinctes. La filiale ou le sous-traitant de Carrefour Bangladesh sont encore plus éloignés de Carrefour France. Il n’y a donc pas d’entité homogène contre qui se retourner.]] « Ce cas de figure dramatique est révélateur du problème juridique et politique que dénonce le CCFD-Terre Solidaire et ses alliés depuis des années », rapporte Carole Peychaud, chargée de plaidoyer à partir de 2015.

« L’idée d’une loi a émergé bien avant, rappelle Antonio Manganella, mais ce drame a été un tournant » . Car le sujet est enfin dans l’agenda médiatique, « il donne à l’opinion publique le sentiment qu’une proposition de loi est juste. Et force les politiques à réfléchir à comment répondre à ces attentes, souligne-t-il. Avant d’ajouter : « les politiques ont mal répondu en essayant de sauver les meubles. »

La société civile poursuit le lobby auprès du gouvernement, afin de trouver la ou le meneur de la loi. En vain. C’est finalement du côté des députés qu’ils trouvent le moyen de faire déposer une première proposition de loi à l’Assemblée nationale. D’abord, le 6 novembre 2013, par les groupes Écologiste et Socialiste, républicain et citoyen (SRC). Puis trois mois plus tard par le groupe Radical, républicain, démocrate et progressiste. Rejoint enfin par le groupe Gauche démocrate et républicaine, le 29 avril 2014.

Cette même année, le plaidoyer sur la thématique prend définitivement corps : « même les confédérations syndicales restées à l’écart ont rejoint la démarche », explique Antonio Manganella, comme la CFDT, CGT, CFTC, CGE-CGC et FO. « Sans elles, on ne pouvait pas gagner cette lutte », affirme-t-il. Mais c’est aussi une période où les ONG se confrontent directement aux lobbies du patronat, farouchement opposés à la loi. Le cabinet de Christiane Taubira, garde des Sceaux, le confirmera : la loi est l’une des « top priorités » de l’Association française des entreprises privées (Afep) et du Mouvement des entreprises de France (Medef) qui multiplient les rendez-vous au gouvernement pour la faire bloquer.

Un projet de loi… mais deux versions

En janvier 2015, EELV avec Danièle Auroi, passe à l’offensive. Le groupe minoritaire à l’Assemblée nationale inscrit la PPL à l’ordre du jour. L’idée : forcer le gouvernement à sortir du bois ! Bercy n’a désormais plus le choix. Sans surprise, le ministre de l’Économie de l’époque, Emmanuel Macron, freine des quatre fers. « Cette première PPL, soutenue par l’ensemble des syndicats et partis de gauche, est beaucoup plus en phase avec ce que nous souhaitions en tant qu’ONG », explique Carole Peychaud. Outre la dimension de responsabilité pénale, le nombre d’entreprises captées par la loi était alors bien plus large.

Bercy suggère un copié-collé des propositions de l’Afep. Mais la méthode est dénoncée dans les médias. Obligé de changer d’angle d’attaque, le cabinet Macron appelle finalement la majorité PS à l’Assemblée nationale à ne pas soutenir le texte, qui est renvoyé en commission.

En février, une seconde proposition de loi, dite « PPL 2 », est déposée à l’Assemblée nationale par des députés socialistes proches du gouvernement, notamment Bruno Le Roux, président du groupe socialiste, opposé au texte d’origine. Si cette version émane officiellement du Parlement, elle est en réalité « largement réécrite par Bercy », relate Mathilde Dupré, chargée de plaidoyer au CCFD-Terre Solidaire entre 2014 et 2015. Malgré une certaine frustration – le texte reformulé protège bien moins les victimes et le nombre d’entreprises concernées est en forte baisse – le gouvernement endosse pour la première fois la proposition de loi sur le devoir de vigilance.

La PPL 2 est finalement examinée en plénière et adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale le 30 mars 2015.

A lire : « La vigilance au Menu » : 5 risques humains et environnementaux à identifier par l’agro-industrie

Ping-pong parlementaire

S’ensuit une navette entre les deux chambres pendant deux ans, de mars 2015 à 2017. Les Républicains, opposés à la loi, bloquent son inscription à l’agenda. Le PS est aussi majoritairement contre. « Cette loi divise au-delà du clivage gauche-droite. Et le pouvoir du secteur privé est tel qu’aucun parti n’a de position ambitieuse », regrette Carole Peychaud. La seule option : faire inscrire la PPL 2 par le gouvernement. Mais le ministre de l’Économie n’en n’aura jamais l’intention. « Emmanuel Macron nous mettra des bâtons dans les roues jusqu’à sa démission en septembre 2016 pour monter son parti », retrace la chargée de plaidoyer.

Contre toute attente, la PPL 2 sera finalement discutée en séance publique au Sénat le 21 octobre 2015, sur demande du groupe socialiste-républicain. Rejeté sans surprise par les sénateurs, le texte, de retour à l’Assemblée, est adopté en deuxième lecture le 23 mars 2016. Durant les six mois qui suivent, les sénateurs Les Républicains bloquent toujours l’inscription de la PPL 2 à l’ordre du jour de la Chambre haute, et les sénateurs PS favorables ne sont pas assez nombreux pour peser davantage sur l’agenda : « On pensait que cette loi allait rester dans les limbes parlementaires. L’Élysée nous disait que c’était en cours, mais qu’ils ne pouvaient rien nous promettre », se souvient Carole Peychaud. Le gouvernement finit par l’inscrire à l’ordre du jour du Sénat, en seconde lecture. Et le 13 octobre 2016, la PPL 2 est adoptée par le Sénat. Mais des amendements la vident totalement de sa substance.

Changement de ton

Six mois avant la fin de la mandature, une course contre la montre s’engage pour les défenseurs de la loi. Mais le remaniement ministériel et la nomination, le 30 août 2016, de Michel Sapin à la tête du ministère de l’Économie et des Finances va jouer en leur faveur. Le ministre propose aux 5 ONG motrices, rejointes par la CFDT, un face-à face inédit avec son cabinet, arbitré par le député Potier, pour élaborer une ultime version du texte. Les rencontres se déroulent à huis-clos à l’Assemblée nationale.

Le gouvernement, en inscrivant cette loi à l’ordre du jour, « veut la faire voter et, avec elle, essayer de limiter la casse de ce mandat très critiqué », souligne Carole Peychaud. Ce rapport de force établi, le collectif se retrouve en position de tout renégocier. Le gouvernement craint que la société civile retire son soutien à une proposition de loi trop déformée.

Quant à la société civile, elle redoute que le gouvernement propose une version édulcorée. Résultat, pendant que le cabinet freine, la société civile lutte pour un texte plus contraignant. Dominique Potier insiste alors pour faire accepter les propositions du cabinet : « vous êtes trop ambitieux, irréalistes, vous allez tout faire capoter, il faut être modérés nous dit-il », relate Carole Peychaud. C’est une première étape, défend le député.

Cette dernière version commune est finalement adoptée par l’Assemblée nationale le 29 novembre 2016. Deux mois plus tard, le 1er février 2017, la proposition de loi est une énième fois rejetée au Sénat. Une motion d’irrecevabilité renvoie sans débat le texte à l’Assemblée nationale pour le vote final, programmé le mardi 21 février. La PPL sur le devoir de vigilance est définitivement adoptée le 27 mars 2017.

Si la loi française est désormais citée comme modèle dans beaucoup de pays européens, dont certains tentent de faire évoluer leur cadre législatif comme la Suisse ou l’Espagne, elle fait aussi figure d’exemple au niveau international, dans le processus actuel d’un traité à l’échelle onusienne [[Traité international contraignant sur les sociétés transnationales et autres entreprises, et les droits humains.]]. Un combat auquel contribuent le CCFD-Terre Solidaire et ses alliés. Cette loi inédite, « c’est la victoire d’une initiative « 100 % ONG » », salue Dominique Potier.

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Aller plus loin sur la loi Devoir de vigilance avec les Échos du CCFD-Terre Solidaire, une émission RCF :

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